L’article s’intéresse à la non-mixité féministe, avec une visée explicitement conceptuelle et normative. Il s’agit pour l’autrice de contribuer au débat sur la signification et l’importance de la non-mixité pour le féminisme. Contre une conceptualisation jugée apolitique et ahistorique de la non-mixité, l’autrice propose de revenir sur les théories et les pratiques de la non-mixité dans différents contextes, en choisissant trois cas d’études issus de pays occidentaux (féminisme radical états-unien des années 1970, féminisme radical matérialiste français, féminisme poststructuraliste et queer à Montréal). Dans un deuxième temps, l’article vise à réconcilier les théorisations féministes de la non-mixité en identifiant plusieurs enjeux communs aux différentes approches et en formulant des recommandations dans l’objectif de construire une solidarité politique féministe.
La non-mixité inscrite dans une logique féministe est souvent source de tensions, d’incompréhensions, de conflits, parfois au sein du mouvement féministe même. Décider d’utiliser ce mode d’organisation se conjugue souvent avec une demande de justification face à des critiques qui perçoivent cette stratégie comme trop radicale pour réellement servir les objectifs du féminisme. Ces critiques ne traduisent peut-être qu’une compréhension réductionniste à la fois de la réalité et du féminisme. Une perspective qui rend compte des rapports de pouvoir dans la société et des théories féministes détient le potentiel d’y répondre pertinemment. A travers cet article, l’objectif est double : i) échapper à une conceptualisation apolitique de la non-mixité ; ii) proposer une conceptualisation de l’objectif premier de la non-mixité dans une perspective féministe.
La première partie s’intéresse à clarifier la relation entre théories féministes et non-mixité et présenter les pratiques qui en découlent à travers des exemples historiques tirés du contexte des pays occidentaux. Dans une deuxième partie, trois enjeux centraux de la non-mixité communs aux pratiques sont distingués non-exhaustivement. Ceux-ci illuminent les dynamiques externes et internes à partir desquelles se développe la non-mixité. Les cas d’études et les théories sélectionnées exclusivement occidentaux présentent une limite au texte dans la mesure où la non-mixité est une pratique qui ne se limite pas à l’Europe et l’Amérique du Nord. Cependant, l’analyse permet d’avancer la réflexion sur l’importance de la non-mixité pour le féministe occidental, ses forces et ses limites.
La non-mixité
Simplement, la non-mixité peut être définie comme pratique de résistance. Elle consiste à définir certains lieux, événements, rassemblements comme exclusivement réservés à des catégories sociales (excluant intentionnellement la participation d’autres groupes sociaux définis). L’article se concentre sur la non-mixité pensée dans une perspective de politique oppositionnelle féministe. En d’autres termes, elle ne comprend pas la non-mixité pratiquée par les groupes dominants, définis largement et contextuellement, ou qui ne découlent pas directement d’une intentionnalité individuelle et collective. Elle n’inclut pas non plus des groupes qui se réuniraient sur la base d’intérêts communs mais non mus par une logique féministe. En posant la conditionnalité de politique oppositionnelle et féministe, on évite une étude ahistorique et apolitique. La non-mixité féministe est principalement une non-mixité sexuée ou de genre. Cependant elle peut aussi englober une identité plus complexe comme le montre l’exemple du collectif afro-féministe Mwasi[1] qui est composé exclusivement de femmes noires.
Féminismes et non-mixité
La théorisation de la non-mixité au travers de différents courants féministes rappelle que le féminisme n’est pas un courant homogène. Afin de clarifier les enjeux relatifs à la non-mixité, le cadre théorique de base de cette recherche se réfère au féminisme radical, matérialiste, et poststructuraliste, trois courants centraux au féminisme occidental contemporain. Il faut toutefois noter qu’au sein d’un même courant féministe, il existe des conceptualisations hétérogènes, parfois contradictoires. De façon pédagogique, on posera des caractéristiques très, peut-être trop, générales qui traduisent néanmoins l’esprit de chaque féminisme. En particulier, nous nous intéresserons à identifier 1. La source de l’oppression ; 2. Le lieu de l’oppression ; ainsi que 3. Les stratégies de transformation avancées par chacune des théories. Les différences conceptualisations de la non-mixité renvoient plus généralement aux clivages existants entre les courants féministes.
Le féminisme radical au prisme du séparatisme lesbien aux États-Unis (1970-1980)
En théorie
Le féminisme radical naît à la fin des années 1960 en Occident. L’oppression des femmes est pensée comme trouvant sa source dans le système social des sexes, c’est-à-dire le patriarcat. Parce que les féministes radicales entendent s’attaquer à la racine du système, il est nécessaire de reconstituer une forme de lutte autonome. Cette autonomie à la fois au niveau de la pensée et de la pratique devient la condition sine qua non de la libération. Le féminisme radical pense le contrôle du corps des femmes, incluant la maternité et la sexualité, comme la matérialisation première du patriarcat. Le renversement du patriarcat doit dès lors s’inscrire dans la réappropriation par les femmes de leur propre corps. Pour ce faire, les féministes radicales promeuvent le développement d’une culture alternative autonome des codes, pratiques et idées développés dans le contexte du patriarcat. L’autonomie revendiquée par les féministes radicales ne peut être totale en présence des hommes : l’hétérosexualité est à rejeter à la fois comme désir et comme institution[2]. Afin de construire une société qui ne maintient ni ne reproduit le patriarcat, la construction d’espaces autonomes loin de l’influence des hommes, sans distinction, prend du sens.
En pratique
Aux États-Unis, dans les années 1970 naissent les communautés dites « féministes radicales » ou « lesbiennes séparatistes » qui se construisent autour d’une identité commune au niveau local mais manifestent des caractéristiques très diverses et hétérogènes. Bien que certaines communautés soient établies dans des endroits urbains, beaucoup fleurissent dans des localités rurales. Ce contrôle de l’espace est perçu comme une opportunité rêvée pour favoriser le développement d’une identité lesbienne à part entière, d’un mode de vie commun ainsi que de nouvelles façons d’interagir avec son environnement dans une autonomie revendiquée[3]. L’identité lesbienne est essentiellement pensée dans le cadre politisé du choix et de la conviction. Le lesbianisme est compris comme position politique radicale et comme une stratégie d’émancipation. Parallèlement, les lesbiennes sont amenées à politiser leur sexualité dans une perspective féministe afin de réellement participer au changement social[4]. L’engagement politique sous-jacent est en effet centré autour d’une perspective féministe radicale et la construction d’une culture et identité collectives plutôt qu’axé sur l’orientation sexuelle per se.
Une des premières communautés féministes radicales à se former est The Furies en 1971 à Washington DC. Ce collectif lesbien féministe est initialement composé de 12 femmes blanches âgées de moins de trente ans. The Furies est une communauté lesbienne séparatiste particulière sur plusieurs niveaux. D’une part, l’espace séparatiste dans lequel le groupe propose d’évoluer est un foyer communautaire en milieu urbain. D’autre part, si beaucoup de communautés lesbiennes revendiquent leur autonomie et essayent de créer un mouvement non-hiérarchique et exempt de leadership politique, The Furies saisit les opportunités pour influencer et guider la libération des femmes[5]. Le groupe se constitue en partie sur la base d’un antagonisme avec le féminisme mainstream de l’époque illustré par le National Organization for Women (NOW) qui cherche stratégiquement à se distancier des aspirations lesbiennes. The Furies appelle à rétracter son soutien aux pratiques et institutions hétéropatriarcales et développer des communautés radicalement autonomes des influences oppressives des hommes et des femmes hétérosexuelles. L’identité lesbienne est pensée ici comme acte politique[6]. Par conséquent, le séparatisme lesbien mis en pratique par ce groupe doit être compris dans une perspective historique où le sexisme des hommes et l’homophobie des femmes hétérosexuelles se confondent.
Limites
De manière générale, des fissures apparaissent rapidement dans les communautés lesbiennes séparatistes notamment par rapport à la question de la classe sociale et de la propriété de la terre. Des discriminations à l’encontre des femmes racisées ou invalides viennent aussi mettre à mal l’utopie des premiers temps[7]. S’agissant de The Furies, des tensions au sein du groupe naissent également très vite. Des différences fondées sur les privilèges de classe émergent comme matière à conflit. Le groupe s’éteindra en 1972 en raison des conflits idéologiques, et des emplois du temps qui s’essouffleront à force de mener différentes lutes en parallèle des obligations de la vie quotidienne[8].
Ces fissures illustrent peut-être les obstacles à la priorisation d’un axe de l’identité sur les autres. Si les idées féministes sont présentées comme premières par rapport à l’orientation sexuelle, de facto la séparation basée sur le genre et la sexualité vient placer au second plan les solidarités qui se forgent sur la base de la race, la religion ou la classe qui peuvent se retrouver entre les femmes et hommes afro-américains ou en référence à la lutte commune pour les droits homosexuels et contre l’homophobie avec les hommes gays. Par conséquent, ces communautés rassemblent surtout des femmes blanches et de classe moyenne[9]. Ces préoccupations concernant l’aspect exclusif du séparatisme lesbien sont reprises avec force par le Combahee River Collective[10] qui écrit :
“We do not have the misguided notion that it is their maleness, per se—i.e., their biological maleness—that makes them what they are. As Black women we find any type of biological determinism a particularly dangerous and reactionary basis upon which to build a politic. We must also question whether Lesbian separatism is an adequate and progressive political analysis and strategy, even for those who practice it, since it so completely denies any but the sexual sources of women’s oppression, negating the facts of class and race”[11].
L’érosion de la dynamique des communautés lesbiennes laisse entrevoir le développement d’une perspective intersectionnelle de l’oppression. Peu à peu, l’idée d’une identité de femmes commune sur laquelle la politique féministe radicale ou lesbienne s’est construite s’altère et une prise de conscience s’opère vis-à-vis du caractère oppressif de cette identité envers les femmes de couleur ou d’une classe sociale inférieure[12].
De l’autre côté de l’Atlantique, la pratique de la non-mixité fait aussi débat. La formulation de celle-ci est toutefois ancrée dans un contexte et des théorisations distinctes.
Le féminisme radical matérialiste dans le contexte politique français (1945-2000)
En théorie
Trois idées sont majeures pour comprendre le féminisme matérialiste : i) les deux sexes sont perçus comme des catégories sociales relationnelles et en ce sens toute analyse doit se fonder sur leur mise en relation constitutive ; ii) l’oppression des femmes est un fait social si bien que toute naturalisation de la différence entre les sexes est pensée comme facticité contribuant à l’oppression ; iii) l’oppression des femmes, tant individuelle que collective, présente des fondements matériels, en particulier au niveau du rapport au travail domestique, qui donnent lieu à l’appropriation de la valeur économique du travail productif des femmes par les hommes[13]. Le féminisme matérialiste pose deux groupes identifiables, femmes et hommes, comme produits des rapports sociaux de sexe qui constituent eux-mêmes des classes de sexe. Les luttes tendent vers l’abolition de la division de l’humanité en classes de sexe[14]. Dans cette optique, des stratégies se dessinent. La plus pertinente dans le cadre de cette étude sur la non-mixité s’articule autour de l’idée suivante : parce que les subjectivités des femmes se construisent dans et par la division du travail, « le rapport au travail ne peut devenir subversif que si l’organisation du travail militant ne se transforme pas en vecteur d’actualisation des hiérarchies sociales »[15]. La domination masculine prenant forme dans l’organisation et la structure du travail militant (séparation, hiérarchisation, spécialisation), le chemin vers l’émancipation adresse nécessairement la question de l’apprentissage collectif de la matérialisation du travail militant (niveau matériel) ainsi que de la prise de conscience de son oppression (niveau idéel)[16]. La non-mixité dans le féminisme matérialiste peut donc se comprendre dans l’optique d’une transformation à ces deux niveaux.
En pratique
Si avant 1940, les hommes sont perçus comme indispensables à la vitalité du mouvement féministe français, la période 1945-1980 vient fragiliser et remettre en question la configuration mixte du mouvement à la fois dans la pratique et dans la symbolique de certaines communautés féministes. Ce bouleversement vient s’inscrire dans des transformations plus profondes de la société française. Les années 1960 marquent la fin des inégalités telles qu’elles étaient reconnues dans le Code Civil offrant aux femmes une plus grande autonomie et légitimité d’action dans l’espace public[17]. Les revendications féministes se transforment, insistant non plus sur les droits égaux mais sur les structures patriarcales à travers lesquelles l’oppression des femmes est maintenue. Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), qui nait en 1970 s’illustre comme l’organisation par excellence où la non-mixité s’impose comme principe fondamental. La non-mixité se traduit en priorité dans les réunions des groupes et dans les assemblées générales, même si elle ne concerne pas toutes les activités du mouvement (par exemple les manifestations ne sont pas non mixtes). Pour le MLF, la non-mixité devient une condition sine qua non à la prise de conscience de son oppression et la métaphore de la domination masculine comme système capitaliste et patriarcal. Elle s’inscrit aussi dans la logique de lutte contre la reproduction des rapports de pouvoir au sein du mouvement féministe[18]. L’émergence de la pratique repose sur l’idée d’espaces autonomes nécessaires à la définition des orientations politiques et stratégiques du mouvement non dictés par les hommes et sur l’idée d’une émancipation matérielle et idéelle[19]. Il serait cependant incorrect de penser que la non-mixité ait fait l’unanimité au sein du mouvement féministe français. Il existe en parallèle des groupes féministes mixtes dans les années 1970, à l’image du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC).
Limites
Dès les débuts de la non-mixité au sein du MLF, la question de la classe sociale et sa matérialisation vient questionner les espaces non-mixtes notamment en ce qui concerne l’accès à la parole[20]. L’hétérocentrisme du mouvement est aussi mis en avant par les lesbiennes qui décident de fonder des associations autonomes[21]. La non-mixité comme stratégie de résistance est par ailleurs victime d’une érosion graduelle dès 1979 causée par le déclin des effectifs militants et exacerbée par des transformations économiques et sociales comme l’institutionnalisation de la question de l’égalité des sexes. Dès 1990, les mouvements féministes connaissent un nouveau souffle mais la non-mixité peine à rassembler au sein de ce nouvel essor activiste. Ces nouveaux groupes féministes adoptent la mixité comme principe, marquant ainsi une rupture dans le féminisme français. La nouvelle génération féministe ne se reconnait plus dans l’idée de « femmes repliées sur elles-mêmes ». Celles qui choisissent de conserver la non-mixité comme principe organisationnel essuient les revers de critiques les accusant d’un mode d’organisation dépassé[22].
A partir des années 1980 et 1990, des critiques postmodernes et poststructuralistes émergent à l’encontre des théories positivistes, marxistes ou humanistes. Au lieu d’insister sur les commonalités entre individus et l’homogénéité des identités, ces critiques proposent la reconnaissance des intersections historiques entre le genre, la sexualité, ou la race comme outils régulateurs à différents niveaux du social et du politique[23].
Le féminisme poststructuraliste et queer, entre rejet et embrassement de la non-mixité, à travers la communauté queer anglophone de Montréal
En théorie
Dans la version la plus radicale du poststructuralisme, le concept de « femmes » est problématique car toutes les sources de connaissance, discours et définition des femmes sont imprégnées de misogynie et de sexisme[24]. Comment dès lors penser le féminisme quand son concept central est difficilement formulable ? Le mécanisme fondamental de l’oppression est le maintien de systèmes de pouvoir et de connaissance qui sont créés à travers le discours. Le discours est compris comme un outil qui régule et définit le monde social et les individus[25].
La critique principale du poststructuralisme à l’égard de la non-mixité est alors évidente puisque celle-ci se fonde historiquement sur une identité de femme. La référence à une identité construite par les outils du patriarcat renforce les rapports de domination, quand bien même celle-ci serait définie par des féministes[26]. Le projet du poststructuralisme est porté par la déconstruction et dé-essentialisation du concept de « femme » dans tous ses aspects à travers la rupture avec l’identité. La mobilisation sur la base de l’identité de « femme » ne peut donc représenter un facteur central dans le projet de libération car il reproduit et renforce les rapports de domination et d’oppression. Si le poststructuralisme semble aller à l’encontre de la logique de la non-mixité en rejetant toute forme de catégorisation possible, dans la pratique et dans des versions plus modérées de la théorie, la non-mixité semble se négocier.
En pratique
Le mouvement queer est issu du poststructuralisme dans le sens où il rejette toute forme d’essentialisation des identités de genre et sexuelles et plus généralement toute forme de catégorisation[27]. Le mouvement queer conteste la non-mixité entre « femmes » sous couvert que celle-ci réifie et simplifie l’expérience de « femme » et contraint les individus à effacer certaines de leurs expériences pour se conformer à une identité définie par le statu quo. A cet égard, le militantisme queer radical à Montréal propose un exemple particulièrement intéressant. Dans la communauté anglophone de la ville, il arrive que les militant.es racisé.es s’organisent temporairement en tant que QPOC (« queer people of colour »). Ces groupes non-mixtes se constituent sur la base de l’expérience de la racisation qui implique une certaine auto-reconnaissance de sa propre expérience plutôt que sur des critères physiques. Dans cette même communauté, on retrouve aussi des groupes d’affinités ou de conscientisation non-mixtes rassemblant principalement des femmes racisées ou en situation de pauvreté, tous deux fondés sur le principe d’auto-identification[28].
Des stratégies de négociation de la non-mixité
De prime abord, ces groupes constituent des paradoxes au regard du rejet presque non-équivoque de la pensée queer vis-à-vis des espaces non-mixtes de « femmes ». Cependant, il est possible de dégager certaines hypothèses afin de rationaliser ces pratiques parallèlement aux pratiques. Premièrement, il est envisageable que le mouvement queer négocie temporairement ses racines en reconnaissant la matérialité des rapports entre les genres et les sexes[29]. Cette observation montre l’importance de la contextualisation. Deuxièmement, en se réappropriant la signification du mot femme, la catégorie en est partiellement altérée et redéfinie. Dans ce contexte, la non-mixité en tant que « femmes » peut être acceptable tant que le terme n’est pas exclusivement réservé aux femmes « privilégiées », c’est-à-dire hétérosexuelles, blanches, et de classe moyenne et supérieure[30]. Troisièmement, il est possible de penser l’identité en rapport avec le concept de « positionnalité »[31]. Dans cette perspective, le sujet est déraciné d’une pensée essentialiste et émerge comme produit historique. Le genre n’est ni naturel, biologique, universel ou ahistorique, mais il est une position à partir de laquelle l’action politique peut être pensée[32].
Vers la réconciliation des féminismes
Les féminismes sont souvent analysés sous l’angle de la différence. Cette recherche s’efforce de soutenir que chercher les intersections, la complémentarité, la négociation est un chemin plus productif : l’idée est de transcender les différences sans les nier pour penser les féminismes contemporains, leurs pratiques et leurs défis de manière plus cohérente et fluide. Dans les ramifications féministes de la non-mixité, on peut ainsi identifier : i) la difficulté d’articuler la multiplicité et complexité des oppressions ; ii) la réappropriation de l’espace patriarcal ; iii) la définition d’un objectif commun et la construction d’une solidarité politique. En mettant l’accent sur ces enjeux communs, on insiste sur l’importance de penser au-delà des clivages pour envisager et forger une solidarité politique féministe.
Vers une pratique intersectionnelle de la non-mixité
Immanquablement, ce qui ressort de l’analyse des trois cas d’étude présentés est la nécessité d’articuler une approche intersectionnelle de la non-mixité pour que cette pratique ne soit pas simplement le reflet d’un féminisme blanc. Elle montre aussi en quoi il est primordial d’établir certaines frontières entre les individus afin de reconnaitre leurs expériences d’oppression individuelles et collectives.
D’une part, à travers la pratique de la non-mixité telle que dictée par des théories définies, le séparatisme lesbien aux États-Unis et le féminisme radical matérialiste en France ont appris à dé-solidifier les barrières des identités et penser plus loin que la simple référence aux « femmes ». Dans leurs obstacles à établir une non-mixité de femmes, ils suggèrent la complexification de l’équation de la domination initialement posée. La catégorie de « femmes » ne peut être comprise sans élaborer les intersections de race, religion, orientation sexuelle ou de classe[33]. D’autre part, le mouvement queer issu de la pensée poststructuraliste a réussi à négocier la pratique de la non-mixité et la matérialité des rapports de pouvoir ou plus justement l’auto-identification fondée sur l’expérience de l’oppression et des rapports de pouvoir. Une approche anti-oppressive des identités ne peut nier les dynamiques sociales découlant de la matérialisation des privilèges. Ces limites pointent vers la nécessité d’une perspective intersectionnelle qui reconnaitrait la diversité des oppressions et leurs sources en prenant en compte les différentes dimensions qui constituent les identités des femmes ou personnes marginalisées.
Cela ne veut pas pour autant dire que toute pratique de la non-mixité doit constamment être intersectionnelle, l’hypothèse de base de cette recherche se fondant sur l’idée de contextualisation. Si la non-mixité peut être pensée et pratiquée de multiples façons et englober des identités plus ou moins hétérogènes, la clé repose peut-être sur la sensibilisation et prise de conscience des rapports de pouvoir au sein d’un groupe constitué sur la base de l’intersection de plusieurs identités. Cela suggère en outre l’importance d’une construction autoréflexive de l’espace de manière à constamment rester politisé.e et conscient.e de soi-même.
La réappropriation de l’espace patriarcal
L’espace non-mixte ne peut se concevoir indépendamment de la sphère plus large de la société. La non-mixité ne peut servir le changement social progressif que dans le sens où elle est initiée par des groupes historiquement opprimés[34]. Dans tous les cas, la création de ces espaces prend sa source dans la volonté de se détacher des rapports de domination dans une société donnée.
La création de liens entre hommes est largement acceptée et valorisée dans la société patriarcale. Ainsi, les groupes constitués exclusivement d’hommes sont perçus comme légitimes et même peut-être désirables, sans jamais être désignés par l’idée de non-mixité. En revanche, les femmes n’ont jamais bénéficié de cet encouragement implicite, leurs rassemblements exclusifs éveillant souvent des soupçons[35]. Raibaud[36] montre que toutes les situations où les femmes sont réunies entre elles tendent à être dévalorisées autant dans le milieu professionnel que dans la vie associative, comme si une sororité « complète » était impensable. En d’autres termes, des femmes entre elles constitue forcément un groupement incomplet. Si les hommes (blancs, cis genres, hétérosexuels, de classe moyenne) qui se réunissent entre eux ne perturbe pas la structuration et matérialisation du pouvoir et donc ne font pas l’objet de débats, une réappropriation de l’espace par les femmes est plus visible et controversée.
Si la non-mixité entre femmes ne laisse pas indifférent, la mixité quant à elle est beaucoup moins problématisée. Il ressort de plusieurs études que lorsque femmes et hommes occupent un même espace, leurs expériences diffèrent. Plus spécifiquement, la relation hommes-femmes qu’implique la mixité apparaît être une expérience de domination masculine[37][38]. Au-delà des idéologies ou convictions, la mixité montre les limites de la matérialité des corps dans la lutte contre l’oppression. Cette observation est corroborée par divers exemples. Dans une analogie du sexisme et du racisme, Delphy[39] explique que dans les mouvements contre l’oppression raciale aux États-Unis en 1965, même lorsque les blancs ne sont pas majoritaires ou dans des positions dominantes au sein d’assemblées, ceux-ci arrivent à définir les objectifs de la lutte et imposer leur « définition blanche » du racisme. Dans le même esprit, Ahmed[40] évoque son expérience de la mixité raciale : « When you inhabit a sea of browness as a person of colour, you might realize the effort of your previous inhabitancy, the effort not to notice what is around you, all that whiteness. (…) When we leave the space of whiteness, which is where I have lived and worked and accounts for most of the space I have been in, we become even more aware of how wearing whiteness is ». Dans un parallèle avec ces expériences mais aussi dans une approche intersectionnelle de l’oppression, il importerait peu de savoir si les hommes sont féministes ou si les femmes blanches sont antiracistes ou décoloniales pour composer un espace de résistance dont le point de vue serait intrinsèquement celui des personnes marginalisées et qui permettrait la prise de conscience de leur propre oppression.
Un engagement à mettre fin à toutes formes d’injustices patriarcales
Au lieu de penser les féminismes comme antagonistes, l’accent doit être mis sur le projet commun. Penser une oppression commune serait incorrect car l’équation de l’oppression est complexifiée par la prise en compte des axes de la race, classe ou orientation sexuelle[41]. Alternativement, la sororité féministe trouve ses racines dans un engagement partagé à mettre fin à toutes formes d’injustices patriarcales. Adoptant un angle intersectionnel, hooks[42] soutient que la sororité féministe ne peut être réalisée tant que certaines femmes utiliseront la race ou la classe pour dominer d’autres femmes. Le développement d’une solidarité politique entre femmes implique ainsi le rejet de fondements déterminés par l’idéologie culturelle dominante.
« To develop political solidarity between women, feminist activists cannot bond on the terms set by the dominant ideology of the culture. We must define our own terms. Rather than bond on the basis of shared victimization or in response to a false sense of a common enemy, we can bond on the basis of our political commitment to a feminist movement that aims to end sexist oppression. Given such a commitment, our energies would not be concentrated on the issue of equality with men or solely on the struggle to resist male domination. We would no longer accept a simplistic good girls/bad boys account of the structure of sexist oppression. Before we can resist male domination, we must break our attachment to sexism; we must work to transform female consciousness. Working together to expose, examine and eliminate sexist socialization within ourselves, women would strengthen and affirm one another and build a solid foundation for developing political solidarity»[43].
Il est ainsi possible de redéfinir la non-mixité comme stratégie commune féministe. Elle ne serait pas inscrite dans une logique d’égalité per se. Elle ne serait pas une lutte « contre » les hommes. La non-mixité doit se penser de manière relationnelle mais aussi de façon à prendre en compte l’impulsion interne de la construction de l’espace non-mixte et des individus collectivement. Cela implique une focalisation sur la dynamique intérieure de l’espace non-mixte. Cultiver les efforts et énergies en interne pour construire une solidarité politique féministe permet de s’engager plus efficacement dans une lutte contre la domination masculine. La promesse d’un tel projet réside dans la transformation de la conscience des femmes et le dépassement d’une socialisation sexiste, raciste ou classiste qui traduit l’influence du patriarcat sur nos rapports sociaux. Autrement dit, l’espace non-mixte ne peut être imaginé seulement comme une résistance au patriarcat. Sa dynamique interne est aussi ce qui permet de forger des outils nécessaires à la lutte contre ce dernier. Réaliser ce projet nécessite le déploiement d’une énergie conséquente combinée à une attention constante aux différents besoins des femmes et aux rapports de domination au sein d’un groupe. Plus fondamentalement, cela requiert que les femmes croient en la possibilité d’établir une telle solidarité politique féministe et œuvrent à la créer et la maintenir[44]. A un niveau plus philosophique, la non-mixité est peut-être cet ultime effort pour déplacer l’ontologie hégémonique sur laquelle le monde social est constitué et, par extension, « définir nos propres termes ».
Conclusion
Cette étude met en évidence la façon dont l’histoire empiète sur les théories féministes, et réciproquement, comment ces théories reformulent l’histoire. Au fil de l’argumentation, l’importance d’une lecture contextuelle des théories et pratiques féministes pour comprendre les idées et le contexte historique et politique desquels celles-ci ont émergé ou été rationalisées est mise en lumière. Simultanément, il est soutenu que chercher les ramifications des pratiques et des théories peut donner une impulsion à la construction d’une solidarité politique féministe nécessaire au renversement du patriarcat et permet d’éviter la polarité et la radicalisation fixe d’un point de vue. La conversation commence sur les désaccords entre les différents féminismes et leur approche de la pratique de la non-mixité pour finir sur une préoccupation commune concernant l’articulation des multiples oppressions dans les luttes féministes. La non-mixité n’est pas une fin en soi mais un moyen de la lutte. L’illumination des dynamiques externes et internes de la non-mixité comme pratique et espace féministes l’inscrit comme un outil parmi d’autres dans la longue marche vers la chute du patriarcat. Loin d’être une stratégie « trop » radicale pour servir les intérêts du féminisme, la non-mixité féministe et intersectionnelle est peut-être un mode organisationnel temporaire incarnant un intervalle de temps pour penser et se penser loin des influences hégémoniques du patriarcat, créer et se recréer à la fois individuellement et collectivement, et une condition à la prise de conscience de son oppression établissant ainsi un socle pour transformer les forces qui régissent le monde social. Paradoxalement, si la non-mixité commence avec une reconnaissance de sa position marginale, dans sa forme la plus aboutie, elle finit par une fragmentation des rapports de domination.
[1] MWASI est un groupe afroféministe non-mixte, composé de femmes et personnes assignées femmes, noires et métisses-afrodescendantes luttant pour l’émancipation des femmes noires, https://mwasicollectif.wordpress.com.
[2] L. Toupin, « Les courants de pensée féministe, version revue de la Trousse d’information sur le féminisme québécois des 25 dernières années », 1997. http://classiques.uqac.ca/contemporains/toupin_louise/courants_pensee_feministe/courants_pensee_feministe.pdf
[3] G. Valentine, « Making Space: Separatism and Difference », dans Thresholds in Feminist Geography: Difference, Methodology, Representation de John Paul Jones, Heidi J. Nast, Susan M. Roberts. Rowman & Littlefield, 1997.
[4] B. Zimmerman, « “Confessions” of a Lesbian Feminist», dans Cross-purposes: Lesbians, Feminists, and the Limits of Alliance de Dana Alice Heller. Indiana University Press, 1997.
[5] A. Valk, « Living a Feminist Lifestyle: The Intersection of Theory and Action in a Lesbian Feminist Collective ». Feminist Studies, Vol. 28, No. 2, 2002, p. 303-332.
[6] C. Sandilands, « Lesbian Separatist Communities and the Experience of Nature: Toward a Queer Ecology ». Organization Environment 15, 2002, p. 131..
[7] Valentine, 1997.
[8] Valk, 2002.
[9] Sandilands, 2002.
[10] Organisation de femmes noires lesbiennes (1971-1980) qui fut particulièrement active dans la lutte pour la libération des femmes noires aux États-Unis.
[11] Combahee River Collective, A Black Feminist Statement, 1977. https://americanstudies.yale.edu/sites/default/files/files/Keyword%20Coalition_Readings.pdf
[12] Rudy, 2001.
[13] C. Delphy, « Un féminisme matérialiste est possible », Nouvelles questions féministes, no 4, 1982, p. 51-86.
[14] Toupin, 1997.
[15] X. Dunezat, « La sociologie des rapports sociaux de sexe : une lecture féministe et matérialiste des rapports hommes/femmes ». Cahiers du Genre, hs 4(3), 2016, p. 39.
[16] Jacquemart, A. (2011). Les hommes dans les mouvements féministes français (1870-2010). Sociologie d’un engagement improbable. Thèse de doctorat, Sociologie. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] A. Jacquemart, et Masclet, C., « Mixités et non-mixités dans les mouvements féministes des années 1968 en France », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2017.
[21] Ibid.
[22] Jacquemart, 2011.
[23] Valentine, 1997.
[24] L. Alcoff, « Cultural Feminism versus Post-Structuralism: The Identity Crisis in Feminist Theory ». Signs, Vol. 13, No. 3, 1988, p. 405-436.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] J. Gamson, « Must Identity Movements Self-Destruct? A Queer Dilemma. Social Problems ». Vol. 42, N°3, 1995, p. 390-407.
[28] A. Fortier, Kruzynski, A., Leblanc, J., Newbold, L., Pirotte, M. et riot C. « Questionnements sur la compréhension de militantEs libertaires Queer et féministes au Québec à l’égard du Nous femmes et de la non-mixité : recoupements et divergences ». Cahiers de l’IREF/UQAM, no 19, 2009, p. 25-36.
[29] Voir E. Fourment, « Au-delà du conflit générationnel : la conciliation des approches matérialistes et queer dans le militantisme féministe de Göttingen ». Nouvelles questions Féministes, vol. 36, no. 1, 2017, p. 48-65.
[30] Fortiers et als., 2009.
[31] Alcoff, 1988, p. 433.
[32] Alcoff, 1988.
[33] K. Crenshaw, « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color ». Stanford Law Review, 43(6), 1991, p. 1241-1299.
[34] Barnard, 1998.
[35] b. hooks, « Sisterhood is still powerful », dans Feminism is for everybody: Passionate Politics. Chapitre 3. Pluto. Second Edition, 2014.
[36] Y. Raibaud, « Le masculin est-il soluble dans la mixité. Réflexion sur les hommes et le féminisme ». VIE Diversités. 2011, p.26-33.
[37] C. Zaidman, « La mixité, un mode d’agencement des relations de sexe », Les cahiers du CEDREF, 15, 2007, p. 95-122.
[38] Y. Guichard-Claudic & Kergoat, D, «Le corps aux prises avec l’avancée en mixité: Introduction ». Cahiers du Genre, 42(1), 2007, p. 5-18. 5
[39] C. Delphy, « Nos amis et nous. Les fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes ». Questions Féministes, No 1, 1977, p. 20-49.
[40] S. Ahmed, Living a Feminist Life. Duke University Press, 2017, p. 164.
[41] b. hooks, « Political Solidarity between Women ». Feminist Review, No. 23, 1986. p.125-138.
[42] hooks, 2014.
[43] hooks 1986, p. 129.
[44] hooks, 2014.