Alors que les listes citoyennes semblent se multiplier à chaque nouveau scrutin municipal, nous avons souhaité échanger avec des candidat.es issu.es de banlieue et de villes populaires. A quelles conditions les élections municipales peuvent-elles être l’occasion de faire entendre la voix des habitants des quartiers et des classes populaires ? Les listes citoyennes peuvent-elles parvenir au pouvoir, à quelles conditions ? En quoi une prise du pouvoir local permettrait-elle de gouverner différemment ? Nous avons échangé sur ces questions avec Samy Debah – candidat à Garges-lès-Gonesse, professeur d’histoire en lycée et ancien directeur du Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF, vivement attaqué par ses adversaires pour son « communautarisme » supposé, rabattu ce faisant sur ses origines alors qu’il revendique un combat universel pour l’égalité) – et Romain Ladent et Marie Backeland, animateurs de la liste Pas sans les Amiénois, également férus d’éducation populaire au sein de la Boite sans projet, qui ont notamment soutenu de haute lutte la Table de quartier d’Etouvies1.

Une table-ronde animée par Marion Carrel et Julien Talpin.

Mouvements (M.) : Samy Debah, vous vous êtes présenté aux législatives de 2017 sur la 8e circonscription du Val d’Oise et vous briguez pour 2020 la mairie de Garges-lès-Gonesse. Du côté d’Amiens, Romain Ladent, vous avez été impliqué dans la campagne « Picardie Debout » de François Ruffin aux législatives de 2017. Avec Marie Backeland, pour qui c’est la première campagne électorale, vous lancez une liste citoyenne autonome. Comment on en arrive-t-on à monter une liste citoyenne aux municipales ? Est-ce parce que d’autres moyens de faire bouger les lignes n’ont pas marché ? Pour aller au-delà des vos engagements associatifs ? Par rejet des partis politiques ? Pour davantage de diversité, en particulier sociale et ethnoraciale, chez les élu.es ?

Romain Ladent (R.L.) : Aux législatives de 2017, François Ruffin était venu chercher des personnes de la société civile qui avaient une expérience associative forte sur la circonscription d’Amiens. Il y a un an, il m’a été confié par Picardie Debout de rassembler de nouveau la gauche avec le milieu associatif, pour une candidature aux municipales. Mais on a eu un point de rupture avec François Ruffin. Marie et moi, on est issu.es du milieu associatif, avec une expérience forte dans les quartiers populaires. On ne souhaite pas être de simples cautions de la société civile. D’où la création du collectif Pas sans les Amiénois.

Marie Backeland (M.L.) : De mon côté, je suis militante associative, je fais partie de Droit au Logement et j’ai des engagements féministes. J’ai travaillé pendant des années dans des télévisions de proximité à caractère social, après j’ai dirigé un centre social et maintenant je fais de l’éducation populaire. Quand Romain commence à bosser avec Picardie Debout pour les municipales, on est plusieurs à être séduit.es par la démarche : on anime des discussions, on va dans les quartiers. Jusqu’au moment du point de rupture, où on n’est pas d’accord sur le processus démocratique, on se rend compte qu’on n’a pas voix au chapitre. Moi je crois en des listes citoyennes avec des citoyen.nes en tête de liste, et avec éventuellement des membres de partis politiques en bout de liste. Quand on voit que ce n’est pas possible, on part. On est un collectif qui grandit de semaine en semaine, on prend plaisir à militer, c’est une belle expérience.

R.L. : Quand François Ruffin dit « il faut gagner », il est prêt à gagner avec le Parti Socialiste et Générations, ceux qu’on a connus en 2008-2014 et qui nous ont déçu à la mairie. Le deal de départ, c’était de ne pas nous allier avec le PS. Quand il a annoncé qu’il fallait gagner avec ces gens-là sur la liste, on a refusé. Et là, on nous a pris pour des amateurs, des utopistes de la gauche radicale amiénoise… Mais les positions se sont inversées, l’union de la gauche a du mal à se faire et nous, on avance. Le point de rupture, c’est le contrat initial qui n’a pas été respecté.

M. : Et à Garges-lès-Gonesse, comment le projet de monter une liste est-il arrivé ?

Samy Debah (S.D.) : J’ai vécu toute ma vie à Garges. Pendant la campagne électorale des législatives, on a commencé à discuter avec les habitant.es de la circonscription du bilan du député, François Pupponi (Parti Socialiste). On avait des critiques sur ses prises de positions vis-à-vis de la déchéance de nationalité. Il avait voté le texte et cela avait choqué les habitant.es. On discutait aussi de son action comme président de l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine. On a vu comment la ville de Sarcelles a évolué de façon dramatique sur le plan économique et social. Généralement, les candidat.es qui se présentent contre Pupponi essaient de faire un bon score au premier tour pour ensuite négocier des choses avec lui au deuxième tour : on sait par avance que c’est lui qui va gagner. A la suite de nos discussions, on se dit qu’il fallait un.e vrai.e candidat.e d’opposition. On a rencontré quelques personnes, qui ont refusé, et les regards se sont tournés vers moi. Comme j’étais président du CCIF , il fallait faire un choix. J’ai décidé de démissionner pour me présenter aux élections. On a fait la campagne des législatives, on est arrivé au deuxième tour, face à François Pupponi. J’ai perdu assez largement, puisque ça a donné du 65-35%. Mais la surprise est venue de Garges, où je suis arrivé devant lui aux deux tours ; j’ai fait plus de 55% au deuxième tour. Depuis, il utilise tous les moyens pour tenter de nuire à mon action politique et à mon image.

M. : Vos listes sont composées d’associatifs, mais aussi d’habitant.es. Comment cela se passe-t-il ? Dans Pas sans les Amiénois, le projet s’inscrit dans la suite de la Boîte sans projet, de la Table de quartier à Étouvie. Quelle est la relation entre vos engagements associatifs et votre engagement électoral ?

R.L. : La Boite sans projet a accompagné la Table de quartier sur Étouvie pendant deux ans, on a monté des mobilisations avec des habitant.es et on a sympathisé, il y a même des personnes qui ont intégré le conseil d’administration. On défend l’idée de développer des Tables de quartiers partout sur Amiens. On a aussi été très actif.ves dans le mouvement des Gilets jaunes à Amiens, on est présent.es avec les habitant.es des quartiers populaires, dans le réseau du droit au logement, les réseaux féministes, etc.

M.B. : On est un regroupement d’habitant.es. On est issu des centres sociaux donc on est connecté sur l’ensemble de la ville. Mais ce n’est pas que le monde associatif. Il y a toute sorte de gens, des gens qu’on a rencontrés sur les actions, des salarié.es, des étudiant.es.

S.D. : À Garges, globalement les personnes qui s’investissent en politique ont une expérience associative qui les a précédées. L’expérience associative vous met au contact des gens et de la réalité du terrain, que ce soit sur les questions sociales, de logement, des droits humains, les combats anti-discriminatoires, anti-sexistes, de genre, on a tous ces combats qui nous montrent la réalité de ce que vit la population. Notre choix est de faire une liste 100% société civile. Ce n’est pas une liste où il y a un parti qui apporte, comme tu le disais Romain, des « cautions société civile ». Pour ne pas reproduire ce qu’on dénonce, il faut que ce soit une liste diverse sur tous les plans, générationnel, ethnique, social… Il faut également représenter les différents quartiers de la ville.

M. : Est-ce que le fait de monter une liste aux municipales vient d’un constat de limites de l’action associative ?  Vous vous dites que pour faire entendre la voix des habitant.es des quartiers, transformer les politiques publiques, c’est en prenant le pouvoir que vous y arriverez ?

S.D. : Forcément, on se dit qu’à un moment l’action associative a des limites. On est confronté à des décisionnaires qui deviennent des barrières. Cela provoque deux réactions, soit une réaction de rejet : « c’est de la politique, je ne veux rien avoir à faire avec ces gens là ». Ou au contraire, cela peut susciter des vocations, on se dit : « ces gens ne sont pas au service de la population, on va changer ce fonctionnement ».

M.B. : On a envie d’inverser la tendance, de prendre le pouvoir. On nous fait croire qu’on n’est pas légitimes à le faire, on nous dit : « faites-nous confiance ». Et bien non, on ne vous fait plus confiance.

R.L. : Quand on est issu du milieu associatif, on a été amené à travailler avec des élu.es. Quand on voit le niveau qu’ils et elles ont, on se dit qu’on n’est pas plus mauvais.es qu’eux.elles. Pareil avec les organisations politiques de gauche, on n’a pas à rougir. On a l’expertise d’usage, du fait de vivre dans le quartier, de gérer des associations. Pourquoi les laisser continuer ? Si on est élu, on ne serait pas pire que celles et ceux qui sont aux manettes, et on serait moins méprisant.es.

M. : Concernant le rapport à la gauche, votre projet est-il présenté comme étant de gauche ?

S.D. : Moi j’ai une expérience malheureuse avec la gauche. Et les partis font l’objet d’un rejet incroyable au sein de la population. Donc je ne me présente ni de gauche, ni de droite : sans étiquette. Évidemment, mon projet est social, surtout dans une ville comme Garges, avec 41% de pauvreté, 23% de chômage, le dernier lycée du Val-d’Oise. On a beaucoup de potentialités, 48% de la population qui moins de 30 ans, mais les choix politiques ne sont pas bons, ils ne sont pas tournés vers la population. Ce qui remonte beaucoup dans les discussions, c’est le sentiment d’insécurité. En tant que professeur au lycée de Garges, je vois bien les dégâts de cette situation pour les lycéen.nes. Or l’insécurité est liée à l’échec scolaire, au chômage et à la pauvreté. On est dans le bassin de Roissy, 130 000 emplois à l’horizon 2030, allant de postes hyper qualifiés à des emplois manuels. Il faut créer les conditions pour que nos élèves réussissent sur le plan des études, leur proposer des formations qui leur donnent accès à ces emplois.

M. : Et quels rapports avez-vous avec les partis de gauche ?

S.D. : Ma relation avec la gauche est assez particulière aussi parce que j’étais face à leur représentant PS en 2017. On avait fait un accord avec les militant.es de La France Insoumise, qui consistait à soutenir celui ou celle qui passait au deuxième tour. Sauf que c’est moi qui suis passé… et ils.elles n’ont pas respecté leur deal ! On en a marre des trahisons et des divisions politiciennes : une ville comme Garges, vous avez une très nette majorité à gauche, mais c’est la droite qui est au pouvoir.

M. : Le fait qu’il n’y ait pas eu de ralliement des partis de gauche au deuxième tour derrière vous à Garges, est-ce lié à votre passé au CCIF voire à une forme d’islamophobie ?

S.D. : Je ne pense pas que soit obligatoirement lié au fait que j’ai été le président du CCIF. Je pense surtout que ces partis n’ont pas de courage politique. Concrètement, en 2017, le PCF de Garges ne s’est pas prononcé au deuxième tour. Et le PCF de Sarcelles a carrément appelé à voter F. Pupponi. Il y a des intérêts d’ordre matériel, d’ordre politique. Du côté de LFI, ils.elles étaient divisé.es, il y a une partie qui voulait me soutenir formellement et une autre qui ne voulait pas. Leur parade a été de dire que j’ai un programme de droite…

M. : À Amiens, le fonctionnement de la gauche a l’air très complexe …

M.B. : Nous on est de gauche. On s’appelle « 2020 – Amiens pas sans les Amiénois, parti citoyen de gauche ». Donc on revendique d’être de gauche.

R.L. : On s’est questionné, comme toi à Garges : est-ce qu’il faut s’annoncer de gauche ? Mais on est étiqueté de gauche, de toutes façons. On s’est aussi dit, à Amiens, ville d’origine d’Emmanuel Macron, on ne veut pas être associé à une liste citoyenne En Marche. Le problème des organisations de gauche, quelles qu’elles soient – LFI, Ensemble 80, le PS, le PC – c’est qu’elles ont délaissé le travail avec les habitant.es. Elles pensent qu’arriver quelques mois avant les élections avec une étiquette ça va leur redonner une légitimité. Mais elles ont perdu le contact avec les habitant.es. Nous, depuis qu’on s’est dissocié de tout ce magma, on est beaucoup plus indépendant, et beaucoup plus clair sur la ligne idéologique de notre programme. Ce qui nous place en position de force par rapport aux autres. On est posé au même niveau, alors qu’il y a peu, les organisations politiques nous méprisaient, François Ruffin nous disait : « faites votre liste, ça ne servira à rien ». Aujourd’hui ça a complètement changé, illes savent qu’illes ont besoin de composer avec nous. Et comme on n’est pas des naïf.ves, s’il y a une phase de négociation, on fera tout pour ne pas être utilisé.es. On est d’autant plus légitimes qu’on n’a pas attendu les élections pour travailler avec les gens…

M. : Imaginons que vous preniez le pouvoir, en quoi votre programme est-il fondamentalement différent des autres ? Et en quoi gouverneriez-vous différemment ?

M.B. : Parce qu’on est un collectif, il n’y a pas de tête de liste, tout est très démocratique. Le programme a été construit collectivement. Il y a 22 thématiques et 200 propositions concrètes ; chacun.e s’est positionné.e sur les fiches qu’il ou elle avait envie de relire, éventuellement les modifier. Ce qui peut vraiment changer les choses c’est de mettre des gens qui sont experts sur leur sujet. Si tu mets au logement quelqu’un.e qui a eu des problèmes de logement, il, elle a une certaine vision des choses. Quelqu’un.e qui a été au RSA sait ce que c’est que d’être au RSA, et il y a des vraies propositions qui émergent, qui sont différentes. Quelqu’un.e qui a vécu la galère dans la misère, il ou elle sait ce que c’est, une femme qui a été victime de violence, elle sait ce que c’est. Il faut placer des personnes qui ont une expertise de par leur vécu, aussi, ce qui n’est jamais le cas chez des élu.es traditionnel.les.

R.L. : Un truc fort et qu’on a construit collectivement, ce sont les critères pour être sur la liste.  A partir de la sociologie de la ville, de la représentation des différentes CSP, du lieu d’habitation, etc. C’est quelque chose de fort, on a beaucoup discuté des rapports de dominations, classe, race, sexe. C’est dit, c’est écrit, tout le monde est d’accord. On a aussi fixé une exigence forte : celui ou celle qui est élu.e maire et à la métropole, c’est 2000 euros d’indemnité maximum.

Et c’est surtout une question de posture. On pense vraiment que pour transformer la ville, c’est l’attitude qu’on aura avec les gens qui compte. La question du travail en commun, la vraie co-construction, les gens de la liste l’ont intégré de par leur pratique. Parce qu’on sait qu’il n’y aura pas beaucoup plus d’argent, faut pas se voiler la face, c’est structurel. Après sur les propositions concrètes, aujourd’hui, deux-trois débats ressortent très fortement à Amiens. En 2014, c’était le transport, en 2008 c’était le transport. A Amiens, il y a eu beaucoup de travaux ces dernières années, de nouveaux bus. On sait que le sujet de la gratuité des transports va être un sujet fort pour plusieurs listes. Tout le monde lance la gratuité, tout le monde dit « Dunkerque a 130 000 habitants, Amiens c’est pareil, on va faire comme à Dunkerque, la gratuité ».

M.B. : À droite comme à gauche.

R.L. : Ils et elles sont tou.tes obsédé.es par ça. Nous on dit l’objectif c’est d’aller vers une gratuité à un moment dans le mandat, mais après on va le travailler avec les gens. En attendant il faut avoir une politique tarifaire plus sociale, ce qu’il n’y a pas aujourd’hui, c’est quand même assez cher le bus. Il ne suffit pas de dire « ça va être gratuit, tout le monde va prendre le bus », nous on veut lancer une réflexion globale sur l’accessibilité des services publics dont le bus, la cantine scolaire, etc. Il y a des familles qui n’ont pas les moyens, il y a des centres de loisirs où c’est cher… des gamins qui ne partent pas en vacances. Il faut avoir une vision plus globale sur les services publics et l’accessibilité des familles les plus modestes à ces services.

M. : Une autre question importante pour les habitant.es des quartiers populaires, c’est celle des discriminations. Est-ce que rendre cette question plus centrale dans les programmes peut être un moyen de mobiliser des gens qui, sinon, ne votent pas aux élections ?

S.D. : Pour ma part, c’est évident, parce qu’eux et elles-mêmes en parlent. Il y a des discriminations socio-spatiales qui ont été démontrées dans différentes études. Quand il y a écrit Garges-Lès-Gonnesse sur le CV, je ne donne pas cher de la peau du CV. Ce à quoi il faut rajouter ParcourSup, qui est une catastrophe. Moi j’ai beaucoup d’élèves qui ont le Bac mais qui se retrouvent sans établissement pour la suite. Il existe une autre forme de discrimination liée au déficit culturel : tout le capital culturel qui permet à l’élève d’être en mesure d’affronter les études supérieures plus sereinement. La municipalité doit pouvoir apporter une réponse. Elle doit pouvoir proposer des activités permettant de développer cette culture, de façon à ce que les élèves puissent « parler le même langage » que leur prof. À Garges, le programme sur le plan culturel est très beau, très riche mais il n’est pas du tout adapté à la population, et c’est assumé comme tel ! Quand on fait la remarque aux élu.es, elles et ils le disent « oui, c’est un programme qui n’est pas fait pour les Gargeois.es ». Il vise à attirer un autre type de population, dans l’objectif de créer une mixité sociale.

Donc oui, la question des discriminations est centrale. Il faut aussi aider les plus jeunes à avoir une autre image de ce qu’ils et elles sont et de leur quartier. Ils et elles ont complètement intégrés qu’illes devaient être pauvres, en échec scolaire.  S’ils ou elles veulent se faire de l’argent, illes sont tenté.es de se faire une place dans tous les trafics qui existent dans les quartiers. C’est complètement intégré. On doit briser ce cercle vicieux pour créer un cercle vertueux de la confiance en soi, de l’acquisition de connaissance et de la culture.

M. : Avec quel rôle pour l’éducation populaire, les associations ?

S.D. : Il faut renforcer tous ces dispositifs-là, autour de projets. Une ville doit donner une feuille de route, mais elle ne doit pas s’occuper de tout. La ville de Garges a été épinglée par la chambre régionale des comptes parce que le bulletin municipal est sous-traité à un copain du maire. Alors qu’à la Muette, un quartier de la ville, un groupe de jeunes gens a monté un média local, Urban Street Reporter. Avec le peu de moyens à leur disposition, elles et ils font du très bon travail, illes se sont formés en autodidactes, illes essayent de changer l’image du quartier. Pourquoi, au lieu de faire un truc hyper institutionnel et insipide, on ne laisse pas ces jeunes gens travailler, faire, développer des compétences artistiques, être fixeur, caméraman, faire du théâtre ? Il faut les soutenir tout en restant indépendant.es, de façon à ce que demain même s’ils et elles remontent des critiques sur la ville, cela permettra de s’améliorer, de repositionner ses choix politiques.

M.B. : La question des discriminations est très importante pour notre collectif. C’est une des 22 fiches thématiques. Ça passe forcément par l’analyse de tous les rapports de domination, les rapports racisés, de classe et de sexe. C’est de là que découlent les discriminations. Et donc l’accès à la culture, au sport très bien, mais il faut aller plus loin que ça. Déjà être exemplaire en interne. Comment tu gères ta ville, les agent.es, qui a la parole, qui a le pouvoir ?

M. : Est-ce que ce n’est pas plus dur pour vous, Samy Debah, d’aborder frontalement cette question des discriminations au regard du type d’attaques dont vous faites l’objet dans la presse ? Si vous mettez trop l’accent là-dessus, est-ce que le risque n’est pas que vous renforciez ce stigmate-là, qu’on vous accuse de monter une « liste communautaire » ?

S.D. : Je suis à l’aise par rapport à ça. S’il y a une discrimination, quelle qu’elle soit, pas que l’islamophobie, j’interviendrai. J’aurai le même état d’esprit qu’avec le CCIF. Les gens voient le CCIF en tant que structure organisée, soutenue par des milliers de personnes. Mais ça c’est quinze ans après. Au début c’était compliqué, on nous fermait toutes les portes, on nous disait « changez votre discours ». On nous a proposé des budgets conséquents mais à condition qu’on change notre manière de faire, qu’on change notre discours… Si c’est pour devenir SOS Racisme, caution d’un parti politique, ce n’est pas la peine. On a choisi un créneau de lutte contre les discriminations parce que tout simplement il n’était pas pris en charge par les organisations traditionnelles.  On est très fier.es du travail qu’on a produit parce qu’on a mis le doigt sur des réalités. Et ça crée de l’autonomie, les gens se défendent et c’est magnifique parce que ce n’est pas institutionnel. Donc de la même manière, à l’échelle d’une ville, j’assumerai complètement cette démarche. C’est un combat transversal, à commencer au sein même des services de la municipalité et cette exemplarité, elle est fondamentale, parce que si elle n’est pas respectée, elle décrédibilise toute l’action.

R.L. : Nous on a déjà nommé les élu.es islamophobes à Amiens. Et on a mené une campagne contre l’un de ces élu.es. On continuera à le dénoncer si on est aux manettes. Sur la question de la police et des quartiers populaires, Pas sans les Amiénois organise un temps fort en février 2020, pour dire « Gilets Jaunes, quartiers populaires, mouvement social, aujourd’hui, on est tous victimes de violences étatiques et policières ». Parce qu’aujourd’hui à gauche, personne n’en parle. Le Parti Communiste n’en parle pas. Le Parti Socialiste, oui c’est du SOS Racisme. L’idée de la campagne qu’on va mener, c’est de remettre la question des violences systémiques subies par les habitant.es dans les quartiers populaires au cœur. On s’est beaucoup inspiré des idées de la coordination Pas sans nous sur le programme par rapport à la police. Si on est aux manettes, on demandera la mise en place d’un récépissé d’identité à chaque fois qu’il y a un contrôle. Il faut un contrôle citoyen de la police.

S.D. : C’est un dilemme, la question de la police. Parce qu’on a des policier.es qui se comportent vraiment comme des voyous. On a plusieurs vidéos tournées, avec plusieurs cas de meurtres de jeunes des quartiers. Mais en même temps, s’il n’y a pas de police, et bien on voit les quartiers sombrer, vraiment, ça devient la guerre des clans, même dans nos quartiers, dont les premières victimes sont les habitant.es. Il ne faut pas faire semblant de ne pas voir l’insécurité qu’il y a dans ces quartiers… C’est ce que je reproche aux partis de gauche. La police, c’est un service public ! Comment peut-on se battre pour tous les services publics, et pas pour le renforcement de celui-ci ? Le problème c’est que ce service public est devenu un outil de répression de l’État. Il faut des garde-fous.

M. : La question porte aussi sur la base sociale qu’on veut mobiliser ? Certain.es militant.es de gauche qui peuvent être sensibles à ces questions de discrimination, de l’islamophobie, disent : « si on en parle trop on va se couper des blanc.ches, des classes moyennes et on ne gagne pas qu’avec les quartiers ». À Amiens, vous avez l’air d’être à l’aise à ce sujet : vous avez un ancrage quartier populaire, mais en même temps vous avez effectué un travail de jonction avec les Gilets Jaunes. Alors, certes, ça peut se faire autour de la question des violences policières, mais dire que la lutte contre l’islamophobie n’est pas tout en haut des revendications des Gilets Jaunes, ce n’est pas complètement faux non plus. Comment on gère ça ?

M.B. : Tout est lié. C’est la convergence des luttes, c’est ça qu’on veut faire. Et on y arrive. Les Gilets Jaunes avec lesquel.les on travaille, c’est « Les réfractaires du 80 », ils et elles ne sont absolument pas racistes.

M. : Oui mais entre ne pas être raciste et être prêt à lutter contre l’islamophobie, il y a un pas…

M.B. : Si, ils et elles sont prêt.es à le faire. Il y a eu je pense une vraie convergence des luttes avec les Gilets Jaunes, et des débats de fond. Il y a des gens qui ont changé de position parce qu’il y a du débat qui s’est créé. La question de l’islamophobie, elle est liée à la question du féminisme, la question du voile, c’est une question fondamentalement féministe. Quand on en parle sur le fil Telegram de notre liste, il n’y a que les femmes qui interviennent. Que tu sois musulmane ou pas, peu importe, c’est une question féministe. Dès qu’il y a un comportement qui pourrait être sexiste ou raciste, autour de notre collectif, on va le bâcher tout de suite.

R.L. : La convergence se fait par l’action. On a été très présent quand un squat s’est monté à Amiens début 2019. C’était un gros coup de com pour dénoncer les problèmes d’hébergement d’urgence, il fallait mettre les gens à l’abri. Et les premier.es qui sont venu.es nous soutenir, ce sont les Gilets Jaunes. Ce sont les Gilets Jaunes qui ont dit « nous on soutient les squatteurs » et dans le squat il y avait des mineur.es non accompagné.es, des personnes en demande d’asile et des punks. Et ce sont des Gilets Jaunes qui ont fait le premier communiqué. Le PC, le PS et les autres ne l’ont pas fait. Arrêtons d’avoir peur de certains sujets qui ne seraient pas électoralistes.

M. : L’argument de François Ruffin et de LFI c’est de dire qu’il il faut parler d’inégalités, de pauvreté, mais que si on parle d’autre chose, ça divise.

M.B. : Si ça divise tant pis, on n’est pas sur un truc électoraliste où on essaye de convaincre tout le monde et d’avoir le plus de voix possibles. Si tu ne comprends pas ce qu’est le sexisme on peut t’expliquer, c’est pareil pour le racisme.  On le fait en éducation populaire, en formation, et maintenant on va le faire en campagne.

M. : Souvent les listes citoyennes ne connectent pas avec les quartiers populaires, comment vous l’expliquez ?

M.B. : Dans notre collectif il y a des gens issus des quartiers populaires. Ils et elles ont voix au chapitre comme nous, il n’y a pas de « comment les intégrer », illes sont là, intègrent le collectif au fur à mesure. On a les quartiers et les Gilets jaunes ! Un ami à moi issu d’un quartier populaire m’a dit  : « ça fait trente ans qu’il y a de la violence policière dans les quartiers ; on m’a collé contre le capot de la voiture quand j’avais 12 ans alors que j’avais rien fait ». Comme dans la chanson de Kerry James ! La banlieue elle est Gilet Jaune depuis 30 ans. Il faut réussir à faire que les gens se sentent tous légitimes dans le collectif. Ce sont des habitant.es de la ville, on ne met pas les gens dans les cases. Chez nous, il n’y a pas l’habitant.e de quartier caution, l’arabe, le ou la noir.e qui sert de caution, ça c’est ce que font les partis traditionnels.

M. : Pour revenir à la façon dont vous exerceriez le pouvoir si vous étiez élu.es, comment on fait pour ne pas devenir un.e élu.e déconnecté.e des considérations des milieux populaires ? Peut-on changer le système de l’intérieur ?

S.D. : Il faut distribuer le pouvoir. Vous savez, c’est triste mais dans la réalité des réglementations, c’est le ou la maire qui a tous les pouvoirs. Cela produit des effets de cour. Si on prétend faire autrement, il faut distribuer le pouvoir, avec de vrais budgets. Le ou la Maire est là pour arbitrer des décisions mais pas pour tout gérer. Et surtout la démocratie locale, on ne dit pas aux gens de juste voter le jour de l’élection, il faut qu’ils puissent participer à chaque décision de la ville. Et on a ça (montrant un téléphone portable), l’application pour donner son avis sur les projets, qui peut changer la donne.

M. : La démocratie participative est donc au cœur de votre programme ?

S.D. : Bien sûr. Après on sait comment ça fonctionne aujourd’hui. La mairie met ses gars pour qu’ils s’assurent qu’ils aient les retours qu’ils attendent. Je ne dis pas qu’il faut éliminer les dispositifs participatifs. Il faut les garder, parce que parfois ça marche. Il faut peut-être les repenser. Il faudrait, alors je vais peut-être revoir le nom, des référent.es de quartiers qui seront chargé.es d’être au plus près des habitante.s, taper aux portes et voir quels sont leurs besoins, leur proposer de répondre sur une fiche et ils, elles pourront, à travers une application qu’on mettra en place, donner leur avis sur des projets dans leurs quartiers ou ce qu’ils et elles souhaiteraient mettre en œuvre. Une partie du budget sera réservée à ce type de projets là.

M. : Ça ne passe pas par la discussion collective mais par une application ?

S.D. : Si, si. Les discussions collectives, elles peuvent se faire physiquement mais aussi virtuellement.

M. : Et si on prend le pouvoir, comment fait-on pour ne pas reproduire ces mécanismes d’accaparement du pouvoir une fois élu.e ?

M.B. : Moi je pense que ça passe par l’argent. Quand on dit « il ne faut pas être payé plus de 2000 euros », ça coince, même au sein de la gauche : « Ah ouais moi ça me ferait baisser mon salaire »…

M. : L’exercice du pouvoir serait donc différent si celles et ceux qui l’exercent sont elles et eux-mêmes différent.es. Mais comment faire en sorte que ce soit réellement démocratique dans le fonctionnement, ne pas retomber dans des mécanismes où les intérêts sont captés, où certain.es parlent davantage que les autres et sont en capacité de défendre leurs intérêts ?

R.L. : On pense qu’une liste ça doit être une sorte de groupe affinitaire dès le départ. Qui est capable de se recadrer. On pense que tous les gens qui sont avec nous, le fait de se connaître depuis longtemps on est prêt à se dire quand ça ne va pas. Si Marie demain est Maire de la commune et fait une connerie, je n’hésiterai pas à lui dire et inversement.

M. : Au-delà du fonctionnement interne, comment on entretient un autre rapport à la population et aux associations ?

R.L. : L’élu.e n’a pas à être présent.e quand il y a des initiatives prises par des habitant.es. Après, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rencontre, d’allers-retours.  Ce n’est pas tout le pouvoir aux habitant.es, ou tout le pouvoirs aux élu.es, c’est comment faire ensemble. Marie parle beaucoup des rapports sociaux, et bien l’élu.e se tait à un moment. Il faut former les élu.es, le personnel… Aujourd’hui les chargé.es de projet politique de la ville à Amiens sur les conseils citoyens, quand elles et ils vont observer les réunions de quartier, ils et elles parlent à la place des gens. Donc il faut transformer les pratiques des élu.es, continuer à les former.

M. : Le rapport Bacqué-Mechmache pointait que ce qui tue la démocratie dans les quartiers c’est notamment le clientélisme et les modalités de financement de la vie associative. Les associations les plus critiques se font plutôt étouffer. Comment on pourrait organiser les choses différemment à vos yeux ? Comment financer les campagnes citoyennes, et la démocratie participative derrière ?

R.L. : On l’a écrit, il faut des gardes fous du financement de toutes les associations. Il faut tendre vers des critères plus objectifs. On est ancré dans le milieu associatif, on ne veut pas reproduire le clientélisme parce qu’on connaît très bien les associations. Si on veut garantir un contre-pouvoir, ce n’est pas en faisant plaisir à nos copains et copines. Et vu qu’on a été victime de baisses de financement du fait de nos engagements associatifs, j’espère que si on est de l’autre côté on ne fera pas la même chose à ceux et celles qui sont de l’autre côté.