Les activités agricoles sont de moins en moins prégnantes dans le tissu rural : auparavant organisatrices de la vie publique et politique, elles sont désormais prises en étau entre à la fois une diminution lourde de leur présence dans la population active et une image de plus en plus difficile à défendre du rôle social que jouerait l’agriculture. Face à ce constat, l’article se propose d’interroger la place des femmes dans le milieu agricole et le rôle nouveau de porte-parole qui leur a été attribué en vue de reconstruire et redorer l’image de l’agriculture. Un tel positionnement socio-professionnel ne va pas sans poser de problème : quelle est, dans une telle mission, la part de reconduction des identités féminines héritées et essentialisées ? Des formes d’émancipation parviennent-elles à se dégager dans ces expériences de porte-parolat et de valorisation de l’image de l’agriculture en général ? Eclairage à partir de l’expérience d’un groupe de développement agricole féminin en Bretagne.
A partir des années 1990, face à la mise en cause des pratiques agricoles et à la baisse tendancielle des effectifs de la profession, les groupements de développement agricole féminins, émanant des chambres d’agriculture bretonnes, s’emparent, à l’échelle des territoires ruraux, de l’image de l’agriculture en organisant une série d’événements publics à destination de leurs voisins. Dans cet article nous voudrions suggérer que cette stratégie de communication offre des ressources politiques et participe de la légitimation professionnelle des agricultrices, mais qu’elle reconduit néanmoins des qualités supposément féminines de facilitatrices, et laisse aux agricultrices la responsabilité d’assumer le coût de la revalorisation sociale de leur profession.
L’affaiblissement de l’activité agricole a des conséquences décisives sur les relations entre les agriculteurs et les autres habitants des territoires ruraux en ce que cette profession ne commande plus l’organisation sociale de la collectivité locale. Démographiquement, en Bretagne, parmi l’ensemble des professions exercées, celles qui concernent la production agricole sont certes plus représentées qu’au niveau national mais leur part dans l’ensemble des emplois bretons diminue depuis 2006[1]. Cette modification de la morphologie socio-professionnelle des campagnes a des effets lourds sur la représentation des agriculteurs dans les instances politique locales, où traditionnellement ils étaient surreprésentés[2].
Appréhender les agriculteurs dans un espace social localisé est aujourd’hui d’autant plus nécessaire que la légitimité de leurs pratiques professionnelles est débattue publiquement[3]. Ce qui est en question, c’est bien l’auto-définition du groupe professionnel via les représentations qu’il construit de lui-même et les images qu’il propose à autrui. S’impose en effet à la profession la nécessité de convaincre de l’utilité sociale de son intervention face aux accusations dont elle est l’objet, notamment en termes de pollution ou de scandales sanitaires. Ce travail de légitimation vient alors réactiver le rôle des instances de régulation professionnelle et transforme les modes d’engagement agricoles.
Afin de montrer comment l’engagement des agricultrices est orienté vers une revalorisation de l’agriculture dans l’opinion publique et locale, nous nous appuyons sur l’étude empirique des groupements féminins agricoles organisés à partir des pays, cantons ou bassins d’implantation agricole[4]. Principalement orientés vers la formation générale des agricultrices (technique, administrative, réglementaire ou juridique), les groupes d’agricultrices, organisés localement sur la base d’interconnaissance, participent activement, depuis le milieu des années 1990, à l’organisation d’actions visant à promouvoir l’image de l’agriculture à destination du « grand public ». Ces groupes appelés, groupements de valorisation agricole féminins (GVAF), héritiers des politiques de développement agricole impulsées dans les années 1960, sont aujourd’hui reconduits sous des appellations « modernisés », telles que les commissions locales agricultrices. Tout en étant proche de la chambre d’agriculture, ces groupes se positionnent sur une ligne apolitique et s’ils regroupent des agricultrices diversement syndiquées, ils sont néanmoins proches de la défense d’un modèle productiviste et conventionnel de l’agriculture.
Les représentants agricoles, élus à la chambre d’agriculture ou responsables syndicaux de la FDSEA, incitent leurs homologues professionnels à « communiquer » sur le métier. Si cet encouragement s’adresse de manière concomitante aux agriculteurs et agricultrices, il recouvre des registres de justification genrés, qui articulent étroitement le « féminin » à l’idée de « proximité ». Notre propos vise alors à interroger le « territoire » comme scène de mobilisation politique des agricultrices dans le but de redorer l’image de leur profession. En étant perçues comme les intermédiaires idéales entre un « monde agricole » et un « monde extérieur », ces dernières prennent en effet en charge localement des opérations de justification des pratiques agricoles. Ainsi, tout en reconduisant des qualités supposément féminines, cette adhésion à la figure de facilitatrice produit en retour une notoriété locale source de reconnaissance professionnelle comme militante.
Justifier l’agriculture conventionnelle : des femmes au service d’une profession « malmenée »
Le leitmotiv de la communication : un nouveau tremplin pour les groupes féminins
Dans les années 1980, les discours syndicaux agricoles portés par la FDSEA encouragent l’engagement des agricultrices à l’échelle locale dans un souci de réanimation de la vie des sections à la base[5]. Aujourd’hui, investir le local répond moins à un souci de redynamisation syndicale qu’à la nécessité de revaloriser et de légitimer la profession. La genèse de cette mutation est à imputer aux crises sanitaires et environnementales qui ont mis en doute les bonnes pratiques agricoles. De façon concomitante, l’épuisement des mobilisations d’agricultrices pour l’acquisition d’un statut juridique[6] oblige les groupes féminins à trouver de nouveaux terrains d’action. La communication devient alors l’une des thèmes privilégiés mis à leur agenda. Ces groupes vont alors s’engager dans l’organisations d’événements publics locaux, visant à justifier des « bonnes » pratiques agricoles, et à montrer le « vraie » visage d’une agriculture qui en étant conventionnelle se veut respectueuse de l’environnement. Une recension des actions menées par les agricultrices signale une institutionnalisation progressive de ces événements à caractère public. Recouvrant un large spectre d’inventivité – rando-ferme, fermes ouvertes, représentations théâtrales, élaboration de photo-vidéothèques, projections de films – ces manifestations publiques s’organisent sur la scène locales, que ce soit dans les écoles, les médiathèques et dans les exploitations elles-mêmes. Par ailleurs, les intitulés des congrès annuels ou assemblées générales regroupant les commissions féminines locales constituent autant d’occasions de rappeler cette ligne directrice : « Comment répondre aux critiques et aux reproches ? », « Comment véhiculer une image positive et plus juste de son métier au quotidien ? »[7].
Il faut également souligner que la multiplication des actions publiques en faveur de l’égalité professionnelle vient sceller l’inscription des groupes d’agricultrices dans l’espace de la cause des femmes[8]. La journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, représente ainsi un rendez-vous symbolique où les agricultrices invitent leurs voisines, indépendantes, dirigeantes d’entreprises ou libérales, à échanger. Plus récemment, la participation depuis 2006 des groupements féminins agricoles à des opérations de promotion de l’égalité professionnelle, telles que la « Biennale de l’égalité », organisée par les collectivités territoriales bretonnes, est motivée par le souhait de poursuivre cette discussion transversale sur la place des femmes dans les différents milieux professionnels : « Cela nous a permis d’aller rencontrer d’autres femmes, d’entamer des discussions et de faire tomber les a priori sur notre métier. Notamment sur la difficulté du travail et sur les statuts et rôles des femmes ».
Défendre l’agriculture : un outil de légitimation pour les nouvelles arrivantes
Entamé dès les années 1990, le cadrage des actions des groupes féminins vers les actions de promotion de la profession s’explique également par une volonté des nouvelles entrantes de répondre à des formes de déclassement professionnel. La baisse de l’homogamie chez les agriculteurs d’une part[9] et l’augmentation du nombre de femmes salariées en dehors de l’exploitation d’autre part, favorisent le décloisonnement social du monde agricole. Y compris pour celles qui s’installent, la diversité de leurs expériences professionnelles antérieures, mais également de leurs parcours d’installation, font d’elles les représentantes du « désencastrement » pratique et symbolique du monde agricole[10]. A ce titre, Baptiste Giraud a montré que les agricultrices diplômées ou qui ont eu des trajectoires professionnelles en dehors de l’agriculture, jouent un rôle déterminant dans la diversification des activités agricoles en s’engageant notamment dans la vente directe ou l’accueil à la ferme[11]. Le parcours de Nadine est emblématique de ce renouvellement agricole. Entrée tardivement dans la profession (à l’âge de 35 ans), forte d’expériences professionnelles antérieures en tant que salariée dans l’hôtellerie de luxe, puis secrétaire commerciale dans une entreprise agro-alimentaire, elle a très rapidement cherché à communiquer sur sa nouvelle profession auprès des habitants de sa commune : « Tout de suite j’ai voulu faire des choses qui rassemblent les gens donc j’ai fait des rando-fermes […] Donc après, quand je suis rentrée à la mairie, je me suis dit “comment allier la ville et la campagne”, d’ailleurs le maire quand il me présentait il disait ça “je vous présente Nadine, son objectif la ville et la campagne”. » Ce témoignage nous invite à saisir la manière dont les trajectoires professionnelles des agricultrices permettent à la profession d’absorber les techniques professionnelles d’autres secteurs comme ceux de la vente, du tourisme ou des services.
En définitive, l’engagement dans des opérations de communication à destination des ruraux constitue un moyen de répondre au déclassement professionnel généré par l’exposition des pratiques agricoles à de vives critiques[12] : « Les femmes ne se retrouvent pas dans l’image qu’on leur renvoie et ne se sentent pas valorisées ». Force est de constater que le positionnement des agricultrices au carrefour de relations sociales diversifiées les expose, plus que leurs pairs, à des interpellations, questionnements et invectives récurrents. La présidente de la commission « communication » à la chambre régionale d’agriculture insiste, à ce titre, sur ces canaux et courroies de légitimation invisibles : « les femmes sont le relai, l’interface avec la société civile, parce que souvent ce sont elles qui emmènent les enfants à l’école. Elles sont en contact avec les autres mères de catégories socioprofessionnelles différentes ».
Surgissent ainsi des sessions de formation, appuyées à la demande d’agricultrices, qui visent à « répondre sereinement aux critiques et reproches et à véhiculer une image positive et plus juste de [leur] métier » et qui participent, en cela, à la consolidation de leurs attributs professionnels (« Comment communiquer sur le métier ? », « Comment réagir par rapport aux agressions ? » ou « Mon métier, j’en parle »). Support d’une qualification reconnue et validée par des certifications, la maîtrise des instruments de communication devient alors une composante de la professionnalisation féminine.
Une proximité locale au « féminin » ?
La division genrée de l’engagement agricole
Dans le contexte agricole, la question de la « proximité » est devenue une préoccupation on ne peut plus centrale censée résoudre les conflits d’usage au sein des espaces ruraux. De manière analogue à la justification rhétorique de la démocratie locale qui laisserait une large place aux femmes, dans la mesure où elles semblent « incarner mieux que les hommes cette proximité retrouvée notamment entre élus et habitants »[13], l’idée d’un lien organique entre agricultrices et espace local fonctionne comme catalyseur de leur engagement à l’échelle des territoires qu’elles habitent. Interrogées sur leur investissement dans l’organisation de « rando-ferme », dont l’objectif est d’ouvrir les exploitations aux habitants des communes avoisinantes de manière ludique et didactique, les agricultrices réactivent nombre d’attendus normatifs associés à la féminité : « l’ouverture », « la sensibilité », « l’attention aux autres » et « la volonté de communiquer », « le besoin de transmettre ».
Cette valorisation de facultés communicationnelles féminines porte à nouveaux frais la question de la division genrée du travail militant, renouvelant par là même une bipartition associant les hommes aux coups de force médiatiques mobilisant un registre viril, et les femmes, au rôle de pacificatrices. Ainsi, les attentes organisationnelles exigent d’elles qu’elles optent pour des modes d’action plus conciliants. On se souvient, à cet égard, des manifestations d’agricultrices organisées dans les années 1980, « manifestations symboliques » répondant aux « manifestations violentes exclusivement masculines »[14]. De la même manière, les initiatives féminines peuvent servir à désamorcer les conflits locaux cristallisés autour d’enjeux agricoles. C’est le cas dans la commune de Malbec, commune de 3500 habitants, où en 2008, un projet de construction de station de traitement de lisier a soulevé de vives oppositions locales et a ainsi mis dos à dos les agriculteurs et les habitants réticents aux projets.
L’intention pacificatrice des agricultrices est alors saluée par la présidente des groupes de développement du Finistère : « Ça avait vraiment fait une scission dans la commune, ça a été très loin. Y’avait des agricultrices qui étaient vraiment très très mal, y’a eu des scissions dans les familles. Et aujourd’hui c’est une commune qu’est en train de faire un boulot, surtout les agricultrices en ont fait énormément, énormément de travail pour faire avancer les choses et aujourd’hui sur Malbec il y a une vraie concertation avec le monde agricole qui se fait, alors qu’il y avait un vrai fossé, c’était même plus un fossé c’était vraiment un gouffre, presque une bataille rangée je veux dire. » Une grille d’explication est également à rechercher du côté des socialisations politique et religieuse de ces femmes, plus à même de valoriser le rôle « civique » de leur action et un mode d’exercice militant « raisonnable ». De la même façon, l’édition de la rando-ferme organisée sur la commune de Plogoudin en 2008 par quelques agricultrices d’une même zone de bassin versant[15], avait pour objectif d’aller à la rencontre des riverains, de souligner les efforts environnementaux réalisés par la profession, et dénoncer, en creux, les impositions réglementaires jugées trop drastiques quant à la protection de l’eau. Cette opération de communication fait en effet suite à un conflit survenu en juillet 2007 avec la Préfecture lorsque face au durcissement de réglementation concernant les règles de fertilisation, les agriculteurs ont publiquement manifesté leur refus de coopérer.
Cette nouvelle responsabilité « communicationnelle » suppose la maîtrise de qualités oratoires visant à désamorcer les critiques des « adversaires ». Néanmoins, l’observation des formations professionnelles centrées sur la communication et dispensées aux agricultrices mobilisent un registre individualiste et psychologisant, les encourageant à une démarche introspective : « Mieux se connaitre et mieux s’ouvrir aux autres », « Mieux se connaitre pour mieux communiquer », « Valoriser son image pour gagner en confiance ». Sans être exhaustive cette énumération d’intitulés de formation substitue une responsabilité professionnelle, donc collective, à une responsabilité individuelle, incarnée dans la maîtrise de ses émotions, le détachement et la confiance en soi.
Investir ses « qualités » féminines dans l’engagement professionnel
Si la présomption de qualités jugées féminines segmente l’engagement agricole entre hommes et femmes, elle conditionne également le contenu des formes de mobilisation. Certains auteurs suggèrent que l’univers associatif « offre la possibilité d’un engagement à la lisière entre sphère privée et sphère publique, pour des causes qui prolongent les rôles traditionnels des femmes dans l’espace domestique »[16]. L’écoute, la patience et le dévouement féminins sont ici d’autant plus valorisés que ces actions supposent un lien direct avec des publics. Depuis 2000, des agricultrices du Finistère participent au festival de l’élevage où elles réalisent des animations pour les enfants, justifiant leur compétence dans ce domaine par leur position maternelle : « les femmes sont souvent mères, elles ont donc le sens de la pédagogie ». De même, c’est en raison de leur expérience quotidienne à cheval entre espace domestique et professionnel que l’on peut expliquer l’engouement des agricultrices pour les opérations d’aménagement bocager et paysager sur les exploitations. Cet enthousiasme pour l’embellissement des fermes ne vise pas seulement à améliorer l’esthétique et l’organisation de son quotidien de travail, mais poursuit l’objectif de « donner une image positive de l’agriculture » en offrant « la preuve de la sensibilisation des agriculteurs à la notion d’environnement ». Dans cette optique, lier les pratiques professionnelles aux formes d’engagement suppose de conclure que les premières façonnent les secondes et inversement.
Prenant la forme d’un rallye, la rando-ferme est une forme de balade champêtre débouchant sur la visite d’une exploitation. Munis d’un questionnaire, les participants sillonnent les chemins de randonnés pédestres à la recherche d’indices, et poursuivent leur parcours autour d’ateliers organisés sur une exploitation agricole. Puisqu’il s’agit le plus souvent d’une exploitation laitière, on y présente tous les cycles de la production : de la semence de l’épi de blé et du grain de mais à la traite des vaches. Des panneaux d’information, de même que des ateliers ludiques pour les enfants, retracent et expliquent les grands principes organisateurs de la filière : volume de production, transformation du produit brut, fonctionnement des laiteries. C’est ainsi toute la chaîne productive, du produit brut jusqu’à son intégration à l’agro-industrie qui est expliquée par la voix de producteur-trice-s se mettant en scène sur leur lieu de travail.
Evénements rassembleurs s’il en est, les « rando-fermes » comportent tous les ingrédients d’une localité mythifiée, terroir rejoué notamment au travers de savoir-faire féminins. En effet, la recherche de la convivialité étant le maître-mot de ces balades champêtres, les agricultrices s’investissent pleinement dans le découpage de feuilles de coloriage pour enfants, la recherche de lot pour les vainqueurs du quizz, la décoration de l’exploitation et la préparation du déjeuner à base de produits locaux. Cette image folklorisée de l’agricultrice est d’ailleurs largement reprise dans l’article du journal local annonçant l’une de ces manifestations : « Elles sont mères de famille, grand-mères, productrices laitières, amies, et se connaissent depuis trois ans. Aussi, elles feront déguster à cette occasion des crêpes maison, du jus de pomme de leurs vergers et du lait de leurs fermes à tous les participants »[17].
« Prendre des places » localement : des agricultrices multi-engagées
Dans un contexte de baisse tendancielle des effectifs de la population agricole et notamment féminins, les agricultrices se saisissent de cette opportunité discursive pour légitimer leur place professionnelle. En mettant en avant un registre de la complémentarité des sexes, elles insistent sur la « plus-value féminine » qui contribue à l’attractivité du métier dans son ensemble : « De 20.000, le nombre d’agriculteurs a chuté à 13.000 cette année sur le département[18]. L’hémorragie devrait se poursuivre, à moins que le salut ne vienne des femmes. Epouses travaillant à l’extérieur ou bien sur l’exploitation, elles se démènent aussi en dehors de la ferme pour redorer l’image d’une profession ternie par les crises. L’agricultrice est l’avenir de l’agriculteur ». En présupposant qu’une « agriculture sans femme c’est un territoire qui se meurt », elles mettent en garde contre la possibilité de leur exclusion qui ferait peser une menace sur la ruralité toute entière : « Lorsqu’il n’y a plus de femmes en milieu rural, c’est la spirale de la désertification qui s’installe et comme le vide appelle le vide, plus personne n’a envie d’y vivre ». Le bien-vivre à la campagne reposerait donc sur le degré d’implication des agricultrices soucieuses « rendre et maintenir les campagnes vivantes, humaines et accueillantes ». En cela, en servant le territoire, les agricultrices servent leur cause.
Les scènes locales où les différents usages de l’espace rural ont toujours été discutés, notamment les conseils municipaux, sont également des arènes d’investissement auxquelles les agricultrices sont encouragées à participer. Elles sont invitées à y prendre leur place et le parcours exemplaire des quelques-unes qui s’y sont déjà essayées, est largement valorisé dans les tribunes des forums départementaux d’agricultrices qui portent sur le sujet : « Citoyenne : mon rôle dans le milieu rural » « Femmes, agricultrices et citoyennes ». A l’image du mouvement des Familles Rurales étudié par Caroline Helfter[19], les agricultrices revendiquent à partir d’un espace de mobilisations féminin, et a priori peu revendicatif, des places dans les instances politiques locales. Cette nouvelle définition de l’agricultrice communicante contribue ainsi à transformer des marqueurs symboliques du genre en ressources politiques[20]. Angélique, agricultrice à Malbec, commune précédemment citée, en se prévalant du dynamisme avec lequel elle s’est impliquée dans l’organisation de la « rando-ferme » a acquis une notoriété et une respectabilité tant de la part de ses collègues que du pouvoir municipal en place : « Ça faisait 13 ans qu’il y avait pas d’agriculteurs au niveau municipal, donc c’est moi qui faisait le lien avec la municipalité quoi. Pour calmer aussi un peu le jeu, bon entre les hommes, les hommes sont un peu plus virulents des fois, à vouloir tout casser, une femme ça temporise un peu [rires]. » Au final, apparaissent des figures agricoles féminines, qui, par le biais d’actions récurrentes et rassembleuses, se sont imposées sur la scène politique locale en devenant in fine détentrices d’un « capital social de proximité »[21], alors même qu’elles n’étaient pas nécessairement issues de la commune.
Il faut également reporter cet investissement agricole à la multiplicité des engagements locaux des agricultrices. A ce titre, la quasi majorité des celles qui ont été interrogées dans le cadre de cette recherche sont investies dans les associations de parents d’élèves ou y ont été investies quand leurs enfants étaient plus jeunes. En outre, quand on regarde leurs trajectoires d’engagement, on peut y voir, pour certaines d’entre elles, les signes d’une compensation militante prenant le contre-pied d’une relégation professionnelle. Forcée de quitter son emploi pour vivre auprès de son conjoint exploitant, Léonie, qui peine à trouver un nouveau travail dans le secteur de la vente pour lequel elle est diplômée, prend le statut de salariée sur l’exploitation conjugale sans réellement exercer la profession. En retour, elle investit son temps libre dans une pléiade d’engagements : catéchèse, associations scolaires, sportives et caritatives. De manière similaire aux conclusions que Marion Palleotti a pu tirer de son étude sur les femmes aux foyers engagées dans les conseils municipaux[22], on constate dans la trajectoire de Léonie la recherche d’une forme d’utilité sociale traduisant une profonde quête civique au travers de son positionnement dans de multiples activités associatives locales.
Néanmoins, faire « vivre » le territoire, en dépit du discours incantatoire exhorté à l’ouverture du monde agricole vers ses voisins, n’est pas toujours une activité militante considérée. Assez classiquement, à la division sexuée des tâches militantes sur le plan horizontal, s’opère une hiérarchisation des mobilisations professionnelles des hommes et des femmes, donnant le bénéfice et le prestige aux premiers. La présidente de la fédération départementale des groupes de développement agricole locaux (regroupant les groupes féminins, masculins et mixtes), soucieuse d’entretenir une vie territoriale active, ferment, selon elle, d’une intégration réussie des agriculteurs au reste de la société, déplore l’indifférence des responsables agricoles face aux initiatives locales : « C’est ce que je disais l’autre fois au président de la chambre la première fois que je l’ai rencontré “vous savez l’animation du territoire ça coûte, c’est quasi-invisible mais par contre quand y’en a plus là on se dit “ah merde”” […]. C’est ce que j’avais dit un petit peu au président de la chambre “c’est dans l’intérêt de tout le monde”, “oh mais ça je suis d’accord, je suis d’accord”, “ouais, t’es d’accord, t’es d’accord mais ce serait bien que ça se concrétise !” [rires] » Elle fait ainsi référence aux tractations survenues entre la chambre d’agriculture et le réseau GEDA qui s’en est autonomisé en embauchant sa propre salariée, et aux stratégies de délégitimation dont souffrent actuellement ce réseau.
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Conscientes des exigences sociétales et des débats croissants autour la représentation sociale de leur profession, les agricultrices aspirent à des formations et des actions pour mieux expliquer et promouvoir leur métier. Dans cette optique, agir pour positiver l’image d’une agriculture qu’elles considèrent malmenée suppose de s’armer d’un discours clair, pédagogique et positif décrivant en termes concrets leur activité professionnelle et leurs pratiques. Ce discours elles le construisent et le solidifient dans les groupes de développement auxquels elles participent, en s’associant entre pairs et en trouvant dans le collectif la force d’une identité politique. Si des voix s’élèvent discrètement pour questionner la gestion de la profession par le système cadenassé des OPA traditionnelles, peu de place est en revanche laissée dans ces groupes à une lecture critique du modèle productif. Parallèlement, les pratiques professionnelles de ces agricultrices deviennent le support d’un engagement tourné vers la communication. Quelques-unes initient des ateliers de tourisme ou de vente directe à la ferme. La justification donnée à cette diversification, si elle constitue un levier économique non négligeable, s’appuie également sur ce même besoin de contact humain et de communication autour du métier. En accueillant du public sur leurs exploitations, elles y voient l’occasion d’argumenter face aux idées reçues, interrogations et critiques sur l’agriculture en apportant des éléments factuels.
Il en est de même pour celles qui, installées en agriculture biologique, envisagent la vente directe comme un outil, non pas de relégitimation professionnelle, mais de défense d’un modèle de consommation et de production « alternatif »[23]. Donner à voir son métier, l’expliquer, le présenter est ainsi internalisée à la pratique professionnelle elle-même. Egalement investies dans des dynamiques de mobilisations professionnelles, ces agricultrices participent à des forums et salons visant à promouvoir l’agriculture biologique. Si ces espaces ne reconduisent pas la division genrée du militantisme évoqué dans les milieux conventionnels, y circule néanmoins un discours enjoignant les femmes à un effort de décloisonnement et à la diffusion des bienfaits de systèmes agricoles tournés vers plus de durabilité par leur regroupement avec leurs collègues voisines. Dès lors, sans qu’au final ne dialoguent réellement deux mondes agricoles relativement étanches, l’identité de genre comme ressource stratégique vise à soutenir, d’un côté comme de l’autre, des orientations politiques antagonistes.
[1] Insee Bretagne, « Les métiers en Bretagne : des spécificités régionales et locales qui évoluent au fil du temps », n°13, décembre 2014.
[2] M. KOEBEL, « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques, 3 octobre 2012, http://www.metropolitiques.eu.
[3] C. BESSIERE, I. BRUNEAU, G. LAFERTE, « Introduction. Les agriculteurs dans la France contemporaine», Sociétés contemporaines, n° 96, 2014, p. 5-26.
[4] Ces groupements sont des associations composées d’agriculteur-trice-s. Cette catégorie générique inclut les Groupes de Valorisation Agricole Féminins (GVAF), les Groupe de Développement et d’Etude Agricole (GEDA) féminins. Leur encadrement est assuré des techniciennes de la chambre d’agriculture qui disposent d’un temps de travail alloué à leur animation.
[5] R-M. LAGRAVE (dir.), Celles de la terre. Agricultrice : l’invention politique d’un métier, Paris, Editions de l’EHESS, 1987.
[6] Les lois d’orientation agricole successives ont reconnu de nouveaux statuts aux femmes : d’abord en 1980 est instauré le statut de co-exploitante, en 1985 les formules sociétaires s’ouvrent aux couples via les EARL, en 1999 le statut de conjoint-collaborateur est mis en place et enfin, en 2010, le GAEC entre époux est autorisé.
[7] Les données de terrain mentionnées entre guillemets sont tirées d’une revue de presse élaborée à partir de quatre hebdomadaires agricoles bretons entre 1990 et 2015. Les citations sont, quant à elles, des extraits d’entretiens réalisés auprès d’agricultrices engagées dans des groupements professionnels locaux.
[8] L. BERENI, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes », in C. Bard, (dir.), Les féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p.27-42.
[9] C. GIRAUD, J. REMY, « Les choix des conjoints en agriculture », Revue d’études en agriculture et environnement, n°88, 2008, p. 21-46.
[10] I. BRUNEAU, La Confédération paysanne : s’engager à “juste” distance, thèse de doctorat en science politique, Université Paris-X Nanterre, 2006.
[11] C. GIRAUD, Chambres d’hôtes à la ferme et autonomie de la femme en agriculture, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris V René Descartes, 2001.
[12] N. DESFONTAINES, « La souffrance sociale chez les agriculteurs. Quelques jalons pour une compréhension du suicide», Etudes rurales, n°193, 2014, p. 13-24
[13] E. LEPINARD, « Les femmes vecteur de changement en politique locale : réalités et illusions d’un discours consacré » in DENEFLE S. (ed.), Femmes et villes, Tours: Presses universitaires François Rabelais, 2004.
[14] M. BERLAN, « Les paysannes dans la rue. Division du travail de manifestation dans l’agriculture depuis 1970 », in Les agriculteurs entre la politique et la politique agricole, Actes du colloque AFSP « Les agriculteurs et la politique depuis 1970 », 1987, reprographié, p.9.
[15] Le bassin versant est une unité spatiale définie par la ligne de partage des eaux et dans laquelle toutes les eaux de surface sont drainées vers un même cours d’eau jusqu’à son embouchure dans un fleuve ou dans une mer.
[16] L. BERENI, S. CHAUVIN, A. JAUNAIT, A. REVILLARD, Introduction aux Gender Studies. Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 162.
[17] Ouest-France, « Près de 130 personnes à la première Rand’œuf », le 13 avril 2013.
[18] Ces chiffres retracent l’évolution entre 2000 et 2001 et sont extraits de l’article du Télégramme suivant : « Les femmes sont-elles l’avenir de l’agriculture ? Une soirée débat le 8 mars », 10 mars 2001.
[19] C. HELFTER, « Focus – Promouvoir les femmes : l’exemple du mouvement Familles rurales. », Informations sociales, n° 164, 2011, p. 72-74.
[20] D. DULONG, S. LEVEQUE, « Une ressource contingente. Les conditions de reconversion du genre en ressource politique », Politix. Vol. 15, n°60, 2002, p. 81-111.
[21] F. RIPOLL, « L’économie “solidaire” et “relocalisée” comme construction d’un capital social de proximité. Le cas des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) », Regards sociologiques, n°40, 2010, p.59-75.
[22] PAOLETTI M., « Les grillons du foyer municipal, les femmes au foyer en politique. », Travail, genre et sociétés, nº 19, 2008, p. 111-130.
[23] Pour l’étude en question, il s’agit d’agricultrices engagées à la FDCIVAM et à l’AFIP.