La jeunesse en Nouvelle Calédonie
Mvts : Vous êtes militante d’éducation populaire, pouvez-vous nous dire quel regard vous portez sur la jeunesse en Nouvelle-Calédonie ?
Le mot jeunesse peut se définir sous différents points de vue. Il se caractérise par des définitions biologiques, ethniques, sociales ou culturelles. Voici la définition du petit Larousse : « Jeunesse : nom féminin. Période de vie humaine comprise entre l’enfance et l’âge mûr ».
Voici maintenant la définition qui accompagne une œuvre artistique, une petite sculpture en bois réalisée en 2011 par Jean-Philippe Tjibaou. Elle se nomme : « Appel ! JEUNESSE CITOYENNE ». Elle dit ceci « Attitude nerveuse ; Interpellée sur sa droite, la jeunesse n’est pas kanak ou calédonienne. Elle porte le masque du citoyen mais encore bien peu consciente du travail et des richesses sur lesquelles elle s’assoit parfois ; elles sont là mais deviennent invisibles face aux stimulations du monde qui nous entoure. »
Une autre définition encore de la jeunesse dans la civilisation Kanak : « La jeunesse est composée de celles et ceux qui ne sont pas mariés coutumièrement. »
Tous les jours, je travaille avec ces définitions, celle du Larousse, celle de Jean-Philippe Tjibaou et celle de la civilisation Kanak. Je dois faire attention à ces différents points de vue car ce qui se passe dans mon Pays ne se passe nulle part ailleurs. Je me dois d’avoir une oreille attentive et une attention particulière lorsqu’il est question de jeunesse. Cette attention traduit la volonté d’accompagner au mieux les jeunes dans leurs questionnements, leurs réflexions mais aussi leurs analyses et le développement de leur esprit critique.
Mvts : Est-ce que la question raciale joue un rôle prépondérant dans l’appréhension de la jeunesse en Nouvelle-Calédonie ?
Avec ces définitions, je suis sûre que la jeunesse n’a pas de couleur car c’est une expérience de vie de tout être humain quelles que soient ses origines. Je suis également certaine que les jeunes doivent être accompagnés afin de passer les étapes de vie qui les conduisent à être des personnes responsables. Chez les Kanak il y a de plus en plus de jeunes de plus de 40 ans, d’où l’importance d’intégrer l’ensemble des définitions de la jeunesse que j’ai signalées plus haut. Ce constat – des jeunes d’un âge très avancé – devient problématique car il réinterroge la pratique culturelle et sociale Kanak du mariage coutumier, qui pèse tout en étant parfois inexistante,soit par « je m’en foutisme », soit du fait de nouvelles vérités imposées, soit par crainte du poids des responsabilités ou encore de la difficulté à affronter des choix discutés des familles.
Mvts : Dans le processus politique aujourd’hui engagé, comment se situe « la » jeunesse ?
En Nouvelle Calédonie 50 % de la population a moins de 30 ans. Dans 12 mois, en novembre 2018, les citoyens et citoyennes de la Nouvelle Calédonie seront appelés aux urnes pour décider si oui ou non ils et elles récupèrent les dernières compétences qu’exerce l’Etat Français. Un oui équivaudrait à une pleine et entière souveraineté et la citoyenneté de la Nouvelle Calédonie se transformerait en nationalité. La Nouvelle Calédonie deviendrait indépendante.
Cette consultation, de mon point de vue, n’a malheureusement pas été préparée. Aucune institution ou parti politique n’ont réellement engagé des démarches auprès des administrés, auprès de la population pour qu’ils et elles puissent voter en connaissance de cause, à commencer par les jeunes.
La petite constitution dans la grande constitution
Mvts : Pourquoi cette impréparation vous préoccupe-t-elle particulièrement concernant la jeunesse ?
Une grande partie de la jeunesse ne connaît pas l’accord de Nouméa car ces 19 dernières années, aucune sensibilisation, aucune politique de proximité n’ont été mises en place pour que la population puisse s’approprier cet accord qui dessine les lignes directives qui contribuent à définir les contours du Pays que nous voulons voir s’émanciper.
Certains juristes en Nouvelle Calédonie ont l’habitude de nommer l’accord de Nouméa « la petite constitution dans la grande constitution ». On la désigne aussi par l’expression de « processus de décolonisation ». Cet accord a été signé le 5 mai 1998 par 3 partenaires :
– les indépendantistes représentés par le Front de Liberation National Kanak et Socialiste, le FLNKS
– les non indépendantistes représentés par le Rassemblement Pour la Calédonie dans la République, le RPCR
– l’Etat Français
Ce qu’il faut retenir de cet accord signé il y a 19 ans, c’est que le peuple Français pour la première fois de son histoire a reconnu l’existence du peuple Kanak et s’est engagé à l’accompagner dans son émancipation en constitutionalisant l’accord de Nouméa. 72% de la population a voté oui à cet accord.
C’est cet accord de Nouméa qui nous conduit dans 12 mois à notre première consultation pour le référendum car il y est inscrit.
Mvts : A quoi cela est-il dû selon vous ?
En Nouvelle Calédonie, il n’y aucune politique publique jeunesse Pays. Un doctorant nommé Paul Fizin disait ceci : « la jeunesse est un mille-feuille de compétences ». Je trouve que cette image illustre bien le fonctionnement réel de nos institutions. En effet chaque commune, chaque Province, le gouvernement, le Congrès, le Sénat Coutumier, a sa propre politique jeunesse, comme si on éduquait plusieurs jeunesses selon nos espaces géographiques. Il commence à y avoir des interactions entre institutions, mais elles sont très timides. Je dois dire aussi que l’on enferme également la jeunesse dans des communautés. L’une des premières démarches à engager entre les institutions ce serait un début de réflexion sur le principe même que la jeunesse n’a pas de couleur, et qu’elle évolue dans un pays en voie de décolonisation. Elle évolue dans une société qui est non seulement en mouvement mais qui s’inscrit dans une évolution particulière, celle de son émancipation.
La Génération 6
Mvts : Pour vous la jeunesse a pourtant d’ores et déjà un rôle particulièrement important à jouer à l’égard des générations qui viennent ? C’est pour cette raison selon vous qu’elle doit prendre toute sa part dans le processus politique en cours ?
Selon le concept générationnel du Sénat Coutumier, le temps est découpé en 25 ans et il commence à partir de 1870 dans l’histoire de notre Pays avec les générations 1, 2, 3, 4, 5. Je ne parlerai ici que de la Génération 6, toutes celles et ceux qui sont né.e.s à partir de 1975 jusqu’en l’an 2000 composent la Génération 6. Cette génération comprend toutes les personnes nées dans cette période de l’histoire du Pays, période des accords de Matignon, synonyme de paix après la période de la guerre civile dite « événements de 1984-88 », de Nainville les Roches. Cette période est synonyme d’ouverture à notre droit à l’autodétermination, de l’accord de Nouméa, des grands projets industriels (les usines, celle du Nord, Vavouto, projet des indépendantistes dans le cadre du rééquilibrage). C’est à la génération 6 que revient déjà la responsabilité d’être les aînés de la génération 7, celles et ceux qui sont né.e.s en l’an 2000 et qui continueront à naître jusqu’ en 2025. En 2018, les plus grands auront déjà 18 ans et seront en âge de voter.
Quand une génération de 25 ans n’a reçu pour toute éducation que les programmes de la république Française, on peut affirmer qu’elle n’a pas été éduquée réellement à l’histoire de son Pays, pas même celle du dernier siècle. Bon nombre d‘entre eux ne sont pas armés de la même manière pour comprendre réellement les enjeux de la Nouvelle Calédonie, Pays, nation en devenir. En ce mois de novembre très peu de personnes savent par exemple qu’en cette année 2017, nous commémorons le centenaire de la deuxième grande révolte Kanak. Les enfants et les jeunes de la Nouvelle Calédonie n’apprennent pas l’histoire de la colonisation ou s’ils l’apprennent, c’est sous l’angle de la progression, de l’évolution et certains professeurs choisissent délibérément de ne transmettre qu’une partie de l’histoire.
Mvts : Il y aurait donc une forme d’inculture historique à combler selon vous, et cela comme un exigence politique ?
Complètement. Pour comprendre, analyser et agir en conséquence, il faut avoir une base de données solide.
Une génération que l’on a éduquée à la course au diplôme, à la surconsommation, à la rentabilité, à la concurrence, à l’individualisme, aux biens matériels… est une génération à qui il manque la transmission de la volonté d‘agir par soi-même, d’agir pour le bien du groupe, le bien du peuple. C’est une génération qui a subit je dirai de nouvelle formes de colonialisme. Combien sont-ils à donner de leur temps, à sacrifier leur temps pour quelque chose qui ne rapporte pas d’argent? Combien sont-ils à participer pour le bien et le changement de nos pratiques éducatives ? Combien sont-ils à ne pas connaître l’histoire des premières révoltes de ce Pays, l’histoire du mouvement indépendantiste ? Combien sont-ils à penser qu’aller faire ses études pour le pays suffit largement pour la construction de notre Pays ? Combien sont-ils au bord de la route ? Combien sont-ils à ne plus entrevoir l’horizon, à se poser les questions pour demain après-demain ? Combien sont-ils à ne pas savoir lire et ni maîtriser aucune langue? Combien sont-ils à penser que indépendance rime aussi avec autosuffisance et initiative ? Combien sont-ils à vouloir gagner beaucoup beaucoup d’argent ?
La jeunesse est là, mais elle attend que des paroles soient en adéquation avec des actes. Elle chante, danse, écrit, peint, photographie, joue, se révolte et se suicide aussi parfois pour traduire l’expression d’un mal être…
Nous avons besoin de cette génération pour le développement du pays, le rééquilibrage du pouvoir, la distribution équitable des postes à responsabilité. Mais dans un processus de décolonisation, nous avons besoin aussi de leur capacité a s’organiser volontairement pour la traduction réelle est effective d’un citoyen inscrit dans un Pays en voie de décolonisation. Là aussi est le véritable enjeu et cela doit être une exigence politique qui inclura forcement la mise en place de nouvelle politique publique.
Cependant cette mise en place de politique publique doit se construire avec l’analyse de tous les manquements, les erreurs, les ratés et les propositions qui ont déjà été émises par plusieurs organisations, associatives, politiques, syndicales, religieuses…..
Pourquoi n’apprend-on pas réellement aux enfants de ce Pays l’histoire qui parle des ombres et des lumières, qui parle des mensonges de l’Etat français, des assassinats politiques, des manipulations des masses ?
Ne pas s’organiser pour nourrir, éduquer l’enfance et la jeunesse à sa propre histoire, c’est la déconsidérer, c’est manquer de respect à nos propres prolongements, nos enfants. C’est aussi manquer de respect aux nouveaux venus, manquer de respect à celles et ceux qui continueront le travail. Quel est le pouvoir de la communauté éducative face aux enjeux du Pays dans la Mélanésie mais aussi face au monde ? Quel citoyen, quel être humain voulons-nous pour demain ?
Pour demain
Mvts : au-delà du constat que vous faites, peut-on quand même rester optimiste ?
Mon Pays, depuis le 24 septembre 1853 est devenu une possession de la France. Cette puissance administrante s’est imposée à une civilisation de plus de 3000 ans, l’a écrasée et divisée. De la violence dans mon Pays, il y en a toujours eu, mais depuis les accords signés, nous avons travaillé, indépendantistes et non indépendantistes, à construire la paix.
Cependant lorsque je fais le bref constat de la situation des personnes originaires de ce Pays je ne peux que déplorer que : :
– 90 % de la population incarcérée est d’origine Kanak ;
– 54 % de la population est en surpoids et obèse, fléau qui touche principalement les océaniens et les Kanak ;
-30 % de la population est frappée d’illettrisme et sur ces 30 %, 80% sont d’origine Kanak ;
– Le taux d’échec scolaire touche principalement les Kanak et les océaniens ;
– Les comportements suicidaires qui provoquent les accidents de la route se rencontrent principalement chez les Kanak (conduite en état d’ivresse, sous l’emprise du cannabis, sans ceinture et avec une vitesse excessive…) ;
– Le taux de suicide est en constante augmentation, avec environ 30 décès en moyenne par an chez les jeunes.
Je ne suis pas par nature alarmiste, mais ce bref constat nous interpelle. Alors oui, il y a ces jeunes qui réussissent et il faut les valoriser, c’est le discours politique qui nous est rabâché lorsque l’on évoque « ces jeunes qui posent problèmes, qui sont rebelles, qui font des bêtises. »Mais ces jeunes à problèmes, cette jeunesse rebelle, cette minorité qui est parfois au bord de la route, voilà ce qui doit faire l’objet de toute notre attention et ce n’est pas parce que les autres réussissent que forcément la société qui les accueille est une société qui garantit « le vivre ensemble ».
A quelques mois du référendum, nous devons partager la confiance, voilà une parole qui traduit l’espoir que je mets dans les mains de l’enfance et de la jeunesse et que j’adresse aussi aux adultes responsables qui dirigent notre Pays. Oui se faire confiance pour dire que l’on peut changer, que l’on peut transformer la société si nous en avons le désir. Et si l’accord de Nouméa est un processus de décolonisation alors forcément, à un moment donné, il va falloir établir la liste de toutes les pratiques que nous devrions abandonner pour laisser place à la créativité, à l’imagination, à l’initiative… nous devrions ensemble organiser les politiques publiques qui nous aideront à progresser mais surtout, surtout, qui nous aideront à définir le peuple et la jeunesse de demain. J’y crois car dans mon Île, nous ne sommes que 300 000 habitants et je crois en l’intelligence des hommes, des femmes. Je crois en la parole, celle qui est portée par les hommes, les femmes, les jeunes et les enfants de ce Pays, l’art de parler et de faire, l’art de se porter des marques de respect pour garantir une cohésion sociale, celle du dialogue entre les générations, celle des solutions pour le bon avenir de la communauté humaine.