Depuis 2005, lors de l’entrée en vigueur du premier programme national de rénovation urbaine, des habitant·es s’opposent aux projets de démolition-reconstruction qui s’imposent à elles et eux sans jamais les impliquer réellement. APPUII s’engage aux côtés des habitant·es dans les situations de projets urbains « descendants », en apportant un soutien technique et organisationnel, pour leur permettre de faire entendre leur voix. À la veille des élections municipales, l’association interpelle les candidat·es pour remettre les habitant·es au cœur des projets de rénovation urbaine.
Le 5 mars 2019, les habitant.es des bâtiments 11, 12 et 13 de la cité des Francs-Moisins à Saint-Denis (93) étaient invité.es à voter pour ou contre la démolition d’une partie des logements du bâtiment B13 dans le cadre de la rénovation urbaine du quartier pilotée par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Ce débat, co-organisé par le conseil citoyen du quartier et l’association APPUII, démarche soutenue par la mairie de Saint-Denis, a permis aux habitant.es de décider de l’avenir d’une partie de leur quartier. Résultat : 61 % de la quarantaine de participant.es (soit un peu plus de 10% des personnes concernées) ont voté pour la réhabilitation totale du bâtiment sans démolition. La proposition a été intégrée par la mairie dans le dossier remis à l’ANRU. Quelques mois plus tard, c’est au tour des habitant.es d’un des bâtiments voisins de demander la réalisation d’un référendum portant sur la démolition de leurs logements. Dans ces configurations, et celles qui suivent, le référendum apparaît comme un outil démocratique porté par les habitant.es, les conseils citoyens, et ici avec l’accompagnement de l’association Appuii. Les collectivités locales sont appelées à soutenir la démarche. Mais, suivant les enjeux locaux et financiers, souvent peu transparents, qui président aux choix de démolitions-reconstructions, ce soutien par les institutions locales s’avère plus ou moins effectif. Nous défendons dans cet article qu’étant donné le déficit démocratique dans les quartiers populaires, le potentiel délibératif et émancipateur du référendum gagnerait à être reconnu, en travaillant sur l’accompagnement technique de son organisation et la neutralité du processus.
Cette expérience, bien qu’anecdotique tant par son ampleur que par son exceptionnalité, est révélatrice des tensions inhérentes à la rénovation urbaine des quartiers populaires français. D’une part, les projets ANRU, impliquant démolitions et relogements, sont imposés aux habitant.es sans prendre en compte leur impact social, économique et environnemental. D’autre part, la multiplication des mobilisations et revendications en faveur d’une meilleure prise en compte des avis des premier.es concerné.es laisse entrevoir le dépassement des dispositifs participatifs déjà instaurés, dont les limites ont largement été démontrées. L’émergence de coalition d’acteurs locaux portant des revendications communes ouvre la possibilité d’une démocratisation des projets urbains en dépit de la résistance (passive) de l’ANRU, de certains bailleurs et élu.es. Cependant, la faible publicité de ces revendications et l’isolement des actions leur permettra-t-il de s’inviter dans les débats des prochaines élections municipales ?
La rénovation urbaine, hors du champ de la démocratie
En 2003, la loi Borloo engage l’État dans un vaste plan de rénovation des quartiers populaires, impliquant la démolition d’environ 150 000 logements sociaux. Malgré l’affichage d’une politique urbaine élaborée pour, par et avec les habitant.es, de nombreuses prises de position militantes, professionnelles et scientifiques ainsi que des enquêtes réalisées par les chercheur.ses membres d’Appuii confirment que les habitant.es des quartiers de la politique de la ville subissent1 cette politique, cela même si les conseils citoyens ont un peu changé la donne en leur conférant un droit de regard2. Bien que la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine reconnaisse le principe de co-construction des projets de rénovation urbaine, notamment à travers l’instauration des conseils citoyens et des maisons de projets, qui restent des espaces « très institutionnels […], les institutions publiques et un nombre non négligeable de municipalités rechignent à prendre en compte cette autonomie dans le processus décisionnel. Au demeurant, les conseils citoyens sont rarement pensés comme un espace de mobilisation habitante, mais davantage comme une courroie de transmission entre habitants et institutions. »3
Pour revenir à la rénovation urbaine, celle-ci est le plus vaste programme d’ingénierie civile du siècle. L’ancien et le nouveau programme national pour la rénovation urbaine ont mobilisé à eux deux 85 milliards d’euros au cours des quinze dernières années en se focalisant sur environ 500 quartiers répartis sur l’ensemble du territoire français métropolitain et des outremers. Cette politique spécifique aux quartiers prioritaires de la politique de la ville vise à renforcer la « mixité sociale », accroître la « diversification » de l’habitat et des fonctions urbaines et le « désenclavement ». Les projets prévoient la requalification des espaces publics, la réhabilitation et la résidentialisation des logements ainsi que la démolition d’une part du bâti, dans un contexte de forte demande en logement social.
Dans la cité des Francs-Moisins à Saint-Denis, le projet prévoit la démolition de 480 logements sur les 3800 logements sociaux composant la cité. Cela représente environ 10% de la totalité des logements démolis sur l’intercommunalité Plaine Commune. Seule la moitié des logements démolis seront reconstruits sur site. Les autres le seront à l’échelle de l’agglomération. Depuis 2016, une démarche de concertation a été initiée par la mairie mais la programmation exposée ci-dessus a été élaborée en préalable et en parallèle. Ces réunions sont surtout des lieux d’information sur le projet, qui n’intègrent pas, ni ne discutent véritablement les revendications des habitant.es. Notons que la démolition anticipée d’un des bâtiments n’a fait l’objet d’aucune discussion, le bailleur refusant le dialogue sans un engagement financier fort de la part de l’ANRU. Les habitant.es découvriront la démolition de leur logement une fois la convention signée. Cette situation se reproduit aux quatre coins de la France. Dans l’agglomération grenobloise, le projet de renouvellement urbain des Villeneuves prévoit la démolition de 287 logements sociaux, la réhabilitation et la résidentialisation de 2401 logements et la reconstruction de 436 logements à l’échelle métropolitaine. À Amiens, dans le quartier d’Étouvie, le projet de renouvellement urbain prévoit la démolition de 232 logements alors même que la maire d’Amiens s’était engagée publiquement à renoncer à la démolition de 80 logements dans le bâtiment B.
Avec des concertations formelles obligatoires qui ne laissent aucun espace de réflexion et de prise de décision aux résident.es concerné.es, ces projets perturbent la vie des habitant.es. Bien que le relogement soit toujours prévu, il n’est pas toujours à l’avantage des populations touchées et les éloigne toujours plus des lieux de centralité. Les réhabilitations des bâtiments impliquent fréquemment une augmentation des loyers. Une partie de ces populations, souvent dans des situations de grande précarité, se retrouve ainsi confrontée à de plus grandes difficultés et, pour les « perdants », à une vulnérabilité accrue. Si les ménages les plus mobiles avec des revenus intermédiaires peuvent y trouver des bénéfices4, c’est plus rarement le cas pour les autres. Le programme porté par l’ANRU se fait donc dans un certain nombre de cas et de quartiers au détriment de celles et ceux dont il prétend défendre les conditions de vie, mais également parfois contre la volonté des élu.es locaux.les et des bailleurs qui auraient préféré éviter certaines démolitions. Cependant, les leviers financiers sont tels qu’ils empêchent toute opposition de ces derniers alors que plane la menace de se voir privé de tout support financier pour les interventions en direction des quartiers prioritaires5.
Face à ce déni renforcé de démocratie dans les quartiers populaires (ou prioritaires)6, des habitant.es s’organisent partout en France pour faire face à ces projets, qu’il s’agisse de rénovation urbaine de logements sociaux ou de co-propriétés privées7. Ils et elles se mobilisent, interpellent, construisent et agissent pour faire valoir leurs droits et voix dans des projets dans lesquels elles et ils font souvent figures de variable d’ajustement.
Des alternatives locales existantes mais éclatées
Dans toute la France, des collectifs s’engagent pour faire valoir leur droit à participer aux décisions qui les concernent, contre les démolitions ou « juste » pour être entendus et prévenir une politique d’éviction avec ses lourdes conséquences psychologiques et sur les trajectoires de vie8. Malgré des pesanteurs de plus en plus fortes et le découragement rampant, les habitant.es s’organisent et se mobilisent.
À Saint-Denis, les habitants du quartier du Franc-Moisin ont voté pour la réhabilitation totale d’un immeuble dont une partie était initialement prévue à la démolition. En janvier 2019, le conseil citoyen Franc-Moisin, Bel-Air, Stade de France a réuni les représentant.es des pouvoirs locaux avec les locataires du bâtiment 13, afin de donner à ces dernier.ères la possibilité – absente jusqu’à présent – de s’informer sur le projet urbain prévu pour cet îlot. Au terme de la réunion, les habitant.es présent.es et le conseil citoyen ont décidé – avec le soutien technique d’Appuii – d’organiser un vote pour recueillir les avis des locataires concerné.es par le projet urbain. Une fois le périmètre du vote négocié, une campagne d’information complémentaire a été menée en direction des votant.es pour décrypter le projet. Trois réunions se sont déroulées, plans à l’appui, dans le hall des immeubles et dans les locaux d’un centre de quartier. L’une d’entre elles a permis à l’architecte chargée de coordination au niveau de l’intercommunalité d’expliciter les enjeux, tandis que Appuii avait préparé des schémas permettant d’éclairer la compréhension du plan projeté. Des scénarios alternatifs ont été également proposés et ont permis aux habitant.es de prendre position. Le référendum a ainsi porté sur le choix entre trois scénarii plutôt que sur une partition oui/non, démontrant que la dimension délibérative peut accompagner le choix démocratique de l’outil référendaire. Ces résultats ont été intégrés au projet déposé par la collectivité locale (Plaine commune et mairie de Saint Denis) à l’ANRU finançant ces opérations. Aujourd’hui, les habitant.es des autres immeubles prévus à la démolition se mobilisent et revendiquent également le droit d’être informé.es et de décider.
À Amiens, la Commission Rénovation Urbaine d’Étouvie (CRUE) s’est engagée dans l’élaboration d’un argumentaire alternatif au projet officiel. Les propositions sont centrées sur la nécessité d’une réhabilitation ambitieuse des bâtiments plutôt qu’une démolition, permettant de répondre à l’ambition de changer l’image du quartier. À défaut d’une réhabilitation totale, les démolitions pourraient être limitées afin de minimiser l’impact sur les habitant.es, mais aussi sur le pouvoir économique du quartier. Après plusieurs mois de mobilisation, les député.es Barbara Pompilli (LREM) et François Ruffin (LFI) soutiennent les habitant.es du quartier contre les démolitions non justifiées et en faveur de leur inclusion dans un processus de concertation qui s’apparente plus souvent à de simples stratégies de communication.
A Grenoble, la table de quartier de la Villeneuve, financée par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), accompagne un référendum d’initiative citoyenne pour ou contre les démolitions imposées. Le référendum porte sur tous les logements sociaux de l’Arlequin. 96 sont directement menacés. 422 pourraient l’être dans un futur proche (situés dans 5 immeubles dont l’emblématique galerie de l’Arlequin). Le référendum sera également valable en cas de projet de démolitions sur d’autres immeubles de logements sociaux de la galerie de l’Arlequin (30, 70, 140). Au terme du dépouillement des 526 votant.es (soit environ 30% de participation), dont 24 qui ne se prononcent pas. 130 personnes sont pour les démolitions (25%), 365 personnes sont contre (70%), 5 votes blancs et 2 nuls. Jusqu’à maintenant la mairie de Grenoble ne reconnait pas la démarche engagée par les citoyen.nes, arguant du fait que l’État ne reviendra pas sur le projet de démolition, bien qu’elle ait été pionnière à l’échelle nationale de la première expérience d’interpellation et de votation d’initiative citoyenne9.
Ces expériences le montrent, une partie des habitant.es concerné.es par ces opérations souhaitent participer aux décisions qui les concernent et sont capables de le faire lorsque les conditions d’un débat démocratique, ouvert, inclusif et égalitaire sont réunies. Le référendum du Franc-Moisin cristallise ainsi les espoirs d’une démocratisation de la décision et surtout de la considération donnée aux personnes « affectées » par les projets. Il montre qu’une participation descendante exclusivement fondée sur la concertation ne suffit pas à remplir ce vide démocratique et qu’une prise de décision réelle accompagnant la délibération est aussi nécessaire pour élargir les droits citoyens. Toutefois, la gouvernance des projets de rénovation urbaine ne permet souvent pas la remise en cause des projets de démolition malgré l’engagement de certains élu.es locaux.les et bailleurs, l’ANRU imposant des quotas pour l’obtention des financements. D’où la nécessité d’une campagne d’interpellation plus substantielle prenant notamment le référendum pour pivot.
La démocratisation de la rénovation urbaine, un enjeu des prochaines élections municipales ?
Depuis plusieurs années, ces initiatives tentent de se constituer en réseau. De manières plus ou moins ponctuelles et structurées, ces collectifs et associations coopèrent pour mener des actions communes. APPUII, la coordination nationale Pas Sans Nous, la confédération du DAL HLM, la fondation Abbé Pierre, les Ateliers populaires d’urbanisme de Lille ou de Grenoble, l’AITEC ainsi que de nombreux collectifs et associations de toute la France se soutiennent mutuellement dans leurs actions locales pour faire face aux projets imposés, comme ce fût le cas le 12 octobre dernier à Étouvie et du 14 au 20 octobre à la Villeneuve10.
Pour ne plus être seulement dans une démarche de résistance dans l’urgence des projets, les collectifs et l’association Appuii s’engagent depuis 2017 dans une campagne nationale d’interpellation des pouvoirs publics dans les projets urbains. Intitulée « La rénovation urbaine avec les habitants… ça commence quand ? », la première campagne interpellait le gouvernement sur la place des habitant.es dans ces projets et l’absence de ministère dédié (Ville ou Logement) susceptible de prendre en charge cette question11. Bien qu’aucune modification substantielle n’ait été observable dans ce type de projet, cette campagne a néanmoins permis de rendre publics les enjeux démocratiques de la rénovation urbaine. En 2018, la campagne s’est prolongée. Ces mêmes actrices et acteurs sont passé.es à la vitesse supérieure. Cette fois-ci, outre le fait de dénoncer l’absence de concertation, la campagne « Justice dans les projets de rénovation urbaine ! » revendique l’instauration d’outils, de dispositifs et de financement permettant véritablement l’organisation de contre-pouvoirs citoyens dans les projets urbains, directement appropriables par les élu.es locaux.les en place et en devenir12. Pour les élu.es locaux.les, cette interpellation se traduit sous forme de trois mesures complémentaires susceptibles de remettre les habitant.es au centre des projets de rénovation urbaine :
- Le référendum citoyen sur la démolition. Comme à Londres, où cette mesure vient d’être soutenue par le maire et 15 bailleurs sociaux13, tou.tes les résident.es concerné.es doivent pouvoir voter sur la (non) démolition de leurs quartiers et de leurs bâtiments d’habitation. Le référendum concernera au moins les habitant.es dont le logement est démoli ou dont les conditions de vie sont altérées par la démolition, mais le périmètre du vote sera négocié entre les porteurs et porteuses de l’initiative et la maîtrise d’ouvrage. Pour ce faire, un.e garant.e sera nommé.e et des fonds publics de droit commun devront être libérés afin d’informer les votant.es.
- Le 1% citoyenneté. Cette mesure mise en avant par Appuii s’inspire du fonds d’initiative citoyenne défendu par la coordination nationale Pas sans Nous et permettrait de doter les habitant.es des moyens nécessaires à une expertise indépendante. À l’échelle locale, ce fonds serait financé par 1% du montant hors taxe des travaux. Les collectifs concernés par les projets seraient gestionnaires des fonds, soumis au contrôle d’une commission paritaire composée des maîtrises d’ouvrage, d’habitant.es et de l’État.
- Le libre accès des habitant.es aux instances techniques et politiques des projets. La concertation, bien en amont des décisions, doit primer sur la prise de décision quitte à retarder les étapes de validation. La construction et les principaux arbitrages des projets se déroulent dans les instances techniques et politiques. Elles devront être ouvertes aux habitant.es et se tenir pour ce faire à des horaires qui favorisent leur présence. Les documents et informations attenantes devront être diffusés et accessibles à tous et toutes.
Les élu.es locaux.les peuvent intégrer ces propositions et les mettre en œuvre dans leurs institutions. Les candidat.es aux élections municipales de 2020 peuvent les intégrer à leur programme. La démocratisation des institutions est un passage obligé pour renforcer le rôle des citoyen.nes sur les décisions qui les concernent. Mais ces actions locales ne conviennent plus s’agissant des projets qui sont portés à l’échelle intercommunale et financés par l’État. Dans cette perspective, il est nécessaire de constituer des alliances intercommunales pour réellement démocratiser la vie publique locale et la construction des projets urbains. Ce n’est qu’à cette double condition d’intégration de la demande citoyenne locale et d’alliance intercommunale que les citoyen.nes disposeront réellement de pouvoir. La participation et la justice spatiale comme conditions de réalisation du droit à la ville passent donc par l’invention ou la réinvention et la consolidation de dispositifs qui, sans être imposés, devraient se déployer tout en permettant l’expression d’une expertise indépendante permettant de contrecarrer les effets anti-démocratiques de technocraties qui pensent le bien des territoires en le déconnectant du quotidien et des espoirs des résident.es. C’est tout l’enjeu du municipalisme.