Alors que la mobilisation du 9 mars 2016 promet d’être très suivie, Christophe Aguiton (Attac) et Nicolas Haeringer (350.org) reviennent sur la dynamique de cette mobilisation et sur les promesses et défis qu’elle soulève.

Des organisations associatives, politiques et syndicales débordées par l’irruption spontanée dans l’espace public, d’une foule massive exprimant son désaccord avec la classe politique : il y a là comme un air de déjà-vu. Des Indignés à Occupy Wall Street, à Istanbul comme à Sao Paulo ou Hong Kong, les mobilisations s’enchainent depuis 2011, qui marquent un net retour de la conflictualité. Elles connaissent depuis des fortunes diverses qui s’expliquent pour partie par l’épreuve de la durée et par la difficulté à construire, à partir de l’occupation temporaire d’un espace public, un mouvement qui parvienne à transformer durablement la société.

Longtemps, la France a semblé passer « à côté » de cette vague de mobilisation (même si on peut considérer que les ZAD constituent en quelque sorte des déclinaisons rurales d’Occupy Wall Street). Mais une foule massive vient (enfin !) de faire irruption dans l’espace public national – à ceci près qu’il s’agit, pour l’heure, d’un espace virtuel : elle s’est assemblée, avec une rapidité rare, via une pétition massivement relayée, qui atteint désormais plus d’un million de signatures. Elle doit maintenant se retrouver dans la rue (sous la forme plus classique du cortège) ce mercredi 9 mars, non sans être déjà parvenue à contraindre le gouvernement à revoir une partie de ses plans.

Il est tentant de concevoir la signature d’une pétition, la participation à une mobilisation et le fait de militer au sein d’un mouvement comme trois choses différentes – la dernière étant la plus aboutie des trois, le passage d’un stade à l’autre constituant autant d’épreuves : du clic à la rue, de la rue à la durée. Épreuves auxquelles il faudrait, pour certains, ajouter celle du pouvoir : nul changement durable et profond possible sans que la foule ne pénètre dans la sphère politique et se saisisse des échéances électorales.

Il nous semble toutefois nécessaire de ne pas minimiser l’importance et la signification de l’irruption de la foule – qu’elle occupe durablement une place publique ou qu’elle s’assemble en ligne autour d’une « simple » pétition importe ici peu.

La fragmentation et le discrédit des organisations (politiques comme syndicales) sont les deux principales caractéristiques du champ politique actuel. L’irruption d’une foule massive n’est, de ce point de vue, en rien anodine. Elle réactive ici de nouvelles potentialités. Elle laisse entrevoir un possible retour du « peuple » dans une sphère politique dont il est désormais exclu. La foule représente ainsi l’opportunité de refaire de la politique, autrement qu’en laissant des élites de plus en plus coupées du monde décider pour (et de plus en plus souvent contre) nous.

Alors que le système politique tout entier est arc-bouté sur des sondages, il est paradoxal de refuser toute signification politique profonde à une pétition signée par plus d’un million de personnes. D’autant plus que le succès de cet appel ne tombe pas du ciel, mais constitue, en lui-même, une mobilisation. L’échec cuisant de la contre-pétition, lancée lancée avec de forts relais politiques et médiatiques sur la même plateforme (change.org) l’atteste en miroir : le rejet du projet de loi porté par Myriam El Khomri est aussi profond que massif.

Passer du report (de l’examen du projet de loi) à son retrait implique certes de trouver des manières de fabriquer du multiple et du collectif à partir d’un agrégat d’individus pour la plupart ni encartés ni syndiqués. C’est ce qui se joue ici : faire émerger du commun à partir de ce sentiment d’abandon et de déclassement, en respectant cette aspiration à des formes de mobilisation et de de démocratie directes. Le défi est de taille – d’autant que l’auto-organisation et la spontanéité ne garantissent en rien l’horizontalité. Pour le dire autrement : le lien entre l’aspiration qu’exprime le rejet massif du projet de loi sur le travail et la forme que prendra la mobilisation, à partir de la foule assemblée en ligne, n’est en rien donné. L’enjeu est la construction un vaste mouvement souple et pérenne, qui ne se structure pas autour des intermédiaires classiques, mais marque le retour de la politique comme exercice commun et conflictuel et prenne le risque de l’expérimentation démocratique.