Les travaux de l’universitaire mexicain Luis Martínez Andrade font l’objet d’une publication française, traduction bienvenue d’un ouvrage publié en Espagnol en 2011[1]. Ce recueil regroupe cinq essais qui développent les liens entre outils critiques – en particulier la pensée décoloniale, la théologie de la libération et le marxisme – et les questions sociales et écologiques les plus actuelles. L’écriture de Martínez Andradre se distingue par sa clarté, et la présentation synthétique des théories de nombreux penseurs importants mais méconnus en France (l’Argentin Enrique Dussel, les Brésiliens Leonardo Boff et Frei Betto entre autres) n’est pas la moindre qualité de cet ouvrage. Au-delà de cet aspect didactique qui nous plonge au cœur des débats internes à la philosophie de la libération et à la théorie critique, le livre est animé d’une grande force de conviction et tend à démontrer l’énergie émancipatrice contenue dans des pensées qui ont aussi en commun de discuter avec la théologie.
Deux parties composent l’ouvrage. La première, intitulée « Entéléchies et Cathédrales », rassemble deux essais et tend à démontrer l’aspect religieux du capitalisme, système colonial intrinsèquement lié au projet hégémonique de la modernité occidentale. La seconde partie, « Utopie et Libération », s’appuie sur trois essais pour discuter la vitalité des « propositions critiques élaborées sur notre continent [l’Amérique latine] ».
Dans le premier chapitre, « Paradigmes civilisateurs et atavismes coloniaux : Pouvoirs et sciences sociales », l’auteur déploie une « déconstruction socio-historique de la forme coloniale/ moderne/ capitaliste ». Grâce aux travaux d’Enrique Dussel, Walter Mignolo, Anibal Quijano ou encore Immanuel Wallerstein, Martínez Andrade présente une synthèse convaincante de la manière dont la théorie décoloniale révise le récit de la modernité. Il s’agit de démonter une « vision unique de l’histoire » construite depuis le centre colonisateur dans une occultation de l’Autre. Depuis un point de vue revendiqué comme périphérique, la modernité se définit dès 1492 comme simultanément capitaliste et coloniale : « l’Amérique, la modernité et le capitalisme sont nés le même jour ». L’originalité de cette perspective consiste à penser la colonisation jusqu’à nos jours, grâce au concept de colonialité. La domination toujours actuelle entre centre(s) et périphérie(s) est fondamentalement raciste et stigmatise les corps en même temps que les imaginaires des colonisés. En soulignant l’eurocentrisme latent des sciences sociales, Martínez Andrade plaide avec les penseurs qu’il mobilise pour une émancipation critique de la conscience latino-américaine. Cette émancipation doit se baser sur une « ratio libertaire », qui surmonte notamment la « double-conscience » métisse, entre assimilation à l’Occident et « indianité ».
Dans un second chapitre intitulé « Le centre commercial, figure paradigmatique du discours néocolonial : Racisme et pouvoir en Amérique latine », la colonialité est détaillée dans cette « figure paradigmatique » du mall. Celui-ci illustre le « telos idéologique du paradigme civilisateur ». Il organise en effet l’uniformisation imaginaire et matérielle des existences selon une logique capitaliste et hégémonique d’unification de la planète dans la réification des relations sociales. En ce sens le centre commercial est un outil concret de négation de l’altérité et de disciplinement d’une population colonisée. De plus, ce projet se légitime de façon quasi-religieuse : « Le centre commercial est le temple de la consommation et de la marchandise, c’est le nouveau veau d’or ».
Le premier chapitre de la seconde partie – « L’éclosion prodigieuse du “Principe Espérance” : Ernst Bloch et la libération » – prolonge ces réflexions en soulignant leur parenté avec l’opus magnum du philosophe marxiste allemand Ernst Bloch. Partant de la « corporalité » de l’oppression, visible dans « la faim », Martínez Andrade en appelle avec Bloch à la « volonté de vivre », c’est-à-dire à la tension performative des opprimés vers les images-souhaits contenues en particulier dans les manifestations culturelles (« arts, utopies sociales, religions… »). Ici, « l’utopie concrète » incorporée en puissance dans les situation d’oppression doit éclater pour mettre à bas « l’utopie abstraite » de souche bourgeoise et capitaliste. Un autre point majeur de ce chapitre réside dans la défense de l’écologisme de Bloch. Enfin, l’auteur montre comment le Principe Espérance – qui accorde une considération particulière à « l’aspect utopico-critique de la religion comme subversion » – nourrit les théologiens et les philosophes de la libération dans leur résistance aux dictatures des années 1970 ou encore dans les développements contemporains d’une théologie de la libération écologiste.
Le quatrième chapitre s’intitule « La poudre du nain : Réflexions intempestives sur la philosophie contemporaine ». L’auteur interroge la relation entre théologie et projets politiques « contre hégémoniques » dans les pensées de Slavoj Žižek, Enrique Dussel et Leonardo Boff. Le premier établit une comparaison serrée entre christianisme et communisme, comparant le Christ à Marx, Paul à Lénine et Judas à Staline. Il développe un appel à « l’orthodoxie » contre la dilution et donc la neutralisation du potentiel émancipateur de l’Événement (naissance du Christ/ révolution d’Octobre). Le second tire de son exégèse biblique la définition du peuple en tant que communauté politique. En outre, à la différence de Žižek, Dussel critique « l’hellénocentrisme » et toute volonté orthodoxe. Par exemple, quand le Slovène se défie la spontanéité des mouvements sociaux, l’Argentin y voit au contraire le siège de la « volonté de vivre » populaire, source authentique d’une politique émancipatrice. Enfin, Boff concentre ses efforts théologiques récents sur une lecture non anthropocentrique de la Bible. De même qu’il plaide pour une lecture holiste du salut chrétien qui s’appliquerait à toute la création, il œuvre à la constitution d’un « nouveau pacte social » fondé sur une « éthique universelle ». À partir de ces trois cas l’auteur conclut à l’importance cruciale de la théologie dans tout projet d’émancipation.
Le dernier chapitre, « Tendances et latences de la théologie de la libération au xxie siècle », revient sur les évolutions et la postérité contemporaine de la théologie de la libération. Martínez Andrade souligne l’importance de ce courant théorique pour définir le capitalisme en tant que religion qui divinise des « faux dieux ». Cette analyse justifie le caractère théologique de la lutte anticapitaliste. L’auteur défend également l’irréductibilité de la théologie de la libération aux outils marxistes qu’elle mobilise aujourd’hui plus parcimonieusement que dans les années 1970-1980. Le développement d’une pensée écologiste et l’émergence de nouvelles figures de la lutte (les Indiens, les Noirs, les Femmes) à côté de la catégorie unique des « pauvres » participe d’une réflexion toujours vivantes sur la pensée et la praxis de l’émancipation.
[1] Luis Martínez Andrade, Religion sin redención : Contradicciones sociales y sueños despiertos en America Latina, Mexico, Ediciones de Medianoche, 2011, 188 p.