En l’absence de vaccin ou de traitement contre le Covid-19, « stay home, save lives » (restez à la maison, sauvez des vies) est devenu un mot d’ordre planétaire. Mesure préconisée dans l’urgence par les épidémiologistes, le confinement à domicile est apparu comme une réponse collective indispensable pour gagner du temps contre la pandémie : début avril 2020, la moitié de l’humanité était sommée de rester chez elle. Dans ce premier temps de la crise pandémique, les États ont plus que jamais institué le foyer comme « cellule de base de la société », l’unité sans laquelle nous ne pourrions faire face à la crise. Loin d’y mettre un terme, le temps du déconfinement progressif continue à penser le foyer comme un rempart contre la propagation du virus, comme en témoignent les injonctions à la poursuite du télétravail ou la reprise prudente de l’école. La gestion de crise est un gouvernement des familles, et par les familles, qu’il est crucial d’interroger du point de vue des sciences sociales, afin de mettre en évidence les normes sur lesquelles ce gouvernement repose et les inégalités qu’il creuse.
Des spécialistes du logement ont d’ores et déjà montré combien le confinement avait rendu visibles et accentué les inégalités en la matière, selon les territoires et les milieux sociaux1. Cependant, le « foyer » ne se limite pas aux conditions matérielles de logement ; il est aussi défini par les relations et les échanges intimes qui s’y déploient et qui en débordent.
La façon dont la matérialité des conditions de vie et l’affectivité des relations familiales s’articulent, dans l’ensemble des sociétés et les différents groupes qui les composent, a fait l’objet d’intenses débats en sociologie, en histoire, en démographie comme en anthropologie, depuis plusieurs décennies. Nous souhaitons montrer comment ces recherches en sciences sociales – dont nous ne citerons ici que quelques exemples, non exhaustifs – ont posé des jalons pour penser la famille aux temps du Covid-19, et pour saisir les enjeux des recherches à venir.
La famille est « le plus familier des objets » selon l’expression du sociologue Rémi Lenoir. Elle apparaît sous l’évidence du déjà-là, du naturel et de l’universel2. Nous défendons l’idée que pour mieux comprendre et combattre une pandémie, il est nécessaire d’interroger ce sens commun à partir des recherches en sciences sociales. Car, comme ces dernières le montrent, la famille est une construction historique, sociale, administrative, juridique, économique, religieuse, politique et scientifique3. Dans la lignée de nos travaux précédents4, notre analyse réinscrit les relations familiales dans les rapports sociaux de classe, de genre, de race, de génération, de sexualité et de dépendance qui les traversent et qu’elles façonnent en retour.
La première partie de cette analyse s’applique à déconstruire le sens commun de la famille dans l’expertise et les politiques publiques – en premier lieu la notion de ménage moyen. Le décalage entre ces idées reçues et les réalités familiales a des effets concrets sur les préconisations des épidémiologistes, l’interprétation de leurs résultats et leurs appropriations par les pouvoirs publics.
Après avoir ainsi examiné ce que la famille fait à la crise, la deuxième partie éclaire ce que la crise sanitaire fait aux familles. Elle donne à voir les facettes des relations familiales que la crise sanitaire met en jeu, et dont il conviendrait de poursuivre l’exploration scientifique.
Connaître les familles pour mieux combattre le Covid-19
Les politiques de santé publique menées à travers le monde contre la pandémie de Covid-19 se basent sur une certaine idée de la famille, inspirée de la catégorie statistique de ménage. C’est cette famille « moyenne » qui permet aux épidémiologistes d’élaborer des modèles pour combattre la propagation du virus. Mais la réalité effective des relations familiales est parfois bien éloignée de ce ménage moyen. Pour mieux comprendre les mécanismes de propagation du virus, il faut prendre en compte des disparités bien connues des chercheur∙ses en sciences sociales, mais largement ignorées dans la gestion de la crise.
Du ménage moyen…
D’un point de vue épidémiologique, l’idée du confinement à domicile préconisé en Chine en janvier et dans le reste du monde à partir de mars était simple : la limitation des contacts de chaque individu à un petit nombre de personnes – les seuls autres membres de son ménage – vise à diminuer le taux de reproduction du virus et ainsi à étaler dans le temps l’apparition de nouveaux cas (en particulier de cas graves), de manière à prévenir la saturation des systèmes de santé.
Partir de cette hypothèse pour faire face à la crise sanitaire nécessite de s’assurer de qui vit avec qui et dans quelles conditions. De fait, les modèles épidémiologiques mobilisés s’appuient généralement sur des statistiques descriptives sur la taille des ménages.
C’est le cas du modèle de l’équipe de Neil Ferguson à Imperial College, dont le neuvième rapport, publié le 16 mars 2020, a motivé la mise en place du confinement dans de nombreux pays. Ce rapport projetait l’évolution des cas en Grande-Bretagne et aux États-Unis en se fondant sur une exploitation des données du recensement, en particulier sur la composition des ménages5. Une transposition au cas français avait été présentée au gouvernement dans la semaine du 9 mars.
À première vue, les données statistiques sur la taille des ménages sont encourageantes quant à l’efficacité du confinement à domicile. Dans de nombreux pays, le nombre moyen de personnes par ménage diminue depuis plusieurs décennies. Cette tendance semble confirmer l’hypothèse de la contraction des ménages à un noyau nucléaire, qui s’est imposée depuis les travaux du sociologue français Emile Durkheim à la fin du XIXe et de l’Américain Talcott Parsons au milieu du XXe siècle6. Ainsi, en France, seulement 2,2 personnes se partageaient en moyenne le même logement en 2016. Cette moyenne est en diminution constante depuis soixante ans : elle était de de 3,1 en 1960, de 2,9 en 1975, 2,4 en 19997. Dans certains pays européens (Allemagne, Danemark, Finlande), les ménages comptent tout juste 2 personnes en 20178.
… à la variété des ménages réels
Toutefois, cet indicateur, fondé sur des moyennes nationales, masque des disparités significatives. C’est un fait bien connu de la démographie historique et de l’anthropologie : il n’y a jamais eu de famille moyenne. Dès les années 1970, des historiens et des anthropologues ont souligné que la famille nucléaire n’était ni une spécificité de la modernité occidentale ni le modèle familial exclusif de cette dernière. On retrouve des groupes domestiques restreints aux parents et aux enfants dans d’autres sociétés et, dans certaines régions d’Europe, bien avant la Révolution industrielle9. C’est notamment le cas dans les paroisses anglaises dès le XVIe siècle10. À l’inverse, dans d’autres régions, notamment au sud de l’Europe, des groupes domestiques étendus se maintiennent bien après la Révolution industrielle11.
Aujourd’hui encore, la moyenne masque une dispersion relativement importante des tailles de ménages, qui ne se distribuent pas au hasard. Dès lors, élaborer une stratégie de lutte contre une épidémie sur la base d’une moyenne peut être une fausse bonne idée.
Prenons l’exemple de la Suède. Dans ce pays, c’est explicitement au nom de la faible taille des ménages (2,1 individus en moyenne)12, et de la rareté de la cohabitation intergénérationnelle au grand âge13, qu’Anders Tegnell, épidémiologiste en chef de l’Autorité de santé publique (FHM), a préconisé un moindre confinement qu’ailleurs, notamment en gardant les écoles, les commerces, les bars et les restaurants ouverts. Les personnes âgées seraient suffisamment isolées des autres générations pour ne pas payer un lourd tribut à la pandémie si l’on maintenait la circulation des individus plus jeunes.Ce-faisant, l’Autorité de santé publique suédoise a ignoré la variété des pratiques familiales et exposé certaines populations à un risque accru de contamination. Dès la fin mars, l’association médicale des Somaliens de Suède a alerté sur la surreprésentation des individus d’origine somalienne parmi les premières personnes décédées (6 sur 15). Elle a suggéré que la coprésence de « plusieurs générations [habitant] le même appartement » était un facteur explicatif de cette exposition14. Mi-avril, l’autorité de santé suédoise a confirmé que les personnes nées en Somalie, mais aussi en Irak et Syrie, étaient nettement surreprésentées parmi les premières victimes du coronavirus15. Au même moment, des données révélaient que les quartiers les plus pauvres de Stockholm – dont trois-quarts des habitant·es sont des immigré·es ou des enfants d’immigré·es – concentraient trois fois plus de cas que le reste de la ville16. L’autorité de santé suédoise a mis en avant l’incompréhension des recommandations par des populations qui ne maîtriseraient pas le suédois ; elle a néanmoins été critiquée pour son ethnocentrisme, qui la rendrait aveugle à la diversité culturelle de la Suède17.
En France aussi, les variations territoriales de mortalité semblent corrélées avec la composition des ménages. Département le plus pauvre de l’hexagone, la Seine-Saint-Denis (93) a payé un lourd tribut à l’épidémie : la surmortalité observée entre le 1ᵉʳ mars et le 27 avril, par comparaison avec l’année précédente, y a été de 129 % (contre 90 % à Paris)18. Cette surmortalité apparaît en premier lieu comme une conséquence des conditions de logement, et en particulier du surpeuplement. Dès les années 1980, la sociologue Annie Thébaud-Mony avait identifié le taux d’occupation par pièce comme un facteur d’accélération de la contagion par la tuberculose19. En 2016 encore, 31 % de la population de ce département occupe un logement suroccupé, contre 8 % au niveau national20.
Le deuxième facteur aggravant renvoie à l’offre de soins et à l’état de santé de la population21. Dans le 93, le rapport du nombre de lits d’hôpital et de médecins généralistes en regard de la population totale du département est plus faible qu’ailleurs22. Une part plus grande de la population est exposée à des comorbidités associées aux formes graves de Covid-19.
Les conditions de travail sont elles aussi à prendre en compte : les habitant·es de Seine-Saint-Denis occupent souvent des emplois d’ouvrier·es et d’employé·es, nécessitant de sortir du domicile23, le plus souvent en transports en commun. Vivant dans une région où le virus a beaucoup circulé, ils et elles ont donc plus de risques d’être à son contact, et ce faisant de le transmettre aux autres membres de leur foyer, et particulièrement aux plus âgé∙es.
C’est ici qu’intervient le quatrième facteur de risque, relatif à la composition des ménages. En Seine-Saint-Denis, la taille moyenne des ménages est de 2,6 personnes, contre 1,9 à Paris. 12 % des ménages y comptent cinq personnes ou plus, contre 4 % de l’autre côté du périphérique. Alors que dans le Haut-Rhin (premier département touché par la pandémie), seulement 3 % des personnes de 65 ans et plus résident dans des ménages dits « complexes » (c’est-à-dire où la cohabitation s’étend au-delà d’un adulte ou couple et de ses enfants), ce taux atteint 7 % en Seine-Saint-Denis24. Cela signifie que deux fois plus de personnes âgées sont au contact quotidien de personnes qui, potentiellement, travaillent à l’extérieur, et d’enfants qui retournent progressivement à l’école.
La composition des ménages offre également une clé d’interprétation aux variations des effets du COVID-19 d’un pays à l’autre. Deux économistes de l’Université de Bonn25 ont identifié une corrélation entre le pourcentage d’individus âgés de 30 à 49 ans qui vivent avec leurs parents, et le taux de létalité de la maladie (Case Fatality Rate) en début d’épidémie. Or la part des individus de 30 à 49 ans qui vivent avec leurs parents est très variable d’un pays à l’autre : moins de 5 % en France ou en Suède, mais 10 % en Espagne, et plus de 20 % en Italie – deux pays où la crise financière de 2008 a conduit de nombreux jeunes adultes à retourner vivre chez leurs parents26. Une équipe de démographes de l’Université d’Oxford confirme ce rôle possible des structures familiales pour expliquer la différence entre l’évolution de l’épidémie en Italie et en Corée du Sud27.
Tout le monde ne vit pas à domicile
Le raisonnement épidémiologique par ménage ne pose pas seulement problème du fait de son arrimage à la moyenne ; il est aussi problématique parce que toute la population ne vit pas « en famille » dans un domicile indépendant et que, là encore, les modes de vie ne se distribuent pas au hasard. Selon le recensement mené en 2016, 1,3 million d’adultes, soit 2 % de la population française, vivent « hors ménage » dans ce que l’INSEE appelle des « communautés ». Il s’agit de résidences universitaires, de foyers de travailleur·ses, de prisons, de communautés religieuses, de casernes militaires, etc.
Ces formes collectives de logement, particulièrement propices à la propagation des épidémies, concernent des populations fragiles. Elles ont été les grandes oubliées des politiques de confinement mises en place. Ceci est d’autant plus malheureux que, comme on l’a appris depuis, le virus Sars-Cov-2 se caractérise par la faiblesse de son facteur de dispersion k : en d’autres termes, une minorité de clusters seraient responsables de la majorité des transmissions du virus28.
Les prisons, où les personnes incarcérées sont en moins bonne santé que la population générale et où la promiscuité est la règle, sont devenues des « nids d’épidémies »29. Début mai aux États-Unis, près de 70 % des détenus de l’Établissement correctionnel de Lompoc, aux Etats-Unis, soit 792 personnes, ont ainsi été testées positives, avec une multiplication de cas en quelques jours30.
Quantitativement, les maisons de retraite (dont les Ehpad) sont en France les structures de logement collectif les plus importantes, regroupant plus de la moitié des personnes vivant en « communautés » (environ 700 000)31. À la fin mai, un tiers des décès du Covid-19 comptabilisés avaient eu lieu dans les EHPAD et les établissements médico-sociaux.
Ceci renvoie à la fois à la dangerosité plus grande de la maladie pour les personnes âgées ; au fait que ces institutions ont été particulièrement propices à la transmission du virus, notamment pendant toute la période où les soignant·es n’étaient pas équipées de masques ; et aux décisions, plus ou moins explicites, de ne pas transférer certain·es pensionnaires à l’hôpital du fait d’un état de santé antérieur jugé trop mauvais. Au Québec, province la plus touchée du Canada, le décompte macabre est encore plus troublant : près des deux tiers des décès sont intervenus dans les CHLSD, équivalents des Ehpad32.
L’oubli des personnes vivant en « communauté » a des conséquences sur la dynamique de la pandémie. Début avril 2020 à Singapour, après une première vague efficacement contenue, une deuxième vague épidémique s’est formée à partir de foyers de travailleurs migrants originaires d’Inde et du Bangladesh, employés dans le bâtiment. Ces travailleurs forment près de 20 % de la population du pays. Ils vivent dans des dortoirs géants qui regroupent parfois plusieurs dizaines de milliers d’individus, dans des chambres peu ventilées d’une vingtaine de lits superposés. Ces foyers de travailleurs ont fourni les conditions idéales à la formation de clusters de la maladie33.
Tous les membres d’une famille ne vivent pas ensemble
Aux apories de la gestion de crise face aux « ménages complexes », et aux formes de vie « hors ménage », s’ajoute celle liée aux circulations entre ménages. La transmission du virus entre personnes résidant ensemble est souvent résumée sous le nom de transmission intrafamiliale. Pourtant, les deux notions ne se superposent pas : les personnes vivant sous le même toit ne sont pas toutes apparentées, et toutes les personnes apparentées ne vivent pas ensemble.
Les démographes et sociologues ont souligné dès les années 1990 les relations complexes entre famille et logement, remettant notamment en cause la pertinence de la catégorie de ménage pour comprendre l’organisation domestique34. Les chercheur∙es des grands instituts de la statistique publique ont fait l’effort de sortir du cadre des enquêtes par ménage, en s’intéressant d’une part aux relations des membres d’un ménage avec des personnes extérieures, et d’autre part à la nature exacte des relations qui unissent les membres d’un ménage35. Par exemple, la prise en charge des jeunes enfants comme des personnes âgées mobilise souvent plusieurs ménages36. Même à l’échelle nucléaire, les relations familiales débordent du cadre strict du ménage. Telle est notamment la situation des enfants dont les parents sont séparé∙es, qui circulent entre les domiciles de ces derniers.
En 2018, en France, 4 millions d’enfants vivaient au quotidien avec un·e seul·e de leurs parents37. Plus du quart de ces enfants vivaient également régulièrement chez leur autre parent, soit en résidence alternée (souvent une semaine sur deux), soit principalement chez un parent (souvent la mère) et secondairement chez l’autre parent qui bénéficiait d’un droit de visite et d’hébergement (souvent le père : classiquement, un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires). A ces enfants moins « confinés » que d’autres, il faut ajouter celles et ceux (500 000 en 2011) qui vivaient avec leurs deux parents mais avec des demi-frères et demi-sœurs, qui circulaient potentiellement entre deux foyers38.
Au début du confinement, le maintien des liens avec les deux parents a été reconnu comme une priorité publique : dès le 17 mars 2020, l’application de la résidence alternée et du droit de visite et d’hébergement des parents séparés a constitué un « motif impérieux », justifiant de déroger au confinement. Les effets de cette circulation des enfants entre des domiciles parentaux plus ou moins éloignés ont-ils été pris en compte dans la gestion de la crise ?
A-t-on d’ailleurs tenu compte de la situation des couples non-cohabitants ? Parmi les 26-65 ans, 1,8 million de personnes se déclarent « en couple avec quelqu’un qui ne vit pas dans le même logement »39. Ces personnes n’ont pas toutes cessé de se voir pendant le confinement, comme l’a montré outre-Manche le « scandale » de l’épidémiologiste Neil Ferguson, contraint à démissionner du conseil scientifique britannique suite à la révélation par les tabloïds de sa relation avec une femme d’un autre ménage40.
La circulation des individus d’un logement à l’autre pendant l’épidémie n’a pas seulement été liée à l’organisation familiale quotidienne. Le 20 mars 2020, Martin Hirsch estimait, à partir de données sur la baisse de consommation d’électricité, que 17 % des Parisien∙nes avaient déserté la capitale41. Ce chiffre renvoie à des réalités contrastées, là encore étudiées par les sciences sociales. Des travaux montrent d’abord les liens très étroits qui relient les étudiant∙es, voire les jeunes actif∙ves, à leurs parents42. Une part importante de jeunes habitant∙es de la capitale est vraisemblablement retournée en région à l’annonce du confinement. Les départs de Paris ont aussi été le fait de ménages bénéficiant d’une résidence secondaire. Toutes les familles ne sont pas égales sur ce plan. La propriété (ou l’usage) d’une résidence secondaire, plus fréquente pour des familles basées à Paris, s’inscrit fréquemment dans un patrimoine familial : la résidence secondaire peut être héritée, partagée avec des co-héritier∙es ou mise à disposition gratuitement par des membres de la famille43. Il serait intéressant de mobiliser ces travaux pour comprendre les modalités de circulation du virus sur le territoire, de la même façon que l’ont fait les spécialistes du vote pour comprendre la pratique de la procuration44.
Du ménage au réseau : un déplacement insatisfaisant
En confondant famille et ménage et en se concentrant sur les formes familiales « moyennes » ou « majoritaires », dans un sens statistique comme du point de vue de leur statut symbolique, la stratégie de lutte contre la contamination virale montre ses insuffisances et oblige à renouveler les manières de penser la famille.
Le sociologue Gianluca Manzo a attiré l’attention sur l’approche par la sociologie des réseaux : celle-ci permettrait d’identifier et de mesurer l’intensité des contacts entre les personnes, et donc d’améliorer la modélisation de l’épidémie, voire d’adapter les réglementations adoptées pour la freiner45. En considérant les relations familiales comme des relations comme les autres (amicales, de voisinage, professionnelles, etc.), l’analyse de réseau a l’intérêt de mettre l’accent sur les relations concrètes entre personnes. Cette approche est intéressante dans le sens où elle ne part pas d’un présupposé sur ce que devrait être la « famille », mais décrit a posteriori les contacts ayant eu effectivement lieu.
De fait, la notion de réseau est maintenant à la base des opérations de contact tracing qui sont apparues indispensables pour contenir l’épidémie. Cette approche présente cependant une difficulté, qui tient à l’équivalence implicite qu’elle fait entre toutes les formes de relations. Les relations familiales ou affectives ne sont précisément pas des relations « comme les autres » 46, et ceci a un effet sur la capacité à décrire le réseau de relations d’un individu. Comment faire en sorte que les individus déclarent absolument tous leurs contacts, quand on souhaite garder discrètes, voire secrètes, certaines de ces pratiques ou de ces relations ?
C’est ainsi que, début mai, un individu a été dépisté positif après s’être rendu dans plusieurs boîtes de nuit de Séoul, dont des lieux gay. Une partie des personnes présentes ne sont pas allées se faire dépister, craignant sans doute de voir révélée leur homosexualité à leur entourage, dans un contexte d’homophobie renouvelée47. Ceci a pu laisser craindre une reprise de l’épidémie, qui n’est finalement pas arrivée dans les proportions redoutées.
Nombreux sont les travaux traitant de l’inégale légitimité des relations intimes. Officialiser ces relations comporte des risques très différents de stigmatisation, voire d’exposition à des violences. L’épidémie de Sida a donné lieu à la mise en place d’une « démocratie sanitaire »48 intégrant l’enjeu de l’anonymat grâce à la participation des malades à l’élaboration des politiques de dépistage. Pour Gwen Fauchoix, ancienne vice-présidente d’Act Up-Paris, les politiques de prévention du Covid-19 doivent s’en inspirer : « Ficher les malades et contacts sans leur consentement, c’est s’exposer et inciter à des évitements de test de peur de subir des mesures discriminatoires et répressives, favorisant ainsi la persistance de chaines de contaminations invisibles, soit l’exact inverse d’une politique de santé responsable »49.
L’analyse de réseau méconnaît par ailleurs le fait que les relations entre personnes apparentées sont des relations instituées par le droit, régies par des normes et structurées par une division sociale et sexuelle du travail domestique50. Par exemple, il a été envisagé d’isoler les personnes diagnostiquées positives au Covid-19. Outre les conditions matérielles pour ce faire (possibilité inégale de chambre ou logement alternatif, hôtels déjà occupés par des familles sans autre solution sur certains territoires), cet objectif se heurte à la définition à la fois juridique et sociale des relations de parenté. Si on peut isoler facilement deux partenaires adultes, il est bien plus difficile d’éloigner une mère isolée de ses enfants mineurs ou une personne handicapée de son tuteur ou de sa tutrice.
Comme on l’ a vu, depuis plus d’un siècle, les sciences sociales ont forgé de nombreux savoirs sur la famille : ils vont de l’observation des pratiques les plus informelles et les plus quotidiennes, jusqu’à l’étude des normes les plus officielles qui les contraignent ou les légitiment. Malheureusement, ces connaissances ont été très peu mobilisées au cours de la crise sanitaire. Elles permettraient pourtant de mieux comprendre comment l’épidémie se propage, et ainsi de mieux nous protéger en évitant certainess restrictions inutiles..
Ce que la crise pandémique fait aux familles
En imposant le repli sur le foyer pour contrer la propagation du virus, le confinement a rendu plus incontournables que jamais certaines relations familiales, fondées pour l’essentiel sur la cohabitation au sein d’un même logement. La gestion de crise a renforcé certains types de relations et de pratiques familiales, mais en a affaibli voire proscrit d’autres : celles qui reposent sur les circulations entre ménages, celles qui échappent à la reconnaissance par le droit et les institutions. La définition dominante de la famille – fondée sur la conjugalité hétérosexuelle, la filiation procréative et la décohabitation entre les générations – se trouve renforcée, aggravant les inégalités qu’elle engendre et marginalisant un peu plus les formes familiales qui lui échappent.
Réinscrire les relations familiales dans les rapports sociaux de classe, de genre, de race, de génération, de sexualité et de dépendance qui les traversent permet de mieux saisir ces inégalités produites et creusées par la gestion de crise. Si ces inégalités restent largement à explorer et à analyser scientifiquement, un certain nombre de faits peuvent d’ores et déjà être éclairés par les recherches antérieures en sciences sociales : il faudra s’en saisir pour comprendre la crise actuelle et celles à venir.
Quand le droit rattrape brutalement les rapports familiaux
Les relations entre personnes apparentées sont institutionnalisées, au sens où elles sont associées à des droits et à des devoirs différenciés, régis par le droit ou des normes sociales plus ou moins contraignantes. Pendant de longues périodes de la vie familiale, la « parenté pratique », comme l’a nommée Florence Weber51, peut échapper au rappel des règles juridiques et s’organiser plutôt en fonction des ressources spécifiques des membres des familles. C’est souvent en période de crise que ressurgit le caractère juridiquement institué des relations familiales : lors d’une séparation, d’un décès et de l’organisation d’une succession, d’une mise sous tutelle ou curatelle, d’un placement en institution.
La pandémie est une de ces crises : le cadre légal et normatif des relations familiales y a surgi de façon soudaine. Parce que les libertés publiques ont été réduites, des acteurs divers, tantôt publics, tantôt privés, ont été amenés à statuer sur les contours légitimes des relations et des pratiques familiales.
Ainsi, en France, sur la route ou dans les transports en commun, les policier·ères et gendarmes ont été amenés à évaluer le « motif familial impérieux » avancé par les automobilistes et les passant·es pour justifier un déplacement dérogatoire. Les forces de l’ordre ont participé de ce fait au gouvernement des familles, et leur pouvoir ne s’est pas appliqué à toutes et tous partout et de la même façon52, selon des processus discriminatoires bien connus53. À l’entrée des magasins, au nom du principe disposant qu’une seule personne par foyer devait faire les courses, des vigiles ont refusé de faire entrer des mères accompagnées de leurs enfants. Face au tollé suscité par des témoignages largement diffusés sur les réseaux sociaux, le Défenseur des Droits a émis un communiqué pour limiter ce pouvoir discrétionnaire, en rappelant les dispositions légales54.
La question des inégales ressources pour faire valoir ses droits pendant le confinement s’est posée de façon d’autant plus aiguë que l’institution judiciaire ne fonctionnait plus comme d’ordinaire. De nombreux parents séparés ont, par exemple, été confronté·es à des dilemmes, nourrissant parfois les conflits préexistants : en cas de soupçon de maladie, ou de vulnérabilité parentale ou enfantine, en cas d’éloignement des domiciles parentaux, en cas d’asymétrie dans les activités professionnelles, fallait-il maintenir ou modifier les arrangements forgés avant la crise ? Avec la quasi-fermeture des tribunaux, beaucoup de questions n’ont pu trouver de réponse de la part du service public de la justice, qui a ainsi laissé les ex-conjoint·es régler leurs conflits entre eux, avec des possibilités très limitées d’officialiser leurs nouveaux arrangements55.
En Italie, l’article premier du décret du 26 avril 2020 instituant les modalités pratiques du déconfinement progressif, et en particulier les contours des visites autorisées, a suscité la controverse. Cet article dispose que les Italien·nes pouvaient de nouveau se déplacer pour rencontrer des congiunti, c’est-à-dire leurs « proches parents ». Jugé trop vague et propre à nourrir des interprétations diverses, ce terme a mis le feu aux poudres, au motif qu’il excluait de facto la possibilité de rendre visite aux partenaires amoureux non légitimé·es par le mariage, mais aussi aux relations amicales. Des membres des partis politiques de tous bords s’en sont offusqués, tandis que le sujet trônait en tête des tendances nationales de Twitter.
Pour tenter de lever la confusion, le gouvernement a précisé que les visites autorisées concerneraient tout autant « les parents, les proches, les conjoints, les cohabitants, mais aussi les petits amis et les relations affectives stables [affetti stabili] ». Loin de calmer la tempête politique et médiatique, cette nouvelle expression d’affetti stabili a été considérée comme tout aussi floue et discriminatoire à l’égard des couples non mariés, et plus encore des couples de même sexe. Le leader démocrate de l’opposition Matteo Renzi s’est saisi de la polémique pour déclarer : « Nous avons fait des unions civiles [ouvertes aux couples de même sexe, depuis 2016], nous croyons en la liberté, nous ne pouvons pas laisser l’État décider qui nous devons voir. »56
En France aussi, la gestion de crise a fragilisé les relations intimes qui ne s’inscrivaient pas dans un cadre juridique ou qui s’écartaient des normes sociales majoritaires. Les parents – souvent LGBT – qui n’ont pas de filiation établie avec leur(s) enfant(s)57, ont pu s’en voir privé(s), d’autant plus probablement que les déplacements étaient limités, et que leurs procédures judiciaires de reconnaissance ont pris du retard en raison du ralentissement des activités juridictionnelles. Telle a aussi été la situation des couples non-cohabitants. Pendant la période de confinement strict, impossible de se voir à l’hôtel, il était difficile de s’inviter l’un·e chez l’autre ou même de se donner rendez-vous à l’extérieur si on habitait à plus d’un kilomètre. Des relations épisodiques au polyamour, de nombreuses pratiques échappent à la conjugalité institutionnalisée : la gestion de crise a encore marginalisé ces intimités minoritaires.
Dans certains cas, on le voit, les pouvoirs publics ignorent des situations et des relations que leurs protagonistes ont voulu informelles voire officieuses. Dans beaucoup d’autres, ils sont à l’inverse amenés à statuer sur des demandes de reconnaissance ; ils délimitent alors les frontières entre les formes familiales acceptables et celles qui sont au contraire empêchées.
La situation des personnes cherchant à devenir parents par le biais de la gestation pour autrui est emblématique du pouvoir du droit et de l’État dans ce contexte de crise mondiale. En France, le recours à une femme porteuse est interdit, de sorte que des couples se rendent à l’étranger pour y avoir accès58. Un cabinet d’avocates spécialisées dans ces procédures rapporte que le 17 mai 2020, le Conseil d’État a rejeté la requête d’un de ces couples, qui demandait au ministère des Affaires Étrangères l’autorisation de se rendre en Ukraine pour chercher sa petite fille, née le 21 avril59. Au sens de la loi ukrainienne, cette femme et cet homme sont les parents de cet enfant ; et la « mère d’intention » en France espérait peut-être être reconnue comme mère légale, comme de récentes décisions de la Cour de Cassation ont pu laisser augurer. Tandis que plusieurs autres pays ont autorisé ce type de voyage, pour l’heure, ce bébé, comme une centaine d’autres, doit rester dans une pouponnière ukrainienne. Là encore, les travaux de sciences sociales sur la construction sociale de la filiation ou l’encadrement des corps, des conjugalités et des sexualités ne manquent pas pour saisir ces enjeux60.
Des économies familiales déstabilisées
Plus largement, la crise a enrayé l’économie, affective et matérielle, des échanges entre personnes apparentées non-cohabitantes. Durant la deuxième quinzaine de mars, 82 % des Français·es disent ne pas avoir vu de membres de leur famille, exception faite des membres de leur ménage61.
Les grandes cérémonies familiales n’ont pas échappé à l’interdiction des rassemblements. Sauf urgence, les mariages n’ont pu se tenir ; les funérailles ont été limitées à vingt personnes (personnel funéraire compris). Cet encadrement du rituel mortuaire, venant s’ajouter à la forte restriction des visites aux personnes en fin de vie, a été qualifié de « terrible » par le Premier Ministre lui-même, tant il complique le travail de deuil. C’est toujours au nom des précautions sanitaires que des mères ont dû vivre seules les heures précédant et suivant leur accouchement.
Les travaux sociologiques sur les rites funéraires, le mariage ou la naissance62, en s’appuyant sur une riche tradition anthropologique, ont montré l’importance de ces moments rituels dans la construction ou la reconfiguration des rôles et des relations sociales qu’ils inaugurent. Il faudra maintenant comprendre comment l’application des règles de « distanciation sociale » a pu affecter ces rites et leur efficacité.
La rupture des relations familiales a aussi perturbé des arrangements plus quotidiens. À l’annonce du confinement, une partie des personnes vivant seules avait pu rejoindre d’autres personnes de leur entourage familial ou amical : selon l’enquête COCONEL auprès d’un panel d’un millier de personnes représentatif de la population française, 13 % des Français·es de plus de 18 ans ont connu à l’occasion du confinement un changement de logement, une évolution de la composition de leur ménage ou les deux à la fois63.
D’autres sont restées seules : les premiers résultats de l’enquête « Attitudes toward Covid-19 », menée auprès d’un échantillon représentatif de la population française de 2 000 personnes en avril 2020, estiment que 23 % des répondant·es ont été confiné·es seul·es64. Cet isolement a remis en cause les arrangements pratiques qui permettent à certain∙es de vivre au quotidien. Un nombre significatif de personnes seules connaissent des situations de précarité, de handicap ou de dépendance65. Les personnes âgées de 75 ans et plus représentent près d’un quart des personnes vivant seules à domicile, et plus encore dans les territoires ruraux parfois enclavés. 70 % des allocataires de l’allocation adulte handicapée (AAH) vivent seul·es. Pour ces personnes, l’accomplissement d’actes indispensables du quotidien (faire ses courses, se faire soigner, demander de l’aide…) peut s’avérer problématique, le confinement pouvant en outre réveiller des fragilités particulières pour celles qui souffrent de troubles psychiques.
Des problématiques encore différentes se posent pour les étudiant·es venu·es de l’étranger ou d’outre-mer qui se sont retrouvé·es bloqué·es au sein des résidences étudiantes, dans des conditions matérielles parfois dramatiques66. La sociologie et l’anthropologie des familles transnationales ont montré l’inscription étroite de ces jeunes migrant∙es dans des relations économiques organisées de part et d’autre des frontières67.
Les difficultés particulières auxquelles ces jeunes adultes ont fait face s’expliquent par la perte de leurs emplois (souvent précaires et donc vulnérables à la crise économique) mais aussi par la raréfaction de l’aide financière apportée par leurs parents, qui ont souvent perdu leurs propres revenus, fondés sur l’économie informelle dans leur pays68. En sens inverse, de nombreux travailleur·ses étranger·es installé·es en France ne peuvent plus aider leur famille, parce que leurs revenus ont diminué eux aussi69. En fermant les frontières et en paupérisant les migrant·es, la crise sanitaire, devenue crise économique, a fragilisé les familles transnationales.
La rupture des liens physiques est également problématique pour les personnes vivant en institution, que ce soit les personnes âgées vivant en Ehpad, les personnes handicapées vivant en établissements médico-sociaux, les enfants placé∙es en familles d’accueil, les patient∙es en établissements psychiatriques ou encore les personnes incarcérées privées de parloir. Comme l’a relevé Christophe Capuano, durant la crise alimentaire des hospices (1941-1944) comme pendant la canicule de 2003, les personnes âgées (re)prises en charge par des parents ont eu des chances de survie supérieures à celles restées seules ou vivant en institution70.
Cette fois-ci, l’isolement des personnes a été le principal mot d’ordre. Les visites dans les Ehpad ont été interdites pendant une durée inédite. Leur éventuelle transposition numérique ne les a remplacées que très partiellement et inégalement. Cette interdiction a plongé dans le désarroi bien des familles, au point que le gouvernement a dû permettre, de manière très limitée, la reprise des visites dans les Ehpad dès la mi-avril. La surmortalité durable qui a été observée dans ces établissements a montré que ce type de restriction ne pouvait pallier le nombre insuffisant de soignant·es, ou encore leur sous-équipement en matériel de protection.
Inversement, des bouleversements sont intervenus en raison de cohabitations exceptionnelles. Tandis que les adultes dont les parents vivent dans des structures collectives ne pouvaient plus remplir leur rôle d’aidant·e, d’autres sont redevenu·es du jour au lendemain des aidant·es à temps complet, en raison de la fermeture de certains établissements ou services médico-sociaux : hôpitaux de jour, instituts-médico-éducatifs (IME), internats, services d’addictologie, etc.71. De nombreuses recherches portant sur le care et la prise en charge de la dépendance ont mis en évidence l’intensité du travail domestique et émotionnel fourni par les aidant·es, surtout des femmes, qui puisent dans des ressources socialement inégales pour faire face72. La prise en charge à temps complet des personnes dépendantes a provoqué des difficultés telles qu’elles ont obligé État et associations à organiser des « solutions de répit »73 pour les proches (constitution d’« équipes domicile » dans certains IME, coups de téléphone, interventions, etc.).
Malgré leur importante mobilisation durant la crise sanitaire, les 9 400 familles d’accueil hébergeant tout au long de l’année près de 7 000 personnes âgées et 8 000 personnes en situation de handicap n’ont pas pu bénéficier d’un tel dispositif de compensation74. Cette omission, comme celle des aides à domicile s’agissant des primes consécutives à la pandémie75, rappelle la cécité des pouvoirs publics à l’égard du travail de care. Ce dernier repose sur un partage de tâches matérielles et émotionnelles entre des apparenté·es et des professionnel·les qui sont le plus souvent, de part et d’autre, des femmes76.
Le repli sur le foyer déséquilibre encore plus les rapports de pouvoir familiaux
En assignant la famille à domicile, la gestion de crise a tendanciellement renforcé les rapports de force en son sein, faisant peser des menaces sur certain·es de ses membres. Le confinement a mis en danger celles et ceux qui, du fait de leur position dans l’ordre du genre, de la sexualité et des générations, sont dominé∙es dans l’espace du foyer.
L’analyse de réseau tend à supposer que les individus sont a priori égaux et que plus leur réseau s’étend et se densifie, plus ils sont en position dominante. Mais en matière de relations de parenté, c’est tout l’inverse. Les rôles différenciés auxquels sont assigné·es les femmes et les hommes, les enfants et les parents, les personnes handicapées ou dépendantes et celles qui ne le sont pas, rendent non-équivalentes des positions identiques dans un réseau donné.
La place centrale des femmes généralement observée dans les réseaux de parenté, en termes de contacts par exemple, correspond à leur place centrale dans les réseaux d’entraide entre personnes apparentées77. Les femmes travaillent gratuitement pour leur famille aussi bien au sein de leur ménage (elles y assument plus de deux tiers des tâches domestiques78) qu’en dehors : elles s’occupent de leurs enfants devenus adultes, de leurs frères et sœurs plus jeunes, mais aussi de leurs petits-enfants ou de leurs neveux et nièces, de leurs parents et beaux-parents. Les hommes sont plus facilement exemptés de ce travail gratuit.
Le confinement a conforté ces inégalités de genre. Les premières données disponibles79 montrent que les femmes ont assumé l’essentiel de l’augmentation du travail domestique associée au confinement (confection des trois à quatre repas quotidiens et courses associées, suivi scolaire des enfants), tout en se chargeant de la majorité du soutien affectif et matériel aux proches non-cohabitant·es.
La sociologie a montré comment, dans des temps plus ordinaires, cet investissement domestique peut conduire les mères à des sacrifices professionnels. Dès lors que les enfants nécessitent un suivi scolaire spécifique au-delà du temps et de l’espace scolaires, ce sont les mères qui adaptent leurs carrières80. Durant la crise sanitaire, elles sont sans doute plus nombreuses que les hommes à avoir dû de se mettre en arrêt plutôt qu’en télétravail, ou à avoir dû adapter leur activité professionnelle à leur situation familiale.
À l’heure du déconfinement progressif, la pression accrue mise sur la population active pour reprendre le travail accentue les besoins en matière de garde d’enfants. A partir du 1ᵉʳ mai, les parents salarié∙es en arrêt de travail pour garde d’enfant ont basculé dans le régime du chômage partiel. Depuis le 1ᵉʳ juin, cette indemnisation est sous condition d’attestation par l’école que celle-ci ne peut accueillir les enfants.
Certains parents ont les moyens de rémunérer des professionnel∙les pour garder leurs enfants. Mais dans d’autres familles, les femmes sont en première ligne pour s’occuper des enfants, en arrêt ou en télétravail si elles en ont la possibilité. Dans d’autres, enfin, les parents n’ont d’autre choix que de déléguer cette prise en charge à leur propre mère ou belle-mère pour aller travailler. Or, les grands-parents, différemment sollicité∙es selon les milieux sociaux et les proximités résidentielles81, appartiennent pour la plupart à des catégories d’âge dites vulnérables.
Les femmes sont aussi en première ligne pour gérer les difficultés budgétaires liées à la crise : dans les classes populaires, ce sont elles qui ajustent les dépenses à des budgets très contraints82. Le confinement a paupérisé les mères (en particulier isolées) des classes populaires, qui travaillent souvent dans des secteurs essentiels (soin, nettoyage, commerce alimentaire). Une des difficultés qu’elles rencontrent est liée au décalage entre la régularité des dépenses incompressibles (loyers, courses alimentaires) et l’irrégularité des revenus sociaux, souvent versés avec retard. L’aide aux familles modestes – souvent monoparentales – visant notamment à compenser le coût représenté par la fermeture des cantines, n’a été versée que le 15 mai, soit deux mois après le début du confinement.
De manière plus dramatique encore, le confinement a surexposé les femmes et les enfants aux violences patriarcales. Les signalements au numéro d’appel pour les enfants en danger (le 119) ont explosé durant le confinement : pour la semaine du 13 au 19 avril 2020, le nombre d’appels reçus était de 14 531 contre 7 674 sur la même période l’année précédente, soit une augmentation de 89 %83. Parmi les enfants, ce sont les filles, mais aussi les jeunes se déclarant homosexuel·les ou bisexuel·les84, qui ont étéont plus particulièrement exposé·es aux violences intrafamiliales.
Depuis le début du confinement, une augmentation significative des interventions des services de police ou de gendarmerie à domicile a été constatée pour des « différends familiaux » (+ 48 % entre le 16 mars et le 12 avril 202085). On sait que les femmes sont les premières victimes des violences entre partenaires intimes. L’enquête « Violences et rapports de genre », conduite par l’INED, a estimé que 285 000 femmes ont été victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur (ex-) partenaire en 201586. Le confinement a exacerbé ces violences tout en compliquant leur dénonciation : difficile d’alerter quand les sorties sont contrôlées, impossible de trouver une échappatoire (voire l’oreille attentive d’autres adultes) quand les écoles sont fermées. Associations, chercheuses et professionnel·les de la santé et du travail social ont mis en évidence l’augmentation de ces violences et la restriction des droits des femmes (dont celui d’avorter) depuis la mise en place de l’état d’urgence sanitaire. Ils et elles ont eu un rôle déterminant pour alerter les pouvoirs publics sur ces dangers, de même que pour accompagner les victimes.
La gestion de crise accroît les inégalités de classe entre les familles
La sociologie montre que les familles sont inégalement armées face à l’institution scolaire. Ceci n’empêche que, pendant le confinement, les parents de classes populaires ont été tout aussi préoccupés que les autres par la scolarité de leurs enfants87.Une étude fondée sur 30 000 réponses à un questionnaire en ligne montre que 90 % des parents répondants de classe populaire considèrent le suivi scolaire à la maison comme important (contre 84 % chez les parents enseignants) et qu’ils et elles y ont consacré beaucoup de temps (3h16 par jour en moyenne, contre 2h58 pour les parents enseignants). Il reste que les difficultés techniques d’accès aux cours en ligne, l’absence de pièce dédiée à l’étude ou de bibliothèque familiale, ont fatalement limité la portée de leurs efforts88. L’état d’urgence sanitaire n’a fait que creuser les effets sur les apprentissages scolaires des inégales conditions de vie des enfants et de leurs familles89.
La réouverture des écoles est à son tour porteuse d’inégalités sociales potentiellement fortes. En laissant très peu de temps aux établissements et aux collectivités pour organiser leur réouverture et pour informer les familles sur ses modalités, le déconfinement scolaire pourrait bien laisser de côté celles qui sont les plus éloignées de l’institution éducative, celles pour qui la restauration de la confiance se fait difficilement à distance et dans la précipitation. À Marseille comme en Avignon, la proportion d’élèves revenus en classe est ainsi plus élevée dans les quartiers et arrondissements aisés que dans ceux dits « prioritaires »90.
Le familialisme : impensé du gouvernement de la pandémie
Les réponses à la crise sanitaire doivent être pensées en ayant conscience des inégalités qui structurent les relations familiales. Comme l’écrivait justement Rémi Lenoir, nous devons rompre avec la vision du sens commun selon laquelle « la famille est une sorte de sanctuaire, lieu du “bonheur“ et du “désir“, et plus généralement de toutes les intimités et de tous les individualismes, particulièrement du retour sur soi et, plus généralement, sur la personne singulière et privée face à l’emprise élargie de l’économie capitaliste et des formes de gestion bureaucratique et étatique des rapports sociaux »91.
La famille est avant tout une institution, plus que jamais ciblée par les pouvoirs publics pour faire face à la pandémie. L’État gouverne la crise par les familles. Réciproquement, il gouverne les familles, au sens où il fixe les frontières des formes familiales convenables, où il encourage certaines pratiques familiales – épauler les enfants pour « l’école à la maison », aider les plus vulnérables sous conditions – sans toujours habiliter les acteurs et actrices ainsi placées en première ligne et tout en récusant d’autres types de relations.
Cette vision officielle de la famille est insuffisante pour faire face à la crise sanitaire, économique et sociale que nous traversons. La famille ne constitue pas toujours et en tout lieu un espace protecteur au sein duquel l’individu se trouve à l’abri des vicissitudes de la vie sociale comme du coronavirus. Elle ne prend pas non plus, toujours et partout, la forme d’un couple hétérosexuel élevant ses enfants au sein d’un même logement, si possible une maison avec jardin, indépendamment de relations avec d’autres proches. Au lieu de se fonder sur le modèle familial dominant, qui exploite certain·es de ses membres et qui marginalise ceux et celles qui y échappent, l’État devrait soutenir les efforts de toutes et tous qui souhaitent s’en émanciper.
La recherche en sciences sociales a beaucoup à apporter dans cette perspective. Pour ce faire, elle doit obtenir les moyens de surmonter les difficultés d’investigation, d’identification et de mesure des relations et des pratiques familiales, comme les moyens de communiquer ses résultats au plus grand nombre. Les difficultés à enrayer la pandémie de Covid-19 ont déjà montré, du point de vue des sciences dites « dures », les failles gravissimes d’une politique de recherche malthusienne92. Elles démontrent aussi la nécessité d’une recherche publique ambitieuse en sciences sociales. Les travaux et les débats scientifiques menés sur la santé, la prise en charge de la dépendance, le logement, les conditions de travail, l’école mais aussi le fonctionnement de la police et de la justice, les politiques publiques et la famille, s’avèrent indispensables pour construire une réponse à la crise sanitaire actuelle et aux crises à venir, en résorbant plutôt qu’en creusant les inégalités qui traversent nos sociétés.