Cet essai de la politiste états-unienne Mie Inouye est paru en septembre 2023 dans un dossier de la Boston Review intitulé « Sur la solidarité ». Outre l’essai principal, le dossier comprenait les réponses et commentaires de onze auteur·ices ainsi qu’un texte de synthèse d’Inouye, dans lequel elle réaffirme l’intérêt de la notion d’« endurance sociale » pour penser les enjeux de la solidarité. C’est cette notion qu’elle développe dans le texte « Maintenant la solidarité », que Clément Petitjean a traduit pour Mouvements. Maîtresse de conférences en science politique au Bard College, Mie Inouye est spécialiste de l’histoire des idées politiques et des pratiques militantes. Elle est également co-directrice du programme de formation du National Political Education Committee de l’organisation Democratic Socialists of America et co-fondatrice de l’organisation Reclaim Rhode Island.

 

Pendant une collecte de fonds pour une organisation politique, au printemps 2023, un militant asiatique-américain de première génération, d’origine populaire, m’a demandé : « Pourquoi est-ce que tu milites ? »

Le militant, que j’appellerai Henry, m’avait demandé à trois reprises de porter un badge avec mon nom mais j’avais refusé en silence à chaque fois, de sorte que nous étions engagé·es dans un conflit subtil mais prolongé. Tout en étant amical, il essayait de me pousser à m’engager davantage. Irritée, j’ai répondu avec honnêteté : « Je milite parce que j’en ai besoin, ai-je dit, pas particulièrement parce que je m’attends à changer le monde. J’ai juste besoin d’avoir des réunions auxquelles me rendre. Et j’espère qu’à travers mes actions je contribue à créer des possibilités dont d’autres se saisiront peut-être et qui pourraient bien déboucher sur une révolution, même si elle n’arrivera ni de mon vivant ni du seul fait de mes actions. »

« C’est vraiment très intéressant, a-t-il répondu. Moi, je milite pour obtenir les changements matériels dont ma famille a besoin pour survivre. » Je me suis sentie réprimandée. Seule une universitaire asiatique-américaine de quatrième génération milite pour les réunions.

J’ai tout de suite reconnu le pouvoir politique des mots d’Henry. Derrière eux se cachent d’influentes traditions intellectuelles de gauche qui considèrent les besoins matériels comme la base la plus puissante et la plus fiable de la solidarité. Pourtant, quelque chose en moi résistait à sa critique implicite. Lorsque je réfléchis non seulement à mes motivations pour militer, mais aussi à la manière dont j’ai appris à le faire, je pense à une institution qui pourra paraître inattendue : l’Église mormone. Alors que les théoricien·nes ont tendance à mettre l’accent sur l’intérêt matériel ou l’engagement moral comme base de la solidarité, mon éducation mormone m’a appris que les gens s’engagent pour des raisons multiples, simultanées, voire même qu’iels ne comprennent pas totalement. J’ai également appris que le fait de participer régulièrement à des réunions avec des personnes très différentes constitue en soi une base essentielle de la solidarité, au moins aussi puissante que les besoins matériels ou que l’engagement moral.

À l’heure des débats houleux sur le rôle de la race et de la classe dans le militantisme, l’endurance sociale, c’est-à-dire la capacité de continuer à participer, même si l’on n’apprécie pas les autres personnes dans la salle, peut sembler une solution minimaliste, qui n’est pas à la hauteur des défis auxquels nous sommes confronté·es. En réalité, je pense qu’elle est porteuse d’une leçon radicale et ambitieuse : on ne peut pas connaître à l’avance l’effet que vous fera une réunion – ou un conflit autour d’un badge. S’engager à entretenir cette endurance, c’est montrer que l’on est prêt·e à se laisser transformer, tout en cherchant à transformer les autres. Et cela permet d’expliquer, selon moi, quels peuvent être les principaux apports d’une théorie de la solidarité aujourd’hui.

Fonder la solidarité

La question des bases de la solidarité dans des sociétés structurées par la domination est un débat qui anime les théoricien·nes du politique et les militant·es depuis longtemps. Si la solidarité signifie simplement l’action collective sur la base de la reconnaissance d’intérêts partagés, alors il semblerait qu’il ne puisse pas y avoir de solidarité par-delà les rapports de domination, en raison de la divergence d’intérêts entre les dominant·es et les dominé·es.

Cet écart produit un cruel paradoxe, du moins si l’on admet que de telles alliances – entre les groupes raciaux dominants et dominés au sein des classes populaires, par exemple, ou entre la classe ouvrière traditionnelle et ce que l’on appelle la « classe d’encadrement[1] » – sont nécessaires pour remédier à la domination raciale et économique aux États-Unis. D’une part, la solidarité est une composante essentielle des luttes pour la justice, mais d’autre part, l’injustice réelle la rend impossible. Que faire lorsque, pour obtenir des améliorations matérielles dans le monde social, il faut rassembler des coalitions de personnes qui ne partagent pas – et peut-être ne peuvent pas partager – les mêmes motivations pour s’engager ? Quel type de solidarité est possible lorsque nos motivations divergent, ou lorsque nous ne savons même pas ce qu’elles sont ?

Pour certain·s théoricien·nes, le meilleur moyen de combler le fossé entre les intérêts des groupes dominants et dominés doit être trouvé dans la morale. Dans Race and the Politics of Solidarity[2], par exemple, la théoricienne politique Juliet Hooker affirme que, dans les sociétés racialisées, la solidarité est elle aussi racialisée. « La solidarité exige que nous nous préoccupions de la douleur et de la souffrance des autres, écrit-elle. Mais la différence raciale incarnée rend la douleur et la souffrance des non-Blanc·hes soit invisibles, soit, lorsqu’elles sont visibles, moins dignes d’empathie et de soin. » Compte tenu de cette réalité, la solidarité entre les membres des groupes raciaux dominants et dominés passe par la transformation de la « perspective éthico-politique » des premiers. Selon ce point de vue, les Blanc·hes états-unien·nes doivent apprendre à se voir « en tant que Blanc·hes ». En d’autres termes, iels doivent reconnaître que la race les rend régulièrement aveugles à la douleur et à la souffrance des non-Blanc·hes.

Comment les Blanc·hes peuvent-iels parvenir à cette prise de conscience ? Pour Hooker, la réponse réside dans l’engagement public en faveur de politiques susceptibles de remédier aux effets persistants des inégalités passées. Un tel engagement permettrait de redéfinir la mémoire collective de la communauté politique en ce qui concerne la race. Mais même si le débat public sur le maintien de l’ordre, les réparations en faveur des descendant·es d’esclaves et l’abolition du complexe carcéro-industriel pouvaient promouvoir le type de transformation morale envisagée par Hooker, peut-on s’attendre à ce que cela débouche sur des transformations fondamentales des comportements ?

Dans un article récent[3], le politiste Jared Clemons affirme que, dans le cadre du capitalisme néolibéral, il est erroné de penser que même l’antiracisme le plus sincère se traduira par un comportement antiraciste. Clemons part du principe que la reconnaissance d’intérêts de classe communs avec les Noir·es états-unien·nes est une condition préalable à l’engagement des Blanc·hes sur le long terme en faveur de politiques antiracistes ambitieuses. Si l’engagement moral n’est pas sans importance, il n’est pas en soi suffisant. Malheureusement, selon lui, le capitalisme néolibéral a sapé les conditions d’une telle reconnaissance, et ce de deux manières cruciales.

Premièrement, il a « privatisé la responsabilité raciale », prédisposant les Blanc·hes – et en particulier les membres libéraux blancs de la classe d’encadrement – à s’engager pour l’antiracisme d’une manière purement symbolique qui ne menace ni leur position de classe dominante ni leur statut social, plutôt que de soutenir des politiques publiques qui s’attaqueraient aux injustices raciales structurelles. Dans le même temps, Clemons affirme que la classe d’encadrement blanche est actuellement beaucoup plus disponible à s’engager dans des mouvements antiracistes que les classes populaires blanches. Il voit dans la Poor People’s Campaign de Martin Luther King en 1968 et le “Freedom Budget” for All Americans, rédigé en 1967 par A. Phillip Randolph et Bayard Rustin[4], des exemples du type de coalitions multiraciales des classes populaires nécessaires pour parvenir à une transformation matérielle de la société, mais il se montre pessimiste quant à la possibilité de voir émerger de telles coalitions dans les conditions actuelles. Le fossé entre les intérêts des participant·es aux récents mouvements antiracistes est tout simplement trop important.

L’attention que porte Clemons aux conditions matérielles du capitalisme néolibéral et à leurs implications pour la solidarité est utile. Mais s’il a raison de dire que la classe d’encadrement blanche est la base sociale d’États-unien·nes blanch·es la plus accessible pour les mouvements actuels en faveur de la justice raciale et économique, alors une analyse matérialiste approfondie devrait identifier non seulement des pistes pour encourager l’auto-organisation des classes populaires blanches traditionnelles, mais aussi des moyens de tirer parti des contradictions de la classe d’encadrement.

Ce qui semble crucial, dans cette perspective, ce n’est pas que toutes les personnes impliquées dans les mouvements actuels partagent les mêmes motivations ou les mêmes intérêts objectifs, mais que chacun·e ressente un lien viscéral à la cause défendue. Dans un entretien avec Stevphen Shukaitis[5], Fred Moten souligne le rôle de ces investissements personnels dans le concept de coalition adopté par la première Coalition arc-en-ciel à la fin des années 1960, le mouvement interracial forgé à Chicago par Fred Hampton des Black Panthers, William Fesperman de l’organisation socialiste majoritairement blanche des Young Patriots, et José Cha Cha Jiménez, des Young Lords, majoritairement portoricain·es. Comme le dit Moten :

« Une coalition n’émerge pas de l’aide que tu m’apportes, car en dernière analyse cela découle toujours de tes propres intérêts. Elle émerge du fait que tu reconnaisses que c’est la merde pour toi aussi, de même que c’est la merde pour nous. Je n’ai pas besoin de ton aide. Ce dont j’ai besoin, c’est juste que tu reconnaisses que cette merde est en train de te tuer, toi aussi, même si c’est beaucoup plus progressivement, tu vois, espèce d’abruti·e ? »

Pour les raisons invoquées par Clemons, nous pourrions douter de la possibilité d’une convergence d’intérêts (« c’est la merde pour vous, de même que c’est la merde pour nous »), en fonction de la position de classe de l’interlocuteur·ice blanc·he imaginaire de Moten. Il convient toutefois de noter que, pour celui-ci, ce ne sont pas les conditions de domination et d’oppression qui doivent être partagées, mais la reconnaissance « que c’est la merde pour toi aussi ». En d’autres termes, la similitude qu’il décrit s’applique au processus de prise de conscience, et non aux intérêts des personnes impliquées. Ce que promet la coalition, c’est que nous pouvons travailler ensemble au-delà de nos différences pour transformer l’ordre social dominant sans pour autant transcender complètement les différences voire même la concurrence qu’il crée entre nous.

Peut-être alors peut-on trouver une base plus solide à la solidarité – du moins en ce qui concerne l’injustice raciale aux États-Unis aujourd’hui – non pas tant du côté de la morale ou de l’intérêt matériel mais de l’idéologie : une vision partagée d’une société juste qui s’aligne sur nos intérêts matériels mais les dépasse, qui nous motive à la fois parce qu’elle améliorerait concrètement nos vies et parce que nous la trouvons inspirante et attrayante. C’est ce que la théoricienne politique Jodi Dean semble avoir à l’esprit lorsqu’elle écrit que « la camaraderie lie l’action, et dans cette liaison […] elle la collectivise et l’oriente à l’aune d’une vision partagée de l’avenir[6] ». Ce type de vision commune ne se matérialise pas à partir de nos objectifs individuels, ni n’émerge de la seule action collective protestataire. Et, comme le suggère l’évidente expression d’antipathie de Moten à l’égard de son camarade imaginaire, forger une telle vision au-delà des différences implique nécessairement des conflits.

Faire converger des intérêts divergents


En juin 2020, comme des millions d’autres États-unien·nes, j’ai quitté l’isolement de mon appartement, où je regardais les images des manifestations de Minneapolis, pour rejoindre d’autres corps respirant et transpirant dans les rues. Nous étions dans la rue pour protester contre les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et Ahmaud Arbery, parmi de nombreux autres Noir·es américain·es. Mais nous étions aussi là parce que nous mourrions d’être seul·es et que nous avions besoin d’être serré·es les un·es contre les autres dans une foule. Nous étions là parce que nous étions au chômage ou confronté·es à la perspective du chômage, parce que nos emplois nous tuaient, parce que nous ou nos proches étions malades et mourant·es et que l’État se fichait de notre situation. Et nous étions là parce que nous sentions que ces raisons étaient en quelque sorte liées les unes aux autres et à la mort de Floyd. Mais établir ces liens de manière explicite aurait impliqué des conflits, des risques et du temps. Il était plus facile et plus sûr de se contenter d’une « alliance » ou même d’une politique de déférence (politics of deference) pure et simple.

Je demande souvent à mes étudiant·es comment s’est passé l’été 2020 pour elles et eux. Pour la quasi-totalité d’entre elles et eux, il s’agissait de leur première et unique expérience d’un mouvement social. Certain·es racontent qu’iels se sont retrouvé·es dans une foule de gens qui bloquaient une autoroute ou un pont et qu’iels ont réalisé, pour la première fois de leur vie, que tout le monde autour d’elles et eux était sincère dans ce qu’iels faisaient. D’autres décrivent des expériences de gaz lacrymogènes et de blindés qui leur ont fait comprendre jusque dans leur chair ce qu’était le pouvoir répressif de l’État.

Mais depuis 2020 mes étudiant·es expriment également un autre sentiment : un profond scepticisme quant à la possibilité (ou même quant au bien-fondé) de la solidarité par-delà les différences. Même si nous avons récemment vécu l’une des manifestations de solidarité interraciale les plus remarquables de l’histoire de notre pays, la solidarité interraciale – et la solidarité au-delà de toute forme de différence, d’ailleurs – semble moins plausible aujourd’hui qu’elle ne l’était avant 2020. Les révoltes pour George Floyd ont laissé de nombreux héritages, mais nous pouvons certainement dire qu’un mouvement multiracial durable contre le maintien de l’ordre et l’incarcération de masse n’en fait pas partie.

Aurait-il pu en être autrement ? Les intellectuel·les de gauche et les militant·es adorent pointer du doigt les problèmes dans la composition sociale d’un mouvement ou dans sa stratégie d’action. Mais comme l’affirment Frances Fox Piven et Richard Cloward dans Poor People’s Movements[7], les opportunités de protestation sont socialement structurées. L’insurrection populaire « découle de circonstances historiquement spécifiques », écrivent-iels : « Elle constitue une réaction contre ces circonstances en même temps qu’elle est contrainte par elles. » Il est donc vain de critiquer les mouvements qui ne se conforment pas à nos théories sur le déroulement idéal d’un mouvement social. Pourtant, le but du militantisme, tel que je le conçois, est de se préparer à tirer le meilleur parti des opportunités de protester, qui sont socialement structurées. Et pour se préparer à la prochaine occasion, la gauche doit construire davantage d’organisations dans lesquelles des personnes occupant des positions sociales différentes peuvent découvrir et formuler leurs besoins tout en élaborant des revendications qui les relient les unes aux autres. Nous devons également trouver une manière d’aborder le problème des intérêts divergents en intégrant les idées de la théorie du point de vue[8] mais sans pour autant faire preuve de déférence.

Le meilleur document que j’ai trouvé sur le processus de découverte des besoins à travers la pratique militante est une séquence du documentaire American Revolution 2[9], dans laquelle on voit le secrétaire du Black Panther Party de l’Illinois, Bob Lee, mobiliser des membres de la classe ouvrière blanche de Chicago. Comme l’explique Jakobi Williams dans From the Bullet to the Ballot[10], les Black Panthers de l’Illinois ont utilisé ce documentaire, produit par The Film Group, pour fonder la Rainbow Coalition et transmettre leur modèle militant à d’autres sections.

La partie la plus convaincante du documentaire est une scène où Lee se rend à une réunion organisée par les Young Patriots dans le quartier d’Uptown, à Chicago. L’objectif de cette réunion est de mobiliser la base sociale des Patriots pour perturber une réunion à venir portant sur le programme Model Cities, initiative fédérale de lutte contre la pauvreté qui, selon les Patriots, ne tenait pas compte de l’avis des habitant·es. Lee anime les échanges avec une incroyable habileté. À plusieurs reprises, il demande aux Blanc·hes, visiblement gêné·es, voire même un peu effrayé·es : « Vous voulez quoi, exactement ?

Lorsque je demande à mes étudiant·es d’identifier les tactiques qu’utilise Lee pour mobiliser les personnes présentes dans la pièce, iels remarquent son usage de la proximité physique et du toucher. Lee est toujours debout, se déplaçant dans la pièce et touchant ses interlocuteur·ices. À un moment donné, il place ses mains dans les cheveux d’un garçon blanc de seize ans, Roger, qui déclare vouloir se battre contre la police. À cet instant précis, les mains de Lee expriment simultanément l’empathie et l’autorité, rappelant au garçon sa jeunesse et son inexpérience. « Avant de pouvoir faire cela, dit-il, il faut de la discipline. » À un autre moment, les mains de Lee se posent sur les épaules d’un homme blanc d’âge moyen, assis les bras croisés, l’air mal à l’aise. Plus tard, elles saisissent les mains d’une jeune femme blanche réticente accompagnée d’un enfant en bas âge. Lee réussit à convaincre la femme de se lever et insiste pour qu’elle raconte à la salle ce qu’elle a vécu. Lorsqu’elle se met finalement à parler et décrit la manière dont son frère a été poignardé dans le dos par un policier, l’expression de son visage change, passant de la peur à la confiance et à la détermination.

Je pense que mes étudiant·es sont frappé·es par la dimension très physique de l’approche de Lee, car pour elles et eux, c’est totalement inimaginable de toucher des étranger·es de la sorte. De même, iels ont du mal à s’imaginer verbaliser des désaccords avec des inconnu·es ou insister pour que d’autres personnes partagent leurs expériences d’oppression. Mais qu’est-ce que la solidarité, sinon le choix de se heurter à d’autres personnes, au sens figuré, voire au sens propre, et de se laisser changer par l’impact de cette rencontre ?

Lorsque j’ai demandé à mes étudiant·es pourquoi, selon elles et eux, Lee avait insisté pour que la jeune femme blanche prenne la parole, un étudiant racisé de classe populaire a répondu : « Parce qu’elle avait besoin de comprendre pourquoi elle était là. » J’ai quitté le cours en me demandant ce qu’il faudrait pour que mes étudiant·es soient capables de se demander les un·es aux autres : « Pourquoi tu suis ce cours sur les politiques de l’identité (identity politics) ? Tu veux quoi, exactement ? », et que tous·tes, y compris les Blanc·hes de classe moyenne supérieure, connaissent les réponses des un·es des autres et se les partagent.

Les impasses de la politique de déférence


L’approche de Lee en matière de militantisme multiracial contraste fortement avec la « politique de déférence », une approche de la constitution de coalitions qui exige des personnes relativement privilégiées qu’elles reprennent à leur compte les raisons pour lesquelles des personnes moins privilégiées qu’elles s’engagent. Pour des raisons sans doute proches que celles qu’identifie Clemons, la politique de déférence est aujourd’hui devenue l’approche dominante en matière de coalitions.

La politique de déférence est également l’application pratique dominante de la théorie du point de vue, qui trouve son origine dans la pensée marxiste féministe et féministe noire. Les principes de base de la théorie du point de vue sont les suivants. Premièrement, la connaissance est socialement située ; elle reflète le point de vue de celui ou celle qui la possède, qui, à son tour, est façonné·e par sa position sociale. Deuxièmement, la position sociale des groupes opprimés peut leur permettre de comprendre plus facilement comment la société est structurée, de révéler la contingence des configurations sociales existantes, et d’analyser ces dernières à l’aune d’intérêts humains universels. Troisièmement, la position sociale des groupes dominants peut leur permettre d’analyser plus facilement le monde social en fonction de leurs intérêts dominants et de faire croire que les configurations sociales existantes sont nécessaires, naturelles ou universellement bénéfiques.

Comme l’affirme le philosophe Olúfemi Táíwò dans L’élite cannibale (2023)[11], ces prémisses sont difficilement contestables. Les expériences d’oppression tendent à prédisposer les gens à développer un regard critique sur les configurations sociales existantes et des idées sur les alternatives possibles. En même temps, observe Táíwò, l’oppression ne produit pas nécessairement de perspicacité stratégique, de sagesse politique ou de réflexivité sur ses propres motivations et intérêts ; le mal qu’elle produit peut tout aussi bien être paralysant. En outre, les gens sont capables de développer des connaissances qui transcendent leur propre expérience vécue en étudiant, en s’engageant et en apprenant à connaître des personnes aux positions sociales différentes, car aucune analyse, aussi fine soit-elle, ne peut réduire une personne à sa position sociale. De ce point de vue, le problème de la politique de déférence n’est pas qu’elle s’appuie sur les prémisses de la théorie du point de vue, mais dans la manière dont elle les met en pratique : la tendance à considérer que les gens sont entièrement déterminés par leur position sociale, pas juste façonnés par elle, et à présupposer que nous sommes entièrement transparent·es à nous-mêmes et aux autres.

Il n’empêche, la politique de déférence peut être attrayante, en partie parce qu’elle peut servir d’outil pour éviter la conflictualité. Si mon point de vue n’est pas pertinent, il n’y a aucune chance que nous ayons, vous et moi, des désaccords importants sur nos objectifs communs ou sur les meilleurs moyens de les atteindre. Si je suis relativement privilégié·e, le fait de reconnaître ma position de privilège et de discréditer mon point de vue en amont me protège des accusations de racisme, de sexisme ou de classisme, ainsi que de la gêne occasionnée par un désaccord avec quelqu’un·e de relativement opprimé·e. Mais les coalitions formées par déférence sont également extrêmement fragiles, car, comme le suggère Moten, le point de vue de la personne relativement privilégiée n’est pas dénué d’intérêt. Il émergera inévitablement dans le processus d’engagement. Si une organisation n’a pas la capacité de gérer des conflits entre des perspectives divergentes, elle se désagrègera rapidement. En outre, si les gens ne savent pas pourquoi iels participent à une manifestation ou à une réunion, et s’iels ne ressentent pas viscéralement les investissements personnels qui sous-tendent leur participation, leurs engagements ne résisteront pas aux contrecoups et aux frustrations que génère inévitablement le militantisme.

Ces dernières années ont vu être formulées plusieurs critiques très justes de la politique de déférence, dont celle de Táíwò. Mais ce qui manque, je pense, c’est une alternative pratique qui prenne au sérieux l’idée principale de la théorie du point de vue, à savoir que la position sociale influence ce que nous pouvons savoir sur le monde social et, en particulier, sur les sources de l’oppression et les moyens potentiels de la combattre. Face à la politique de déférence, Táíwò propose une « politique constructive » : des tentatives collectives de construire « le rapport de forces dans et à travers les institutions et les réseaux de sociabilité ». Alors que la politique de déférence concentre nos énergies sur la redistribution du pouvoir dans « la pièce » dans laquelle on se trouve, (une salle de réunion, une université, une association de quartier, un syndicat, et ainsi de suite), la politique constructive vise, elle, à « construire une nouvelle maison », pour reprendre les termes de Táíwò. Mais cela n’implique pas nécessairement de s’intéresser à la manière dont la position sociale influence la connaissance, en réalité : c’est par exemple le cas des politiques de syndicalisation qui ne tiennent pas compte du rôle que jouent la race, le genre ou la sexualité sur le lieu de travail. Or si on veut réussir à savoir quel type de « maisons » nous devrions construire, tout en reconnaissant et tenant compte des dynamiques de pouvoir à l’intérieur des « pièces », il est essentiel de connaître les formes d’oppression qui s’entrecroisent.

Peut-être qu’on peut trouver une autre application pratique de la théorie du point de vue dans l’humilité épistémique. Faire preuve d’humilité épistémique, c’est accepter d’ouvrir ses croyances sur le monde social à la remise en cause et à la reformulation, tout en demeurant, en dernière instance, responsable de son jugement. L’humilité épistémique exige que nous reconnaissions que nos perspectives sont limitées, que nous ne pouvons pas en percevoir tous les contours à l’avance et que nos capacités de compréhension dépassent les limites de notre propre expérience. Si nous sommes ouvert·es à la possibilité de nous tromper sur des points importants et que nous acceptons que nos propres expériences passées nous prédisposent assez mal, à bien des égards, à être de bon·nes camarades, nous pouvons apprendre des expériences des un·es et des autres et de l’expérience de militer ensemble. En d’autres termes, la solidarité devient possible lorsque nous considérons la pratique militante comme un mécanisme d’éducation politique, un moyen de se transformer, pour toutes les personnes impliquées – dominé·es et dominant·es, Noir·es, Asiatiques et Blanc·hes, classes populaires et classe d’encadrement.

Des graines ont germé ensemble,
puis poussé en racines tordues, bizarres et riches
Et soudain un tronc des branches un houppier
La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette
La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer
Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages
pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution
Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,
Abolir les barreaux et chanter des printemps
Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…
Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne
Qu’elles ne puissent déplacer.
Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)

Mormonisme, capitalisme racial et COVID-19


La question posée par Henry lors de la collecte de fonds du printemps 2023 m’a aidée à clarifier mes propres raisons de militer, qui commencent avec ma famille. Ma famille japonaise est devenue états-unienne par le biais du mormonisme, qui était la forme de solidarité dont elle disposait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque mes arrière-grands-parents et leurs enfants ont été interné·es dans le Wyoming. L’internement leur a fait perdre leurs fermes, leurs maisons et toute une génération de richesses accumulées.

Mes grands-parents se sont rencontrés, mariés et ont eu leur premier enfant dans le camp. Après leur libération, ils se sont installés dans une petite communauté agricole du centre de l’Utah. Comme de nombreux Nisei[12] qui avaient été internés, ils ont fait de leur mieux pour s’assimiler ; ils ont donné à leurs enfants des noms de présidents américains et ne leur ont pas appris à parler japonais. Ils parlaient rarement du camp, sauf pour évoquer leur banquet de mariage. Bien que bouddhistes pratiquants, ils ont envoyé leurs enfants à l’Église mormone pour qu’iels reçoivent une éducation religieuse et apprennent à être états-unien·nes.

L’Église a aidé ma famille à survivre à la brutalité du capitalisme racial, principalement en nous procurant un sentiment d’appartenance et un réseau qui a aidé mon père et ses frères et sœurs à réussir socialement, scolairement et professionnellement. Mon père se remémore souvent la première fête paroissiale à laquelle il a assisté. Chaque invité·e recevait un sugar cookie géant recouvert d’une épaisse couche de crème au beurre rose. Aux yeux de mon père, alors âgé de cinq ans, ce biscuit, élément essentiel de la culture alimentaire mormone, lui paraissait aussi gros que sa tête. Son goût ne ressemblait à rien de ce que sa langue sansei[13] avait jamais connu. Le fait que lui, un petit garçon japonais dont la famille venait d’arriver dans l’Utah, ait reçu un biscuit comme les autres signifiait qu’il était lui aussi à sa place.

En même temps qu’elle nous a intégré·es dans une communauté d’appartenance, l’Église a facilité l’assimilation de ma famille à ce que Daniel Martinez HoSang, dans son récent livre A Wider Type of Freedom[14], appelle la « démocratie caucasienne », « une approche de la gouvernance qui prend la hiérarchie humaine, l’accumulation du profit et la distribution inégale de la vie et de la mort comme prémisses fondamentales ». Les mormon·es n’ont pas toujours adhéré à cette forme de démocratie. Au XIXe siècle, iels pratiquaient une version du socialisme appelée l’Ordre uni, et certains dirigeants importants étaient abolitionnistes (bien que l’Église ait été raciste à bien des égards et que, de 1852 à 1978, sa politique officielle ait été anti-noire). Mais à l’époque où ma famille a rejoint l’Église, les mormon·es étaient déjà bien engagé·es dans le processus d’assimilation à la société états-unienne dominante, y compris au capitalisme états-unien. L’Église mormone a offert à ma famille une idéologie qui liait l’accumulation de richesses privées et la famille hétéronormée à la citoyenneté états-unienne, et lui a donné l’espoir de pouvoir atteindre non seulement la vie éternelle, mais aussi le rêve américain.

Mon enfance dans le Nord-Est a été très éloignée de ces lieux de traumatisme et d’assimilation, mais chaque fois que je rendais visite à ma famille en Utah l’été, je ressentais cette histoire, dans la fervente éthique de travail de ma famille, dans les opinions politiques réactionnaires de mes oncles, qui ont finalement conduit certains d’entre eux à embrasser le trumpisme, et dans les éclats de colère aveugle de mes oncles et tantes.

Mon oncle (appelons-le Gerald), le patriarche de notre famille, personnifiait toutes ces tendances, mais dans le même temps il incarnait une certaine forme de solidarité. Gerald était le seul membre de la génération de mon père qui soit resté dans la petite ville rurale où ils avaient grandi. Il n’a pas repris l’exploitation familiale, comme l’avait espéré mon grand-père ; il a préféré devenir médecin de campagne, se consacrant à soigner la collectivité, quel qu’en soit le prix, payant souvent la facture des patient·es qui n’avaient pas les moyens de payer. De même, il a réuni les fonds nécessaires à la construction d’un nouveau collège en ville et a encadré de nombreuses générations de jeunes de la région.

La générosité de l’oncle Gerald allait de pair avec son intolérance envers tout comportement qui s’écartait des normes sociales qui structuraient notre famille. Lorsque, enfants, nous nous éraflions les genoux en travaillant à la ferme ou en nous amusant dans les montagnes, nous savions qu’il ne fallait jamais pleurer ou se plaindre, de peur qu’il se moque de nous. Lorsque, adulte, j’ai écrit une tribune dans le Salt Lake Tribune pour exhorter les mormon·es à cesser de payer la dîme à l’Église tant que ses dirigeant·es ne revenaient pas sur une mesure homophobe, j’ai appris par un cousin qu’Oncle Gerald était furieux que j’aie eu l’outrecuidance de lui dicter son comportement.

En décembre 2020, Oncle Gerald est mort du COVID-19. À un certain niveau, sa mort, comme toutes les morts liées au coronavirus, était une conséquence évitable du système capitaliste qui a produit la pandémie et de l’incapacité de l’État à la gérer. En même temps, sa personnalité et son orientation idéologique, notamment son imprudence, ses penchants libertariens et sa loyauté farouche envers son groupe d’appartenance, l’ont rendu particulièrement vulnérable au virus et à une mort prématurée. Lorsque son ami, le dentiste local, a contracté le COVID-19 et lui a demandé une visite à domicile, Oncle Gerald s’y est rendu sans la moindre hésitation – et sans masque. Lorsqu’il a contracté le virus à son tour et développé des symptômes, il a choisi de se soigner à domicile plutôt que d’aller à l’hôpital ; le premier traitement qu’il a essayé, c’était l’hydroxychloroquine. Lorsqu’il a finalement autorisé ma tante à le conduire à l’hôpital, il pouvait à peine respirer.

Je me demande souvent ce qui serait arrivé à ma famille si nous avions rencontré une autre forme de solidarité à la suite de l’internement pendant la guerre, qui ne soit pas aussi intimement liée au rêve américain. Oncle Gerald aurait-il vécu plus longtemps ? Aurait-il pu participer au mouvement Black Lives Matter, plutôt que d’en être un spectateur sceptique, craignant de s’identifier trop étroitement à ce qu’il appelait la « mentalité de victime » ? Quel type d’organisation aurait pu permettre à ma famille d’identifier le capitalisme racial comme la cause première de notre internement et de la mort prématurée de mon oncle, et de trouver une cause commune avec d’autres personnes ayant elles aussi un intérêt à transformer le système ? Peut-être qu’une autre réponse à la question d’Henry, c’est que je milite parce que la même merde qui a tué George Floyd a tué mon oncle Gerald, quoique de manière plus progressive et plus volontaire, et parce que moi aussi, je veux que ma famille survive.

La solidarité dans la durée


La vision de l’unité qui anime le mormonisme est celle d’une unité permanente, la formation d’une « famille éternelle », dont la persistance dépend de hiérarchies rigides, de la suppression des conflits internes et de l’exclusion de celles et ceux qui pourraient menacer la stabilité du groupe. À cet égard, le mormonisme ressemble à ce que le/la théoricien·ne politique queer Nathan DuFord, dans son récent ouvrage Solidarity in Conflict[15], appelle la « solidarité antisociale » : des formes de solidarité qui en réalité sapent les conditions nécessaires à la vie commune en cultivant la domination et l’exclusion.

À quoi ressemble une organisation qui n’aspire pas à l’unité ou à la permanence ? DuFord soutient que la solidarité, lorsqu’elle est démocratique, est toujours fondée sur la désunion, parce que le conflit au sein des organisations de solidarité est un rempart essentiel à la domination et à l’exclusion. Sur ce point, DuFord propose une reformulation du paradoxe des intérêts divergents : « Souvent, les organisations de solidarité reproduisent les exclusions et les injustices ancrées dans la situation dans laquelle elles sont formées. Ce n’est pas une condamnation que de dire cela, simplement  la preuve que ces organisations n’existent pas en dehors du contexte matériel dans lequel elles sont formées ». Face à cette réalité, la seule façon de rendre ces organisations moins exclusives est que les membres agissent pour les transformer de l’intérieur.

Alors que nous avons tendance à associer le néolibéralisme à l’individualisme et, par conséquent, à l’égoïsme et à la mise en concurrence pour des ressources rares, DuFord montre que le néolibéralisme tend en fait à produire une certaine forme de consensus. Les bons sujets néolibéraux partent du principe qu’iels sont d’accord sur les arrangements économiques et politiques existants et se laissent tranquilles les un·es les autres, au lieu de confronter leurs points de vue et d’essayer de se faire mutuellement changer d’avis. De cette manière, la société néolibérale tend à nous éloigner les un·es des autres. En revanche, DuFord suggère que les conflits au sein des organisations de solidarité transforment le sujet néolibéral en « membre à part entière d’une société ». Pour DuFord, le conflit interne part de « ce qui était au départ un objectif individuel, dont quelqu’un·e pouvait penser que de nombreuses autres personnes le partageaient aussi, pour transformer à la fois l’objectif, la personne, et les normes auxquelles elle adhère ». C’est par le conflit que la compréhension de nos propres intérêts et du monde que nous voulons construire peut changer. En même temps, nous pouvons devenir plus compétent·es, moins dominateur·ices, moins critiques et plus généreux·ses dans nos jugements des autres – en un mot, plus coopératif·ves.

Même si le conflit peut être productif et transformateur, il n’a évidemment pas toujours cet effet-là. De nombreux conflits font que les gens ne veulent plus jamais assister à une réunion. Si le néolibéralisme produit effectivement du consensus, il semble également produire un style particulier de conflit, un conflit qui atomise les personnes impliquées plutôt qu’il ne les transforme.

Conscient·e de ce fait, DuFord tente d’établir une distinction entre les conflits constructifs et destructifs. Suivant les sociologues Lewis Coser et George Simmel, DuFord identifie le premier type de conflit avec des désaccords « réalistes », dans le sens où « quelque chose de réel est en jeu », c’est-à-dire des questions stratégiques ou « substantielles » qui sont « générées au cours de l’avancement d’un objectif constitutif ». Pensons par exemple aux conflits en cours au sein de l’organisation Democratic Socialists of America (DSA) sur la manière d’aborder la politique électorale[16]. Le « conflit irréaliste », en revanche, est « généré pour la satisfaction purement psychologique du combat » : il découle d’une « incompatibilité entre différentes personnalités ou de querelles insignifiantes » sans avoir « de véritable but ». Si cette distinction est plausible en théorie, elle l’est moins en pratique. Souvent, ce qui apparaît comme des désaccords stratégiques s’avère également être des conflits de personnalités. En outre, ces derniers peuvent être constructifs si nous acceptons que nos personnalités sont façonnées par nos expériences du monde social et que même ces conflits-là peuvent avoir des effets positifs sur nous.

Pour faire en sorte que la conflictualité produise de la solidarité, peut-être est-il plus fécond de réfléchir aux normes et aux pratiques qui entretiennent l’endurance. Aucun conflit n’est productif sans contexte social qui maintienne les gens ensemble suffisamment longtemps pour qu’iels essaient de comprendre le point de vue de l’autre. Si nous ne sommes pas obligé·es de rester ensemble dans la pièce, nous n’avons aucune raison de réaliser le difficile travail qui consiste à identifier les origines de notre désaccord, examiner la manière dont nos expériences de privilège ou d’oppression façonnent notre point de vue, et exercer notre jugement pour résoudre le différend. La question cruciale n’est donc pas de savoir si tel ou tel conflit est bon ou mauvais, mais de savoir comment cultiver la capacité à être là alors même qu’on ne sait pas exactement dans quoi on s’engage.

Ce qu’il manque dans le récit de DuFord, en d’autres termes, c’est la dimension temporelle de la solidarité. DuFord semble parfois suggérer que, lorsqu’on cherche à déterminer la dimension constructive d’un conflit, la stabilité organisationnelle importe peu. Iel écrit : « Ces conflits [internes] menacent effectivement la stabilité des groupes, mais les organisations de solidarité ne sont pas destinées à être des institutions politiques permanentes. » Effectivement, les organisations de solidarité ne sont pas censées exister éternellement, et chercher à les faire perdurer à tout prix produit des effets pervers. Le mot d’ordre « Solidarity Forever » est en réalité une promesse dangereuse, porteuse d’exclusion et de domination. Mais les organisations de solidarité doivent tout de même durer un certain temps. Le défi consiste donc à trouver le moyen de rester ensemble suffisamment longtemps pour que le conflit transforme les personnes impliquées, et au-delà d’elles, la société.

À cet égard, les mormon·es ont quelque chose que la plupart des sujets néolibéraux n’ont pas : de l’endurance sociale, ou la capacité de continuer à participer aux cadres collectifs même si c’est désagréable. Ayant grandi chez les mormon·es de la région de Boston, j’ai appris à participer à trois heures de réunions le dimanche, deux heures de groupe de jeunes le mercredi soir, et une heure d’étude des Écritures avant l’école chaque matin (à condition que je me sois bien réveillée), tout cela avec des gens que je n’aimais pas particulièrement, dans l’ensemble. Avec le temps, j’ai fini par accorder de l’importance au sentiment de frustration que j’éprouvais lors de ces réunions. L’Église était le seul endroit de ma vie où j’interagissais régulièrement avec des personnes très différentes de moi. Mes ami·es à l’école étaient tous·tes issu·es de la classe moyenne supérieure, des universités d’élite de la Ivy League, laïques et libéraux·les. Mes frères et sœurs à l’Église étaient issu·es de milieux socio-économiques différents. Certain·es avaient récemment immigré aux États-Unis. Beaucoup étaient de droite. La plupart croyaient en des choses que je trouvais profondément invraisemblables. Le fait d’apprendre à mener des activités caritatives et faire vivre notre congrégation avec ces personnes m’a forcée à sortir de moi-même d’une manière à laquelle il m’a été difficile de renoncer.

Il devrait être plus facile de quitter une organisation de solidarité démocratique qu’il ne l’a été pour moi de quitter le mormonisme. Mais un certain degré d’endurance sociale est essentiel à la transformation personnelle et sociale, vu comme il est difficile de rassembler les sujets du néolibéralisme suffisamment longtemps.

***

Entretenir l’endurance sociale, c’est rejoindre un collectif en sachant à l’avance qu’il y aura de l’agacement et des déchirements. Même avec les meilleures intentions du monde, nous allons forcément nous irriter et nous décevoir mutuellement. Compte tenu de la ségrégation de notre société selon la race, la classe et d’autres rapports sociaux, il est presque certain que nous trouverons des choses à redire lorsque nous nous réunirons, ne serait-ce que parce que nous ne savons pas comment nous comporter les un·es avec les autres. Nous pourrions même penser que nos camarades sont vraiment des abruti·es, ce qui, honnêtement, est souvent le cas. Heureusement, comme l’affirme Dean, l’une des caractéristiques de la camaraderie, c’est que nous ne sommes pas obligé·es d’aimer les personnes dont nous sommes solidaires. Peut-être que les relations politiques fonctionnent mieux lorsque nous ne nous aimons pas particulièrement et que nous exprimons nos frustrations, nos désaccords et notre colère dans l’espoir de progresser vers un objectif commun.

Entretenir l’endurance sociale, c’est aussi valoriser la conflictualité en tant que lieu potentiel de transformation. Cela ne signifie pas que nous devrions rechercher activement le conflit. Mais cela signifie, en revanche, que nous ne devons pas éviter les conflits nécessaires. Et lorsque le conflit survient et que nous nous sentons réprimandé·es ou agacé·es, peut-être que nous pouvons apprendre à interpréter notre malaise comme un processus nous permettant de devenir moins racistes, moins classistes, moins transphobes, moins moralisateur·ices, plus flexibles, plus compétent·es – et, en fin de compte, plus utiles au projet de construction du monde que nous voulons partager.

 

[1] Professional-managerial class dans le texte. Il s’agit d’une notion développée à la fin des années 1970 par les sociologues et militant·es états-unien·nes John et Barbara Ehrenreich. Désignant un ensemble de fonctions reproduisant activement la culture et les rapports sociaux capitalistes, le terme regroupe à la fois les cadres, les professions intellectuelles (enseignant·es, journalistes, artistes, universitaires) et les professions libérales [NdT].

[2] Juliet Hooker, Race and the Politics of Solidarity, Oxford, Oxford University Press, 2009.

[3] Jared Clemons, « From “Freedom Now!” to “Black Lives Matter”: Retrieving King and Randolph to Theorize Contemporary White Antiracism », Perspectives on Politics, 2022, vol. 4, n° 20, p. 1290-1304.

[4] A. Philip Randolph (1889-1979) était un dirigeant syndical et militant pour les droits civiques noir états-unien. En 1941, il menaça d’organiser une grande marche sur Washington pour défendre les droits sociaux et économiques des Noir·es, initiative dont s’inspira Martin Luther King en 1963 pour la célèbre Marche sur Washington d’août 1963. Son architecte principal était Bayard Rustin (1912-1987), militant pacifiste, socialiste et pour les droits civiques, noir et homosexuel, proche conseiller de King. [NdT]

[5] Stefano Harney et Fred Moten, The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study, Minor Compositions, 2013. L’ouvrage est en accès libre sur internet.

[6] Jodi Dean, Comrade : An Essay on Political Belonging, Londres et New York, Verso, 2019.

[7] Frances Fox Piven et Richard Cloward, Poor People’s Movements: Why They Succeed, How They Fail, New York, Vintage, 1977. L’introduction de cet ouvrage classique en sociologie des mouvements sociaux a été traduite en français et publiée dans le numéro « Porte-parole, militants et mobilisations » de la revue Agone en 2015. [NdT]

[8] Standpoint theory en anglais. L’autrice revient plus loin sur ce concept. [NdT]

[9] Réalisé par Howard Alk et Mike Gray en 1969, le documentaire est disponible en ligne sur le site Chicago Film Archives. Url : https://www.chicagofilmarchives.org/preservation/view/american-revolution-2-1969/. [NdT]

[10] Jakobi Williams, From the Bullet to the Ballot: The Illinois Chapter of the Black Panther Party and Racial Coalition Politics in Chicago, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2015.

[11] Publié en français en 2024 aux éditions Lux, l’ouvrage est paru en anglais en 2022 sous le titre Elite Capture: How The Powerful Took Over Identity Politics (and Everything Else).

[12] Le terme nisei désigne les immigré·es japonais·es de deuxième génération. [NdT]

[13] Le terme sansei désigne les immigré·es japonais·es de troisième génération. [NdT]

[14] Daniel Martinez HoSang, A Wider Type of Freedom: How Struggles for Racial Justice Liberate Everyone, Berkeley, University of California Press, 2021.

[15] Nathan DuFord, Solidarity in Conflict: A Democratic Theory, Stanford, Stanford University Press, 2022.

[16] Avec ses quelques 100 000 adhérent·es, DSA est la plus importante organisation socialiste états-unienne depuis les années 1940. Tandis qu’une partie des membres de l’organisation considère qu’il est possible de créer un rapport de forces politique en présentant des candidat·es ou en soutenant des candidatures à la gauche du Parti démocrate au moment des primaires pour, à terme, constituer une organisation politique ayant vocation à remplacer les démocrates, une autre partie considère que la priorité est de construire dès maintenant une telle organisation politique indépendante, à travers notamment l’investissement du militantisme syndical et des mouvements sociaux. [NdT]