Nous sommes un certain nombre à avoir suivi avec enthousiasme, avec désespoir aussi au moment de la mort de Rémi Fraisse, les occupations combatives d’espaces promis à de grands projets jugés inutiles. Ces occupations, souvent sises en milieu rural, mêlent des revendications écologiques (protection d’une zone humide, préservation d’espèces menacées, refus de la bétonisation ou du transport aérien…) à des exigences plus ancrées dans la défense d’un milieu de vie ou de travail, défense que l’on aurait tort de vouloir réduire à des formes de repli conservateur de la part de communautés dépassées par le progrès et crispées sur le passé. Autant que les mots d’ordre (du type « Ni ici ni ailleurs » ou « contre leur monde »), les modalités de leur expression sociale (ZAD, convergences de luttes où se retrouvent étudiant.e.s, anarchistes, paysan.ne.s, riverain.e.s, etc.) sont la promesse de nouvelles figures du mouvement social. Une question se présente alors à l’esprit des urbains que nous sommes : et si, cette fois, les outils et les idées directrices d’une transformation de la société s’inventaient hors des villes ? Et si la vitalité politique, prenant de multiples visages, se trouvait en rase campagne ?
Redécouvrir l’histoire et l’actualité politiques du rural
Un tel sentiment demande à être mis en perspective, car au moins deux écueils sont à éviter : l’amnésie politique et la myopie urbaine. Le premier serait naturellement d’être victimes de cette illusion qui fait voir du neuf là où il n’y a que de l’ancien. Est-il si évident que nous ayons affaire à des phénomènes nouveaux dans ces mobilisations politiques si propices à agréger les espoirs ? Notre imaginaire politique, rythmé par les grandes luttes sociales et leurs répétitions inscrites dans les villes, de Mai 68 jusqu’aux révoltes urbaines de 2005 en passant par le grand mouvement social de décembre 1995, empêcherait de voir dans le monde rural autre chose qu’un obstacle à la vitalité politique.
Une telle vision s’enracine dans une représentation de la population rurale – assimilée au seul monde paysan – à qui l’on attribue, à l’image du Marx du 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, la responsabilité des révolutions renversées. Que domine en nous l’image de villes en révolution, cela n’a rien pour surprendre, compte tenu de l’écriture de l’Histoire par des urbains, et puisque aujourd’hui plus des trois quarts des Français.es habitent en ville. Nous avons peine d’ailleurs, à part quelques noms qui flottent dans la mémoire des luttes (Larzac, Plateau des Millevaches, Plogoff…) à associer la campagne au mouvement, y voyant plutôt le lieu des replis, des frilosités, des conservatismes, voire d’un vote qui se réfugie dans l’offre politique de la droite extrême. Une telle représentation, renforcée par un discours homogénéisant sur le monde rural dans l’espace médiatique (notamment à l’occasion des analyses politiques lors des soirées électorales), masque les contrastes et les nuances ; persuadée de saisir l’essence de la ruralité, elle écrase la diversité sociale, culturelle et politique du monde rural. Pourtant des travaux déjà anciens soulignent que l’attitude politique des paysan.ne.s n’a jamais été ni unitaire ni simplement conservatrice1. Les révolutions prolétariennes elles-mêmes ont toujours associé la paysannerie, composante qui était alors bien plus nombreuse. Entre 1923 et 1926, un décompte des membres du Parti Communiste italien montrait que les paysan.ne.s étaient beaucoup plus nombreux.ses que les ouvriers et ouvrières (plus de 80%)2. Marx et Lénine ont beaucoup hésité sur cette question, la réponse n’était pas claire. Si les grands propriétaires agraires étaient clairement réactionnaires, l’énorme masse paysanne de cette époque ne l’était pas forcément.
Les choses ont bien changé depuis, au moins dans les zones fortement industrialisées et tertiarisées. Car la question reste entièrement d’actualité dans des pays tels que la Chine, l’Inde ou le Brésil, où ont lieu périodiquement d’énormes mobilisations, à l’image du Mouvement des Paysans sans Terre. En France, la proportion de paysan.ne.s a drastiquement diminué, pour chuter à moins de 4 % de la population active, et c’est une des raisons qui rendent très difficiles les comparaisons que l’on pourrait faire avec le passé. La question paysanne s’est transformée, mais se formule toujours en un pluralisme politique important. Ainsi les années 1970 ont donné naissance à certaines fractions dites « maoïstes » telles que la Gauche Ouvrière et Paysanne, où l’on pouvait trouver Alain Lipietz et Gilles Lemaire. Le succès relatif de la Confédération Paysanne le montre aussi. Ce syndicat progressiste fondé en 1987 à la suite notamment de l’influence de Bernard Lambert (1931-1984) obtient régulièrement de 20 à 30 % des suffrages. Elle a nourri des luttes sociales bien au-delà d’un corporatisme étroit, notamment grâce à son porte-parole médiatique d’alors, José Bové, et elle continue à le faire par exemple dans le collectif COPAIN à Notre-Dame-des-Landes. La lignée rurale-révolutionnaire ne s’est donc jamais éteinte mais elle évolue tout comme l’espace rural qui la désigne et qui fonde ses luttes.
C’est le deuxième écueil important auquel nous faisons face: le « rural » s’est tellement transformé que certains travaux académiques assurent que cette catégorie n’a plus grand sens, tant les modes de vie se sont unifiés. L’hinterland des villes globales étant aujourd’hui le monde, les « périphéries » rurales des pôles urbains semblent en dépendre unilatéralement. A côté de l’agro-industrie, qui ne serait qu’une usine consommant de vastes espaces, la campagne serait au mieux devenue l’une de ces aménités auxquelles les citadin.e.s désireraient avoir accès pour se reposer ainsi que l’espace de préservation de leur environnement. Symptomatiquement, la définition du rural, qui a pu pendant assez longtemps recouvrir l’espace structuré par le mode de vie paysan, est devenue difficile à établir. L’INSEE caractérise la ruralité négativement par sa relation de dépendance aux centres urbains. L’Institut de statistique la définit comme « espace » éloigné de l’emploi, où le paysage est façonné par les terres cultivées et les communes à faible concentration de population – soit 70% du territoire français. Mais une telle définition est elle-même flottante puisque depuis les années 1990, l’INSEE intègre la ruralité dans une définition plus large de l’urbain, jusqu’à en minorer le terme dans la nouvelle nomenclature de 20113 : les « aires urbaines » comprennent désormais les villes où se concentrent 10 000 emplois et plus4. Ces « aires urbaines » agrègent les communes « rurales » avoisinantes qui dépendent d’elles, pour l’emploi, à hauteur d’au moins 40% de leur population active occupée. Cette définition dominante quoique non exclusive (Pierre Pistre s’appuie ainsi dans son article sur la typologie des campagnes françaises) prétend dépasser la division urbain/rural mais en pratique, elle marginalise et homogénéise cette deuxième catégorie. Cette dominance statistique révèle surtout la domination et l’ambition politiques des grandes villes et même des petits pôles sur leurs couronnes respectives, soutenus dans cette logique de concentration par les lois d’organisation territoriale comme la toute récente loi NOTRe. Dans ce contexte, nommer un Ministère « des ruralités » ne les sauvera pas d’un aménagement au service des métropoles.
Méconnaissance du monde rural, méconnaissance de son histoire politique, voilà deux éléments qui n’étaient pas pour arrêter notre réflexion, mais qui pouvaient lui servir de socle ou de point de départ, avant de creuser la question. Pour cela, nous avons voulu interroger plus frontalement la « vitalité » politique issue de ces territoires en prenant le temps d’une fréquentation patiente, en donnant longuement la parole à celles et ceux qui agissent, se révoltent contre l’ordre existant et s’organisent en dehors des grands centres urbains – ce qui ne veut pas forcément dire contre eux.
Retour à la terre réactionnaire ou révolutionnaire ?
La réalité sociale et politique des campagnes est aujourd’hui particulièrement ambiguë, ou plutôt polymorphe. Les campagnes subissent tout à la fois le désengagement de l’Etat, le recul des services publics, la crise de l’emploi, mais sont en même temps théâtres d’expérimentations sociales et politiques. La visibilité de la crise aide justement à mobiliser les hommes et les femmes, acteurs locaux (voir l’entretien de Lucie Berthier de l’association De Fil En Réseau, sur le Plateau de Millevaches) ou nationaux (comme la Convergence nationale des services publics, qui se manifeste régulièrement à Guéret, dans la Creuse). Parfois lieux de relégation et d’exode forcé, les campagnes font aussi l’objet de véritables reconquêtes territoriales, par des personnes sans doute minoritaires – en nombre – mais qui, sur des territoires peu densément peuplés, jouent un rôle d’entraînement social et de mobilisation politique. Une petite association comme le Café-lecture associatif La Clef (dont l’un des fondateurs, Xavier Lucien, nous a accordé un entretien pour ce dossier) peut entraîner une foule d’activités secondaires, d’opérations culturelles dans des fermes, des spectacles et des ateliers sur le lieu même, à Brioude (Haute-Loire).
L’ambiguïté est aussi clairement politique. La réaction conservatrice soulignée par les cartographies politiques post-élections l’emporte-t-elle dans les espaces ruraux, ou bien assiste-t-on à une révolution sourde et d’autant plus radicale ? En effet, lorsqu’on veut saisir où se joue en pratique la critique de la société actuelle, consumériste, shootée au profit, à la concurrence et à la vitesse, on constate que beaucoup de choses donnent à penser, politiquement et socialement, dans les espaces ruraux, au point d’être en passe de renouveler notre imaginaire critique et l’envie de pratiques alternatives, pratiques qui ne sauraient se cantonner à une étiquette « retour à la terre » aux accents maurrassiens. Surtout, les alternatives rurales se diffusent bien au-delà et innervent des initiatives urbaines. C’est ainsi que Gérard et Béatrice Barras nous ont expliqué l’histoire de leur coopérative lainière Ardelaine, à Saint-Pierreville (Ardèche). Son effet d’entraînement a porté jusqu’à la création d’un atelier de confection à Valence (Drôme) au milieu des années 80, dans des quartiers populaires. L’atelier a joué le rôle d’incubateur de projets sociaux et d’éducation populaire : jardins partagés (l’un des plus grands d’Europe, avec un hectare), terrains de jeux pour enfants conçus par eux et avec eux, etc. De même, exemple, la lutte de HALEM5 pour un cadre légal pour l’habitat léger, éphémère et mobile ouvre des perspectives dans le rural mais aussi pour une urbanisation progressive et non capitalistique. De la campagne à la ville, un trajet typique pour les militant.es en milieu rural selon beaucoup de nos interlocuteurs.trices.
Vitalité politique par la reconfiguration sociale ou par l’alternative
Le dossier que nous donnons à lire comporte deux parties qui reflètent deux pans de la vitalité politique des campagnes. La première partie s’attache à décrire le contexte dans lequel prennent place des expériences alternatives, alternatives notamment au modèle agricole dominant (défendu par la FNSEA, même si ce syndicat est souvent en porte-à-faux avec de nombreux.ses adhérent.e.s de sa base et qu’en ont émergé les autres syndicats agricoles en rapport avec d’autres visions de la ruralité, comme nous le raconte Gilles Luneau) ; mais plus généralement, alternatives à une économie où le rapport à soi, aux autres et au milieu dans lequel on s’inscrit n’est que faiblement pris en compte. Ces alternatives en acte sont l’objet de la deuxième partie, y compris les alternatives de lutte et dans la lutte.
Aujourd’hui des chercheur.e.s interrogent la manière dont des « études rurales » peuvent encore être menées, alors que les approches qui les structuraient, mobilisant les ressources d’une anthropologie faisant la part belle aux concepts de « société paysanne », de « communauté » ou de « collectivité villageoise », semblent déconnectées de la réalité contemporaine. Pourtant ce constat n’invite pas à l’abandon du terme « rural », non plus qu’à l’abandon de toute description insistant sur les traits sociaux spécifiques du « monde rural » : c’est à une « sociologie de la localisation des groupes sociaux à l’échelle macro-sociale et une sociologie des espaces sociaux localisés, produits de la localisation différenciée des groupes sociaux » qu’invite Gilles Laferté à qui l’on doit ces analyses6. La ruralité, dit autrement, peut encore être appréhendée comme « morphologie sociale » spécifique quoique multiple, mais aussi comme réservoir d’« expériences » produit par un monde social aux contours spécifiques, ce qu’une sociologie des mondes ruraux (plutôt que des mondes agricoles) entend précisément mettre au jour. Dans les articles de Pierre Pistre et de Julian Mischi, ainsi que dans l’entretien que nous a accordé Georgette Zrinscak, nous revenons sur ce tableau sociologique du monde rural et nous interrogeons la pertinence de maintenir un cadre d’analyse spécifique pour la ruralité, notamment autour de certaines formes de sociabilité, mais aussi de questions centrales, comme l’accès au foncier évoqué par l’article de Stéphanie Barral et Samuel Pinaud, qui mettent sous tension ces univers sociaux7.
Si ce dossier entend explorer les compositions sociales diverses des mondes ruraux et les tensions qui les traversent – mondes où les agriculteurs.trices représentent en moyenne moins de 10% de la population, où les classes populaires et les ouvriers et ouvrières sont souvent surreprésentés – il veut aussi interroger les dimensions « militantes » qui s’y dessinent, soit sous formes d’expériences alternatives, soit sous forme de luttes.
La deuxième partie du dossier s’ouvre ainsi sur une question et une proposition : et si le rural était lieu d’émergence d’un paradigme militant ? La proposition de Pierre Gervais, dans l’article d’ouverture de cette partie, consiste à affirmer ce paradigme militant nouveau sous l’angle du « décolonial ». La suite est une succession d’expériences que nous avons voulu mettre en lumière, soit à travers des entretiens, soit sous la forme de restitutions courtes : expérience des luttes italiennes contre la ligne à grande vitesse Lyon-Turin, qui mobilisent toute la vallée de Suse, décrite par Anahita Grisoni ; de la Coopérative Ardelaine, où nous ont chaleureusement reçus Béatrice et Gérard Barras ; du Café-Lecture de Brioude (en Haute-Loire) que décrit l’un des concepteurs, Xavier Lucien ; de l’association « De fil en réseau » qui lutte pour le désenclavement via l’une de ses adhérentes, Lucie Berthier. Autant d’alternatives, qui ne sont qu’un faible aperçu de ces initiatives durables, inscrites parfois depuis plusieurs années dans le paysage social des campagnes et qui contribuent à nourrir des dynamiques politiques d’émancipation. Mais nous voulions aussi donner à voir la dimension des luttes : depuis celles, historiques, du Larzac, dont Christian Roqueyrol nous rappelle l’origine mais aussi l’actualité, jusqu’aux ZAD actuelles, dont celle de Sivens8 que les éditeurs du « Journal de la Forêt de Sivens. Sans Aucune Retenue » nous permettent de comprendre de l’intérieur, en nous autorisant à en publier de larges extraits. Enfin, l’itinéraire de Jean-Claude Balbot, au parcours de vie et militant si riche, peut se lire comme une grande synthèse du dossier.
Il est évident que chacune de ces luttes, chacune de ces expériences, auraient pu nourrir à elles seules des dossiers complets. Espérons seulement que la photographie qui se dégage de cet ensemble permette de renouveler notre imaginaire rural… et politique.
Un dossier coordonné par :
Vincent Bourdeau, Simon Cottin-Marx, Fabrice Flipo, Julienne Flory, Anahita Grisoni, Yves Jouffe, Antoine Lagneau, Antoine Le Blanc, Olivier Michel (membres du comité de rédaction de Mouvements) et avec la participation amicale de Barnabé Binctin, Stéphanie Cabantous, Eve Poulteau.
Ce numéro 84 de la revue Mouvements est le dernier qui aura été conduit sous la baguette de notre cheffe d’édition, Julienne Flory. L’économie actuelle des revues où fondent les subventions dont nous avons bénéficié ces dernières années nous oblige à nous séparer d’elle : qu’elle soit ici remerciée pour tout le travail accompli au long de 7 années riches d’échanges, de fous rires, de coups de fouet dans les dernières lignes droites.
2 Ce décompte se retrouve sous la plume de Gramsci, l’un des dirigeants du PCI, voir : A. Gramsci, « Introduction », in Ecrits politiques, Tome III, Gallimard, 1980, p. 32.
3 Voir, sur le site de l’Insee, la précision suivante : « Cette définition n’est plus en vigueur dans le nouveau zonage en aires urbaines (octobre 2011) » : http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/espace-rural.htm
4 Le seuil était de 5 000 emplois initialement, chiffre revu à la hausse en 2010, à 10 000 emplois notamment pour s’adapter aux intercommunalités existantes, puis en 2011, les plus petits pôles sont redevenus des aires urbaines mais « petites et moyennes », l’urbain s’étendant ainsi symboliquement. Voir l’évolution et la justification des zonages de l’INSEE : http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=zonages/processus_actualisation_au.htm
5 http://halemfrance.org
6 Gilles Laferté, « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés », in Sociologie, 2014/4 (Vol. 5).
7 Voir aussi le numéro de la revue Agone, « Campagnes populaires, campagne bourgeoises », N°51, mai 2013.
8 Voir le dernier numéro (N°9, septembre 2015) de la revue Z sur Toulouse et la lutte contre le barrage de Sivens : www.zite.fr.