Repenser le projet de la gauche est l’objectif avoué de l’ouvrage de Tony Negri et Michael Hardt, Empire. P. Dardot, C. Laval et E. M. Mouhoud, dans Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, Paris, La Découverte, 2007, reviennent sur la bible des altermondialistes.
À l’heure où repenser le projet de la gauche, établir ses fondements théoriques apparaît comme une tâche urgente, comment apprécier la contribution d’Empire, l’ouvrage de Hardt et Negri ? Ce qui se donne pour une « révision créatrice du marxisme » ne fait-il que reconduire une pensée messianique, une « téléologie du combat » ? Ne va t-il pas jusqu’à conforter des politiques néolibérales ?
C’est à ces questions que répond l’ouvrage collectif Sauver Marx ?, en posant, à partir d’une lecture critique d’Empire, la question du sens d’un héritage marxien et de l’idéal dont il est porteur. Toute pensée de l’émancipation n’exige t-elle pas au contraire de faire le deuil de cet héritage ?
L’essai centre son analyse sur le cadre théorique général d’Empire. Il met ainsi en évidence son originalité. Car tout en reprenant des traits majeurs de la pensée de Marx, pour produire une analyse critique de la post modernité –l’affirmation que l’analyse du mode de production capitaliste est central dans la compréhension des changements de société, la conception du politique en termes de d’antagonismes, l’idée du travail comme socle d’émancipation, plus fondamentalement encore, une ontologie de l’être comme production–, Michael Hardt et Toni Negri y incorporent des problématiques qui lui sont étrangères. C’est le cas notamment de la conception originale de la démocratie en terme de multitude, c’est-à-dire d’un pouvoir immanent au corps social se fondant sur une ontologie de la puissance, héritée de la philosophie spinoziste.
À cette première tentative de synthèse, s’ajoute l’apport de pensées plus contemporaines comme celle de Michel Foucault, en rupture avec le marxisme, déterminante dans l’analyse du pouvoir en terme de biopolitique, désignant le nouveau régime d’exploitation et de contrôle qui caractérise l’ordre du monde.
L’analyse du cadre théorique d’Empire permet de mettre en évidence que la tentative de synthèse audacieuse entre l’héritage marxien, la conception de la démocratie spinoziste et l’analyse du pouvoir foucaldien est problématique, et conduit ses auteurs à des difficultés majeures.
Ces difficultés se traduisent par des apories relatives à la théorisation du passage au communisme, à cette tâche de reconstruire un « contre empire ». Les trois contributions de l’ouvrage traitent de cette question à partir d’approches interdisciplinaires. La première interroge l’analyse de la mondialisation comme condition du passage au communisme. La seconde soulève la question de l’institution du sujet politique, du sujet de l’émancipation. La troisième soulève les apories relatives à la constitution de ce « contre Empire », à partir de l’analyse du paradigme de pouvoir que désigne l’« Empire ».
La mondialisation : condition de libération de la multitude ?
La contribution de El Mouhoub Mouhoud revient sur l’optimisme qui caractérise l’analyse de la mondialisation par les auteurs d’Empire selon lequel la mondialisation serait en quelque sorte la condition d’un passage au communisme. Il met en évidence que cette thèse repose sur la reprise de deux thèmes développés par Marx : l’idée que la mondialisation est une tendance inscrite dans le capital. D’autre part, l’idée que le travail est le socle de l’émancipation.
La critique de El Mouhoub Mouhoud procède à partir de la mise en question de l’idée que la mondialisation serait porteuse d’une transformation radicale, serait destructrice des systèmes existants. Il récuse ainsi l’idée d’un changement structurel de l’économie qui tiendrait à une disparition du mode de production fordiste. Confrontant cette analyse à l’épreuve des faits, il est amené à renverser la thèse selon laquelle une nouvelle composition et production du savoir serait en œuvre dans cette économie de l’information, liée à l’informatisation de l’économie.
Pour Michael Hardt et Toni Negri en effet, la création d’un marché mondial réaliserait une nouvelle organisation de la production : déterritorialisée, organisée en réseau, celle-ci détruirait non seulement les cadres du fordisme, mais encore les structures politiques puisqu’elle amènerait au déclin des États nations, et par là même de formes de souveraineté. Elle créerait d’autre part une déterritorialisation de la force de travail.
Cette analyse de la mondialisation et de la nature de plus en plus immatérielle de la production se fonde sur un nouveau paradigme de travail. Non seulement les nouvelles formes de production dégageraient une productivité humaine toujours plus grande, mais elles modifieraient la nature du travail. Lié au développement de la place croissante des services dans l’économie, à la dématérialisation de la production (ou ce que l’on a appelé encore l’économie de la connaissance), le travail immatériel est ainsi conçu par les auteurs d’Empire à la manière du travail vivant chez Marx, soit dans sa seule positivité. Décrit dans les termes d’une pratique vivante et non imposée, le travail immatériel s’autonomiserait par rapport à un procès de production capitaliste. Apparenté à cette puissance positive d’expression et de réalisation du commun, il échapperait ainsi à toute tentative de captation marchande de par sa nature même, dans la mesure où il désignerait l’acte coopératif par excellence. Toujours en excès, en surplus, en démesure par rapport à toute volonté d’appropriation, il serait synonyme d’une action collective de libération.
La critique de El Mouhoub Mouhoud développe trois objections majeures : D’une part elle remet en cause l’idée d’une rupture radicale dans le mode de production capitaliste, en établissant que les cadres du fordisme se maintiennent dans une économie de la connaissance, notamment dans une forme d’organisation taylorienne. La nouvelle économie ne marque pas une crise du capitalisme lui-même, mais elle reconduit d’autres formes d’organisation de la division du travail. L’information, au même titre que d’autres biens accumulables comme le capital, est intégrée dans une logique marchande. Au sein de la mondialisation coexistent non pas un mode de production, mais plusieurs. Ainsi, la concentration des activités innovantes (pôles de recherche, de reproduction de connaissances) récuse l’idée d’une suppression des frontières nationales, de la déconcentration de la production.
Enfin, elle lève la confusion entre connaissance et information. L’accumulation de l’information ne signifie ni sa maîtrise, ni son appropriation par le plus grand nombre. La division du travail opère à l’intérieur du travail immatériel, ce dont atteste la profonde inégalité d’accès au savoir : le savoir parcellaire des utilisateurs coexistant avec la maîtrise de compétences pointues de la part d’un corps de spécialistes.
Elle infirme donc la thèse selon laquelle la multitude créerait de nouvelles formes sociales, voire une nouvelle subjectivité des luttes dans cette nouvelle composition du savoir, décrit dans les termes d’une production socialisée.
Multitude : du sujet social au sujet politique ?
La contribution de Pierre Dardot met l’accent sur la difficulté relative à l’institution du pouvoir démocratique, qui apparaît à la fois comme un présupposé et d’autre part comme un résultat, en établissant que cette contradiction repose sur deux conceptions du politique qui s’enchevêtrent. La conception originale du communisme par Toni Negri et Michael Hardt tient à ce que celui-ci se réaliserait spontanément dans la pratique d’un travail vivant. C’est pourquoi il est déjà à l’oeuvre dans
le corps social qui a pour nom multitude. Celle-ci désigne un être social existant dans le présent puisqu’il englobe tous ceux qui participent à la production sociale. Cette production ne se limitant pas à la production de biens matériels, mais englobant l’ensemble de la force créatrice de travail. C’est pourquoi en elle est à l’oeuvre le communisme, qui se réaliserait dans cette puissance de coopération, voire cette puissance de vie qui inclut toute dimension corporelle et affective, affranchie de toute direction. La production de la vie sociale à l’oeuvre dans des pratiques coopératives apparaît donc comme processus interne, immanent au travail. De cette dimension ontologique de la multitude, comme être social, découle l’affirmation de son autonomie. Selon les auteurs d’Empire, cette production échappe en effet par nature à la capture du capital, parce qu’elle est toujours en excès sur tout processus de privatisation.
En ce premier sens, la constitution du sujet politique apparaît comme une fausse question puisque une logique institutionnelle du commun est déjà à l’oeuvre dans les réseaux de coopération, de collaboration du travail vivant. La multitude existe déjà comme être social, puisqu’elle se définit comme cet agir en commun, cette production du commun immanente au social.
C’est précisément ce caractère d’immanence qui donne tout au sens à la référence à la philosophie spinoziste. L’originalité du concept de démocratie de Spinoza tient à ce qu’il se fonde sur une conception particulière du pouvoir. Ce pouvoir, né du transfert des puissances de tous, se définit comme le gouvernement de tous par tous. La multitude désigne cet ensemble de singularités agissant en commun, irréductibles à l’identité et l’homogénéité. Ceci exclut donc l’idée d’un pouvoir transcendant à l’existence du corps social, séparé de la société. Parce que la multitude préserve la singularité, elle ne peut être pensé dans le registre de la loi, ni dans celle de l’Etat. C’est pourquoi elle est irréductible au peuple, qui contient l’idée d’un corps et donc d’une unité.
Pierre Dardot met en évidence que ces deux conceptions du politique –l’une où le communisme apparaît comme production du commun, l’autre qui détermine le communisme comme gouvernement de tous par tous– qui s’enchevêtrent impliquent des contradictions.
La première selon laquelle tout en se définissant comme multiplicité, comme être pluriel, irréductible à l’unité, la multitude se constitue comme sujet de l’émancipation, comme sujet politique. C’est à ce titre qu’elle a pour tâche la dissolution de l’ordre ancien en abolissant la séparation entre la souveraineté du pouvoir et la société. C’est en ce sens qu’elle désigne tous les exploités qui s’opposent à l’Empire.
La seconde qui tient à ce que l’action politique sous la figure de l’agir en commun est à la fois condition et résultat du communisme lui-même. Le passage au communisme apparaît à la fois comme nécessaire et à la fois comme événement. Le communisme est déjà à l’oeuvre dans notre présent, mais il est à venir, puisque la multitude se définit aussi comme sujet de l’émancipation qui a pour tâche la constitution d’un « contre empire ».
Cette contradiction témoigne selon Pierre Dardot des apories de la pensée marxienne elle-même relative à la constitution et à la nature même du prolétariat. Tantôt celui-ci apparaît comme résultat d’une tendance objective, immanente au procès de travail. La classe ouvrière étant unifiée, organisée par le mécanisme du procès de production capitaliste, paraît comme accomplissement même du procès de production. Sous cet angle, la constitution du prolétariat en sujet politique apparaît comme une nécessité inscrite dans le procès de production capitaliste. L’exploitation à terme, engendrant des crises. Mais, d’un autre côté, elle se manifeste comme tendance, puisque le prolétariat a pour signification la dissolution de l’ordre ancien.
La troisième, qui tient à la nature même du sujet politique. Cette contradiction s’exprime dans la figure paradoxale du pauvre, emblématique de la condition de la multitude toute entière. Celui-ci, défini comme membre de la multitude, est producteur de la richesse commune. Mais d’un autre côté, il figure l’exploitation, le dépouillement et la dépossession. La redéfinition de l’exploitation en terme de privation, d’expropriation du commun est contradictoire avec la définition du travail vivant, en terme de production du commun irréductible à toute tentative d’appropriation.
Cette série de contradictions repose, et c’est ce qu’établit cette contribution, sur une tentative de synthèse entre deux cadres théoriques se fondant sur deux ontologies incompatibles, l’une qui affirme l’être existant dans la production (héritée de Marx), l’autre qui affirme l’être comme puissance (héritée de Spinoza). Mais elle tient aussi à ce que Hardt et Negri, tout en voulant éviter les hésitations de Marx quand à la définition du prolétariat, à la fois classe et non classe, ne font que la reconduire. Mode de rupture, ou accomplissement, le concept de communisme hésite entre être deux déterminations antagoniste : l’une comme être, l’autre comme événement.
Du politique au biopolitique ?
La contribution de Christian Laval relève la contradiction à l’œuvre dans le nouveau paradigme du pouvoir tel qu’il est développé dans Empire, qui tient à une tentative de synthèse entre le concept de biopolitique emprunté à Michel Foucault, et la conception du champ politique comme conflit hérité de Marx.
Dans leur analyse du nouveau mode de pouvoir propre à l’Empire, Toni Negri et Michael Hardt mettent l’accent sur le fait qu’il se situe en rupture avec toutes les formes de pouvoir qui l’ont précédé historiquement. L’analyse de la mondialisation comme processus de dissolution des instances nationales les conduit à penser ce pouvoir comme une souveraineté impériale. Une des caractéristiques majeures de ce pouvoir en est la forme de réseau décentralisé. L’absence de centre, de hiérarchie interne de cette souveraineté décentralisée signifie qu’aucun lieu n’échappe au pouvoir. Il n’a pas de limite, pas plus qu’il n’a dehors. Ce que reprennent ainsi les auteurs d’Empire de Michel Foucault, c’est la critique d’un pouvoir conçu en terme de souveraineté, ou encore d’un pouvoir juridico-politique pour rendre compte du pouvoir tel qu’il s’existe sous la forme de ce biopouvoir. S’exerçant à l’ensemble de la société, sous forme de dispositifs d’incitation, de contrôle jusque dans des pratiques intimes, cette gouvernementalité normative dépasse le seul sens économique. Plus encore, en se donnant pour tâche la prise en charge de la vie, il participe d’une fonction régulatrice de la vie collective dont l’effet n’est pas tant d’interdire des conduites, que de produire la constitution des sujets.
Mais ce qu’établit cette contribution, c’est que Michael Hardt et Toni Négri procèdent à un véritable coup de force en réinterprétant le concept de manière vitaliste, soit en amputant ce concept de toute dimension négative. Ce concept qui permet de penser le passage du politique moderne au biopolitique, s’apparente dans Empire à une production autonome de la multitude, pure puissance à la source de toute création de toute relation affective. Il désigne cette production de la vie sociale issue de l’activité immatérielle, à l’oeuvre dans des pratiques coopératives. Outre cette première signification, il renvoie encore au développement capitaliste, et est assimilé à la lutte contre celui-ci. Il désigne en ce sens la résistance au biopouvoir. Christian Laval met en évidence que ces
contradictions internes au paradigme de biopolitique expriment une autre difficulté relative à la nature des luttes. La lutte biopolitique, parce qu’elle désigne la production du commun apparaît première par rapport au pouvoir puisque cela découle de son caractère autonome. Mais d’un autre côté, les auteurs d’Empire conçoivent la multitude dans une relation frontale et d’opposition avec le pouvoir, en conservant un cadre théorique marxiste, tout en déplaçant cette opposition du pouvoir au désir. Toute l’ambiguïté du concept de communication exprime cette tension en désignant à la fois le terrain de lutte ou l’outil de libération. La lutte biopolitique en désignant l’existence modelée par les formes que prend la communication, est lutte dans la communication. Mais en même temps, la communication apparaît comme le médium par lequel les hommes découvrent ce qu’ils ont en commun. Ce retournement de la pensée de Foucault ou Deleuze qui démasquaient dans la communication une entreprise de pacification sociale, s’enracine fondamentalement dans l’idée que le potentiel démocratique serait moins utopique dans une société de communication. La valorisation de la figure de la désertion, figure de résistance qui vient se substituer à la figure de la classe ouvrière témoigne de cette aporie relative à la nature des luttes.
Par certains de ses aspects, et c’est bien ce qu’établissent les auteurs de Sauver Marx, Empire réactualise les impasses de la pensée marxienne. La fidélité à une conception progressiste de l’histoire, elle-même construite sur une ontologie de l’être comme production engendre ce que les auteurs repèrent comme « les trois illusions fondamentales » : une certaine conception de l’histoire faisant du communisme « une nécessité historique immanente », « l’illusion productiviste » qui définit le sujet politique à partir de sa participation à la production. La troisième selon laquelle l’émancipation humaine s’identifierait à l’illimitation des forces productives. C’est cette croyance qui explique la contradiction selon laquelle l’émancipation selon Hardt et Négri relève tantôt d’une tâche, tantôt d’un événement et qui donne à Empire une dimension de messianisme historique.
Mais les auteurs de l’essai Sauver Marx soulignent aussi la fécondité théorique d’Empire en dépit de sa dimension aporétique qui tient à son audace théorique, à son projet de refondation de la gauche. Cette œuvre permet de prendre des distances avec les discours de gauche qui, sans en avoir nécessairement conscience, font revivre les traits les plus dogmatiques du marxisme, ou encore ne veulent pas prendre le risque de confronter cette pensée aux mutations de notre modernité. Elle pointe ainsi les erreurs de la gauche à définir comme sujet politique la classe ouvrière, à vouloir circonscrire les luttes au seul plan de l’État nation, quand les rapports d’exploitation se développent dans tout le corps social, et que la logique marchande s’étend à tous les domaines de la vie.
L’originalité de cette pensée critique, son ambition de penser l’ensemble des phénomènes d’une époque à partir de la question de l’émancipation, lui permet de poser des questions fondamentales qui ont été occultées par la gauche. Or, c’est précisément l’affrontement à ces questions qui peut permettre d’apporter des perspectives politiques au mouvement social. Face à cette nouvelle rationalité néolibérale produisant la dissolution marchande de tout lien social, entraînant la désintégration de la communauté politique, il est plus qu’urgent de penser un projet d’émancipation qui ne relève, ni de l’utopie, ni même de cette confiance dans le progrès. Quel sens peut prendre aujourd’hui la notion de commun, à l’ère d’une appropriation marchande dans tous les domaines de la vie ? Quel sens donner à la démocratie, si elle ne doit se définir ni dans les termes d’une souveraineté, ni même en terme juridico-politique ?