A partir d’une discussion de certains concepts psychanalytiques, et en mobilisant divers éléments cliniques, l’auteur, psychologue et psychanalyste, examine la question du traitement des restes symboliques ou plus directement matériels dans les corpus théoriques freudien et lacanien. Et si la cure analytique pouvait venir étayer la critique de l’écologie politique ? 

« Tout ordre autonome se constitue grâce à ce qu’il élimine et il produit un reste condamné à l’oubli, mais l’exclu s’insinue de nouveau dans cette place “propre” il y remonte, il l’inquiète, il rend illusoire la conscience qu’a le présent d’être “chez soi”, il est tapi en la demeure, et ce “sauvage”, cet “obscène”, cette “ordure”, cette “résistance” de la superstition y inscrit, à l’insu ou à l’encontre du propriétaire (le moi), la loi de l’autre[1] ».

La psychanalyse apparaît souvent depuis son « dehors », comme une expérience individuelle, dont la portée vaut parfois pour celui ou celle qui y fait appel et au mieux pour quelques autres qui l’entourent. C’est oublier que Freud non seulement déclarait toute psychologie individuelle comme étant déjà une psychologie sociale[2], mais surtout qu’il n’y a pas de structure créée par l’être humain qui soit hétérogène à son psychisme – selon la formule d’Alain Deniau[3]. Dans cette lignée, cet article souhaiterait montrer en quoi une exploration de propositions psychanalytiques sur le reste ouvre inexorablement sur la dimension politique de cette expérience. On pourrait soutenir, comme visée de ce texte, que ce qui reste d’une analyse, au final, ce sont ses effets politiques. Or, ceux-ci peuvent être appréhendés au travers de deux opérations psychiques proposées par Lacan : l’aliénation et la séparation, chacune générant un type spécifique de reste.

Aliénation et séparation

Le terme d’aliénation fut utilisé par Lacan dans ses nombreux dialogues avec les œuvres d’Hegel et de Marx et ses emplois sont nombreux et variés[4]. Parmi ceux-ci, notons a minima l’aliénation aux images grâce auxquelles se construit le sentiment d’unité corporelle du moi[5], mais aussi (et surtout) l’aliénation au langage sans lequel il est impossible d’entrer dans les processus de symbolisation et de représentations. Cette aliénation à l’Autre du langage est fondée de par notre dépendance initiale, néoténie à laquelle le nouveau-né ne peut seul se soustraire et qui nécessite l’intervention d’un autre humain. Comme le rappelle la dramatique expérience attribuée à l’Empereur Frédéric II[6], cette intervention ne peut se résumer à la seule effectuation de soins appropriés, mais doit s’accompagner d’éléments langagiers (mots, gestes, chants, rêveries, rythmes, etc.). Cette aliénation crée notre habitat langagier : de son fait, les expériences que nous faisons du monde, des autres et de soi ne peuvent être pensées sans leur part de langage.

Toutefois, l’aliénation n’est pas le dernier mot du rapport à l’Autre du langage, puisqu’une certaine séparation doit pouvoir également être tentée. Séparation moins d’avec les autres de la vie familiale qu’avec ce que le langage croit pouvoir soutenir : un dit complet et total sur le monde, sur le désir et donc sur le sujet. Cette dimension se lit dans la citation de Michel de Certeau placée en exergue puisque, après avoir parlé de « l’ordre autonome », il tente de nommer par de multiples mots ce que l’habitat langagier à la fois produit, exclu et recèle à son insu. Ce qu’il secrète. Or, la multiplicité même des termes avec laquelle de Certeau tente de circonscrire ces secrétions (« reste », « l’exclu » « sauvage » « obscène » « ordure », etc.) nous alerte : il y aurait en elles quelque chose qui non seulement échappe à une stricte définition ou une approche univoque, mais qui, bien plus, échappe au langage. Autrement dit, dans l’interprétation langagière que l’adulte propose au nouveau-né de sa situation, il y a une part tout à la fois énigmatique et silencieuse, qui fera creuset du désir. Ainsi, en réponse à l’aliénation le processus de séparation s’engage pour buter sur une part d’indicible, une part échappant au langage, et qui permet précisément au sujet de faire l’expérience du manque-à-dire qui se révèle celle d’un manque-à-être, fondement du désir. C’est ici que la séparation met en jeu les trous de l’habitation langagière, trous qui sont eux-mêmes des restes, sortes de « produits négatifs » d’un manque à partager avec l’Autre : l’expérience d’un manque commun, dont nous aurons justement à méditer les effets politiques.

Ainsi, aliénation et séparation constituent les deux opérations qui permettent d’habiter le langage, et vont nous guider à cet égard vers deux types différents de restes.

Restes de langage 

Le premier type de reste est celui que Freud repère dès le début de ses écrits psychanalytiques (1900-1905) et dont il va donner un catalogue dans Psychopathologie de la vie quotidienne. Il s’agit de ces formations de l’inconscient (oublis, rêves, lapsus, symptômes, mots d’esprit) qui se manifestent à la conscience comme étrangères, incompréhensibles, et souvent jugées comme indignes de l’attention que peut lui porter le conscient. Au regard de la vie psychique, il s’agit de restes particuliers : phénomènes négligés du fait du travail de la censure, mis en marge des processus de la réflexion vigile, ils ne cessent pourtant de revenir, d’insister. Qui n’a pas été le siège d’une série agaçante de lapsus à répétition ? Ou de l’irrépressible oubli d’un rêve, pourtant si clair et si important au réveil ?

À ce titre, le rêve est particulièrement intéressant. L’expérience psychanalytique n’a bien sûr pas accès au rêve, mais seulement à son récit, soit : ce qu’il en reste au réveil. Un travail de censure et d’oubli produit donc le récit du rêve comme reste. Toutefois, Freud est loin de considérer le statut de ce reste sur le registre de la déploration. Le regret n’a pas lieu d’être pour deux raisons qui pourront paraître a priori contradictoires. Premièrement, rien ne garantit que l’oubli subsistera face au processus associatif :

« dans un grand nombre de cas on peut, à partir d’une seule bribe subsistante, retrouver non pas certes le rêve – celui-ci au fond nous importe peu –, mais pourtant la totalité des pensées du rêve. […] Il n’est pas si rare qu’au milieu du travail d’interprétation émerge soudain un fragment omis du rêve, qui est désigné comme ayant été oublié jusqu’ici. Or, cette partie du rêve arrachée à l’état d’oubli est chaque fois la plus importante[7] ».

On verra plus bas ce qui permet de supposer la possibilité de triompher de l’oubli. Cependant, cette soudaine émergence du fragment oublié implique-t-elle l’accès à une totalité, c’est-à-dire un désaveu du statut de reste ? C’est sur ce point que Freud avance une seconde raison de son intérêt pour le reste : il indique en effet que du rêve en lui-même, il n’en a cure : « celui-ci au fond nous importe peu ». Qu’est-ce à dire ? Si ce n’est qu’« au fond » nous n’avons toujours à faire qu’à des restes, qu’aucune totalité du rêve ne pourra jamais être retrouvée et qu’il n’est même pas sûr que le rêve lui-même ne soit pas déjà constitué de restes…

En effet, la question du reste dans le rêve se déplace et se dédouble au moment où apparaît chez Freud une théorie de ce qu’il nomme par ailleurs les « restes diurnes » (Tagesreste), qui sont des « éléments de l’état vigile du jour précédent qu’on retrouve dans le récit du rêve et les associations libres du rêveur[8] ». Plus précisément, ce sont des éléments conscients des jours précédents (désirs, préoccupations, détails ou « déchets indifférents de la journée[9] ») qui sont utilisés par le travail du rêve, infatigable bricoleur au sens de Lévi-Strauss, comme matériau de celui-ci. Freud prend soin d’en faire une catégorisation qui s’avère éclairante quant au statut de ces restes :

« Si nous tenons à faire une répartition de ces motions de pensée se prolongeant dans le sommeil, nous pouvons constituer les groupes suivants : 1) ce qui, pendant la journée, par un empêchement fortuit n’a pas été mené à sa fin ; 2) ce qui, de par l’engourdissement de notre force de pensée, est non liquidé, ce qui est non résolu ; 3) ce qui, au cours de la journée, a été repoussé et réprimé. S’y joint un puissant 4e groupe : ce qui, à la longueur de journée, a été mis en mouvement dans notre Ics par le travail du préconscient ; et enfin, nous pouvons ajouter un 5e groupe : les impressions de la journée indifférentes et pour cela restées non liquidées[10] ».

Il est capital de comprendre que ces restes diurnes sont convoqués par le travail du rêve pour leur « consonance » (Laplanche et Pontalis) avec le désir inconscient. Ce qui fait consonance chez Freud, c’est la dimension langagière qui lie à la fois les pensées latentes du rêve (le désir inconscient), les pensées manifestes ou les restes diurnes, et enfin les associations de l’analysant. Cette consonance langagière, c’est non seulement ce qui peut permettre à une pensée de triompher de l’oubli, mais c’est encore plus précisément ce qui fonde la possibilité pour ces restes, pour ces secrétions, d’être interprétées, c’est-à-dire soumises à un travail langagier.

Il s’agit donc de restes bien particuliers : perturbations de l’illusion du règne moïque, ils témoignent, en tant que manifestations de l’inconscient, que celui-ci est fait de langage. Ils dévoilent en quelque sorte moins l’objet d’un désir inconscient – lequel reste toujours insaisissable, nous y reviendrons – que l’étoffe langagière dont est tissé notre vie psychique consciente et inconsciente. Autrement dit, nous avons affaire ici à des restes seulement du point de vue du moi ou de la censure, mais ce sont des restes qui obéissent encore aux lois du langage, d’où leur interprétabilité. Ce sont donc des restes de langage, nullement différents, quant à leur composition, des signifiants avec lesquels nous pensons notre quotidien diurne. Ces restes se révèlent être en fait de simples éléments de l’habitation langagière. En tant qu’effet de l’aliénation au langage, ces restes de langage ont tout de même ceci de fondamental qu’ils sont ce qui oriente nos vies, nos choix divers (amoureux, professionnels par exemple), qu’ils sont aussi ce qui constitue une matière nécessaire aux formations de l’inconscient (dont les symptômes) pour se déployer et se manifester au moi. On comprendra dès lors que c’est déjà un premier pas dans une psychanalyse que de mesurer l’effet sur soi de cette aliénation au langage, permettant alors de gagner une relative émancipation quant au pouvoir aliénant de ces restes de langage.

Restes hors langage

Mais la question de la consonance évoquée plus haut peut être envisagée autrement. À côté des associations langagières qui sont de quoi est tissé l’inconscient, ne peut-on pas y entendre une dimension plus musicale, ou vocale, qui ouvrirait vers un autre type de reste ? La dimension vocale n’est pas ici mentionnée par hasard. Il revient à Jacques Lacan d’avoir repéré en quoi la voix[11], et non plus le langage, était également partie prenante de l’expérience psychanalytique, au titre d’être un des objetscause-du-désir.

Une des formalisations de l’avènement du désir chez le sujet tient à ce que celui-ci s’accepte manquant. Être manquant revient à aller quêter chez l’autre cet objet qu’on suppose trouver chez lui. Or, une analyse peut être poussée jusqu’au point où se découvre que ce qu’on prête si volontiers à l’autre ne s’y trouve pas non plus. Découverte à laquelle le symptôme ou l’angoisse tentent parfois de pallier, non sans souffrance. L’expérience amoureuse est par exemple le cas typique de ce mouvement qui dote dans un premier temps le·la partenaire de tous les attraits et objets que l’on se refuse, pour précisément aller les quêter chez lui·elle : regarde-moi… parle-moi… juste ta voix… dis-moi que tu m’aimes… encore… ce qui cause mon désir doit bien être chez toi… Mais ce n’est jamais suffisant. Si bien que, petit à petit, se découvre que le manque est précisément partagé par le sujet et l’Autre. À cette découverte, certains couples résistent, considérant ce manque commun comme une chance de ne jamais complètement connaître l’autre (et donc soi-même), tandis que d’autres couples préfèrent en rester là, la découverte du manque cédant le pas à la déception ou la nostalgie des premiers moments. D’où la notion d’objet-cause-du-désir, différente de celle d’objet-du-désir. L’objet-du-désir est ce par quoi nous pensons pouvoir, un temps, remplir ce manque causé par l’objet-cause-du-désir qui, pour sa part, est définitivement inatteignable.

Pour appréhender cet objet cause du désir, Lacan a proposé de nombreuses modélisations, comparaisons ou métaphores. L’une de celles qui permet le mieux d’en saisir le statut de reste est relative aux caduques[12], ces parties de la muqueuse utérine qui tombent (caducus, tombé, tombant) lors de la parturition. De quoi s’agit-il ? Pendant la grossesse, le fœtus n’aspire, ni ne pompe ce dont il a besoin directement sur le corps maternel : il pompe l’oxygène et les substances nutritives qui lui sont nécessaires dans le placenta (par l’intermédiaire du cordon) et le placenta prélève à son tour celles-ci dans l’organisme maternel. Le placenta joue ainsi dans les deux sens (c’est un organe ambocepteur). Autrement dit, le placenta est un intermédiaire entre le fœtus et la mère. Celle-ci peut fantasmer l’enfant comme un vampire aspirant à même son corps, il n’en reste pas moins que les deux entités ne sont pas en contact direct. Or, le placenta et les caduques sont précisément ce qui tombe et qui est perdu à la naissance. La perte du placenta inhérente à la naissance n’est pas seulement une séparation d’avec le corps de l’Autre maternel, elle implique une séparation dans laquelle l’enfant (et donc pas seulement la mère) perd une partie de lui-même.

Idem pour le sein : dans l’allaitement l’enfant pompe le lait (apparu à cet effet) dans le sein, et qui, à son tour, va puiser dans l’organisme maternel de quoi fabriquer le lait. Il est donc, tout comme le placenta, en position intermédiaire entre l’enfant et la mère. Cette position peut passer longtemps inaperçue mais va se révéler à la faveur d’une autre séparation, à savoir le sevrage, qui, on le sait, concerne tout aussi bien l’enfant que la mère. À l’instar du placenta, le sein doit connaître le même destin de cession commune. Ainsi, le sein, au sens où la psychanalyse l’entend, n’est pas une partie du corps de la mère, il est cet objet qui doit être perdu, à la fois par le sujet et à la fois par l’Autre maternel, pour qu’advienne le désir de le re-trouver, par le biais de toutes sortes d’objets-de-désir situés chez l’autre. La société occidentale contemporaine, qui met à disposition des sujets une multitude d’objets censés les combler, ne fait par là que relancer sans cesse ce procès. L’objet-cause-du-désir, quant à lui, dessine une place creuse, un trou, un manque, un vide qui n’est autre que le reste et le témoin d’une perte fondamentale. À ce titre, les symptômes, inhibitions et angoisses éprouvés par les sujets ne sont bien souvent qu’une façon détournée de prendre acte de cette perte et en même temps de ne pas s’y résoudre complètement. Il y a à prendre acte de ce « paradoxe » des restes, qui vaut aussi pour les restes en leurs dimensions plus matérielles : la prolifération des restes, ce trop plein de déchets, ne prend sa source que dans une soustraction initiale, un en-moins, qui risque sans cesse de s’en trouver obturer. Comme le rappelle Bernard Toboul

« la critique marxienne du fétichisme, comme illusion de la création de valeur dans la circulation des marchandises, voire de l’argent tout seul, consonne avec la critique psychanalytique de tous les dénis de la perte de jouissance – déni de la castration, disait Freud, à propos de la perversion fétichiste[13] ».

Toujours est-il que ce manque commun, Jacques Lacan l’a conçu comme étant précisément un reste hors langage. Rien ne peut être dit de cet objet-cause-du-désir car il est plutôt l’indice de ce que les mots et signifiants ne peuvent réussir à dire le tout du sujet et du désir. Il s’agit donc d’un reste différent du reste freudien, qui, lui, était tissé de langage. Lacan tenait plutôt à inscrire au cœur de l’expérience analytique la butée sur ce qui ne pouvait se dire, mais qui était la condition même du fait de dire. Un manque inhérent à l’habitation langagière mais qui permet l’habitation. Un manque qui pousse sans cesse à dire, pour tenter de trouver les mots pour le dire, tout en n’y arrivant jamais complètement : ce qui reste hors de portée du langage tout en le soutenant et l’orientant.

Un autre versant de la psychanalyse apparaît ici, une autre façon d’accommoder les restes : moins prise de conscience des déterminations langagières dans lesquelles le sujet reste, quoi qu’il en soit, aliéné·e que renouvellement de son rapport au manque, au désir, à ce qui de lui·elle-même restera hors de toute prise langagière : le point où non seulement il·elle se sépare de l’Autre, mais aussi de toute identité à lui-même.

Clinique des restes

Reste à savoir, et c’est le travail du·de la clinicien·ne, dans quelle mesure, comment et jusqu’où cette opération de séparation peut s’effectuer. Car les restes hors langage s’incarnent parfois dans des objets réels, difficilement perdables, ou dans des manifestations dont le sujet aura bien du mal à se défaire, quitte à se mettre lui·elle-même en position de reste, de déchet du social. À ce titre, il n’est peut-être pas anodin que ces dernières années aient vu la publication de nombreuses études sur ce qui est couramment (et maladroitement) appelé « syndrome de Diogène ».

Cette appellation tente de circonscrire un faisceau de manifestations qui n’est pas sans lien avec notre thématique. Il est en effet question de sujets qui accumulent chez eux·elles des objets hétéroclites (syllogomanie) induisant fréquemment un important manque de salubrité du domicile, cette accumulation s’accompagnant d’un isolement social et d’une fréquente négligence de l’hygiène corporelle et vestimentaire. Le déni des troubles, une absence de honte et un refus de toute aide ou intervention, vécue comme intrusive, viennent compléter le tableau clinique. Hanon[14] décrit deux variantes du syndrome : le syndrome « actif » dans lequel les patient·e·s entassent chez eux·elles ce qu’il·elle·s récoltent dehors, et le syndrome « passif » dans lequel les patient·e·s se font envahir passivement par leurs déchets, se laissant déborder par ces accumulations qui s’entassent. Les descriptions des habitats que l’on peut trouver dans la littérature sont assez caractéristiques, en voici une parmi d’autres, qu’il vaut la peine de citer longuement pour mieux en prendre la mesure :

« Monsieur nous ouvre la porte, première rencontre. Ce qui surprend c’est la vêture particulière de Mr P. : superposition d’habits délabrés, mais gardant une distinction malgré tout. Cheveux hirsutes, rasage absent ou partiel, ongles crasseux et longs, odeur corporelle presque intenable. Il a un air égaré, terrifié et très mécontent. […] Nous sommes saisies en entrant dans l’appartement par une odeur de renfermé, de moisi, d’urine, d’excrément, de denrées périssables pourrissant. L’espace intérieur pourtant vaste se trouve réduit par un amoncellement incroyable de sacs plastiques, de détritus, de bouteilles vides, d’objets hétéroclites, des livres parsèment tout l’appartement, des piles menaçant de s’écrouler. Le lit de Monsieur a quasi disparu sous une couche de livres, de crasse, de couvertures et draps souillés, de chiffons, de détritus, de journaux. Les murs sont noircis, les sols collants et humides. La cuisine : résidus de nourriture en décomposition, cuisinière inutilisable, évier rempli de vaisselle sale, les sanitaires bouchés par des monceaux d’excréments, d’objets divers, les besoins sont faits à même le sol. Un chat famélique se balade, il joue avec les centaines de mouches au vol lourd qui se cognent dans l’air. Capharnaüm absolu, degré de saleté et désordre innommable. Il semble que cette dégradation de l’habitat se soit opérée lentement, progressivement au rythme de la dégradation psychique des deux habitants. C’est la stupeur : où suis-je, où est le sujet[15] ? »

Les hypothèses cliniques sont nombreuses et variées pour rendre compte de cette configuration qui associe au plus près habitation, habitat langagier et restes, et ce n’est pas ici le lieu de les commenter. Les thèmes de la perte impossible, ou du deuil indéfiniment reporté de l’objet, sont évidemment sollicités[16] pour rendre compte de cette accumulation de restes qui stoppe la circulation des objets et les réduit à leur valeur d’usage, en leur retirant toute valeur d’échange[17]. Comment faire « cession commune » dans ces conditions ? Comment permettre une remise en circulation et donc l’accession à une éventuelle perte commune des objets ? Le travail clinique est toujours difficile, long, délicat à distinguer d’une orthopédie hygiénique. Comme indiqué plus haut, la multiplication récente des publications sur cette question doit attirer notre attention : il n’est pas impossible que ces relations singulières aux restes viennent interroger les destins collectifs que nous réservons à ceux-ci.

Et la stupeur dont témoignent systématiquement les professionnel·le·s peut être entendue comme effet d’une confrontation à cet objet innommable, hors langage, que le nom d’immondice permet seulement d’évoquer, au plus près de sensations corporelles indéfinissables, ces dernières ne pouvant que rappeler confusément cette part de nous-mêmes (part maudite, dit Bataille) qu’il aura fallu perdre pour advenir au langage. Autrement dit, par l’entremise de cette clinique, l’objet-cause-du-désir, innommable, se révèle être l’envers de l’objet-du-désir, désirable et nommable. Que l’expérience d’un commun soit fondée sur le partage du premier plutôt que du second est précisément l’axe sur lequel l’analyse fraie son chemin.

Ouverture : les restes et le politique

Le·la lecteur·rice mesurera ici l’impact politique de cette expérience de manque commun. Côté manque : les objets du quotidien, fournis en permanence par les modes de production actuels, peuvent ainsi perdre de leur pouvoir illusoire de comblement. Autrement dit, ils ne sont ni ce par quoi le sujet cherche à être comblé·e, ni ce par quoi il·elle pourrait se définir. Côté commun, apparaît une autre forme de partage fondée non plus sur les biens, mais sur ce qui cause le désir pour ces biens. Le partage d’une cause dont ni le sujet ni l’Autre ne peuvent se dire propriétaires. C’est en ce sens que la psychanalyse est conçue par la plupart de ses praticien·ne·s comme une expérience aux effets forcément politiques, qui se révèlent aux modifications des rapports que le sujet entretient avec les restes, qu’ils soient de langage ou hors langage.

[1] M. de Certeau, Histoire et psychanalyse, Paris, Gallimard, 1987, p. 86.

[2] S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi », Œuvres complètes, t.XVI, Paris, Presses universitaires de France, 2010 (1921).

[3] A. Deniau, « L’inconscient, c’est la politique », Les Cahiers de psychologie politique, 18, 2011 : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1837.

[4] Sur les différents emplois lacaniens du terme aliénation, voir notamment S. Genet, « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques Lacan. Introduction à cette opération logique et à ses effets dans la structure du sujet », Tracés, 14, 2008 : https://traces.revues.org/383 et M.-C. Poli, « Le concept d’aliénation en psychanalyse », Figures de la psychanalyse, 12, 2005, p. 45-68.

[5] J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

[6] Au XIIIe siècle, l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen, souhaitant connaître l’origine des langues, fit élever deux enfants en dehors de toute parole. La légende veut que les enfants soient décédés.

[7] S. Freud, « L’interprétation des rêves », Œuvres complètes, t. IV, Paris, Presses universitaires de France, 2003 (1900), p. 570.

[8] J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 1997 (1967), p. 423.

[9] S. Freud, « L’interprétation des rêves », art. cit., p. 644.

[10] S. Freud, « L’interprétation des rêves », art. cit., p. 608-609.

[11] J.-M. Vives, La voix sur le divan, Paris, Aubier, 2012.

[12] J. Lacan, Le Séminaire, Livre X : l’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

[13] B. Toboul, « Le prolétaire, ses chaînes et ses gadgets », in S. Lippi, P. Landman (dir.), Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique, Toulouse, Érès, 2013, p. 65-77.

[14] C. Hanon, « Le syndrome de Diogène, une approche transnosographique », L’encéphale, 30, 2004, p. 315-322.

[15] I. Izard-Blanchard, « “Je suis troué ou quoi ?”. Quand le corps lâche, que le sujet s’efface, le Corps social détruit », Psychologie Clinique, 38, 2014, p. 126-139.

[16] S. Chebili, « Le syndrome de Diogène : état pathologique ou expression du libre arbitre ? », Synapse, 144, 1998, p. 35-38 et A. Pichon, « Approche psycho dynamique du syndrome de Diogène », Pratiques en santé mentale, 2015, 61/2, p. 19-24.

[17] E. T. Mahieu, « Monsieur S. ou le trésor de l’économie subjective », L’information psychiatrique, 82/9, 2006, p. 749-756.