Hugo Huon et Candice Lafarge sont membres du collectif Interurgences, collectif qu’ils ont contribué à faire naître. Infirmier à Lariboisière et aide-soignante à Saint-Antoine, ils sont parmi les premiers grévistes d’une grève démarrée le 18 mars à Paris. Ils reviennent pour Mouvements sur l’actualité de la mobilisation, sur les rapports avec les organisations syndicales, avec le ministère de la Santé et l’Assistant publique – Hôpitaux de Paris (APHP), mais aussi sur le sens d’une lutte sociale et sur l’effet d’entraînement et de fatigue qu’elle implique.

Mouvements (M.) : Pour commencer, peut-on revenir sur l’histoire de ce mouvement ? La grève démarre dans les services d’urgence le 18 mars, quelles ont été les principales étapes du mouvement et où s’enracine-t-il ?

Candice Lafarge (C.L.) : Le mouvement démarre le 18 mars à l’hôpital Saint-Antoine par une grève. Cinq hôpitaux importants de l’APHP, les hôpitaux parisiens donc, suivent tout de suite. On commence à structurer le mouvement sur l’APHP par des coups de téléphone et une fois que l’Île-de-France se structure avec plein de services d’urgences, on commence à appeler à l’échelle nationale. À ce moment-là on se dit qu’un collectif existe mais il n’a pas encore de nom, il n’a pas encore de légitimité.

M. : Vous vous connaissiez avant, entre services d’urgences parisiens ?

Hugo Huon (H.H.) : Non. À Saint-Antoine les collègues se sont mis en grève le 18 mars. Juste avant leur préavis de grève elles et ils nous avaient contacté·es à Lariboisière parce que dès le début ils et elles ont le sentiment qu’il faut élargir, que leurs revendications – 300 euros en plus par mois et par personne – dépassaient le cadre d’un seul établissement. On a fait trois réunions avec elles et eux avant de se dire « ok on y va ». Les quatre hôpitaux, Tenon, Lariboisière, Saint-Louis et la Pitié rejoignent Saint-Antoine par un préavis de grève et la CGT en profite pour poser un préavis national et un préavis sur toute l’APHP. En parallèle, j’ai proposé une structuration avec un groupe de travail « contenu », un groupe « communication », etc. Ça c’est l’exosquelette primitif du collectif, où on se répartit les tâches, on s’organise par des groupes WhatsApp. Barbara, de Lariboisière, et Sophie, de Tenon, ont tout de suite pris leur bâton de pèlerin et sont allées voir les gens dans les hôpitaux de l’APHP, un exercice qui n’était pas évident, parce qu’elles devaient rentrer, parler avec la bonne personne, attendre des fois une heure, deux heures, trois heures en salle d’attente pour que du temps se dégage et qu’elles puissent parler avec deux-trois personnes pour commencer à amorcer une discussion. En fonction de la personne sur qui on tombe, un jour on va t’envoyer chier et le lendemain on va dire « ok c’est super ». Et ce travail-là a permis de passer de 5 à 19 puis 22 services, donc très rapidement toute l’APHP. On a dès ce moment-là des premières difficultés avec les syndicats. À l’époque la CGT considérait qu’il fallait qu’il y ait un·e représentant·e syndical·e par établissement en grève donc 22 représentant·es, plus deux aux niveaux général, plus les membres du collectif, plus les membres de SUD, de FO, bref ce qui a débouché sur des réunions à 40 personnes à l’APHP, qui n’ont abouti à rien. Le premier mois, il faut le dire, n’a servi à rien. Il se trouve qu’en réunion, les gens de l’APHP évoquaient le chiffre de 700 postes manquants, à partir du référentiel de SAMU Urgences France. Or, le collectif a pris de l’essor en allant au-delà de cette revendication à partir d’un travail quantitatif et qualitatif, en partant du terrain, un travail sur les effectifs. C’est ça qui a montré notre légitimité. On a commencé à se démarquer comme ça des syndicats. Mais dès le début, le collectif a été fragile. Il n’y a pas un moment où on s’est imposé, en tout cas pas jusqu’à récemment. Donc à chaque fois on est sur un fil, on passe notre temps à appeler les syndicats, la direction, les membres du collectif, c’est un travail permanent et un épuisement psychique permanent.

M. : Ce document sur les besoins que vous estimez nécessaires, comment est-ce que vous l’avez produit ?

C. L. : Chaque service a travaillé. Hugo nous a donné des super tableaux Excel où il fallait remplir combien on a de passages annuels, ceux de l’année d’avant, combien d’effectif on a sur le terrain et ce dont on a besoin.

H. H. : Ça m’a pris une quarantaine d’heures les tableaux. Mais il y a un site internet de veille sanitaire qui donne le nombre de passages, mois par mois et structure par structure. Il faut calculer, rafraîchir la page pour obtenir le nombre de passages annuels structure par structure, ça a pris des heures et des heures. On avait par ailleurs un document qui donnait le nombre d’ETP (Emploi Temps Plein) moyens pour 10 000 passages. Une fois qu’on avait le nombre de passages et qu’on avait le ratio de la structure, ça nous permettait de calculer le nombre d’ETP de la structure. On pouvait alors comparer au référentiel SAMU Urgences de France. Quand l’APHP dit 700 postes manquants, moi j’arrive à 1000. À partir de là on a demandé en réunion aux équipes de dire quels postes manquent et de justifier poste par poste : pourquoi est-ce que ça manque ? Il s’agissait de faire du qualitatif, parce qu’il y a différents types de postes aux urgences, infirmier, aide-soignant, brancardier, même si un brancardier peut être aide-soignant ; il y en a qui ont demandé des infirmiers psy, des secrétaires, des agents administratifs, des médiateurs sociaux. Les grilles ETP peuvent être différentes, par exemple un infirmier psy ça grignote plus sur un budget, les vigiles sont pris sur des contrats bien spécifiques. Il a fallu voir tout ça. Une fois qu’on a fait ce calcul des ETP, ce qui n’était pas simple, on a inclus encore une autre dimension : « un infirmier » ça veut dire quoi ? Un infirmier le matin ? Un infirmier tous les matins ? Un infirmier toute la journée ? Bref, on s’est rendu compte qu’on était sur le triple du référentiel SAMU urgences de France. Donc ce boulot-là, on a pu le mettre sur la table avec l’APHP, on n’était pas encore en communication avec le ministère.

M. : Comment a été pris ce rapport sur les postes manquants ?

H. H. : Le support a intéressé les membres de la direction de l’APHP, tout de suite. Le jour d’une réunion, début mai, ils nous ont envoyé un document, qui faisait une page recto-verso, et nous on leur a renvoyé notre synthèse qui faisait vingt pages. Dans la foulée ils ont fait des graphiques, alors moi le soir j’ai aussi fait des graphiques pour avoir le même niveau de langage, s’ils veulent faire des belles courbes on peut en faire aussi. En tout cas, ça les a intéressés, et c’est sans doute pour ça que dans les trois semaines suivantes ils sont retournés voir les cadres dans les services, ils ont fourni un document où ils comparent le référentiel de la collégiale des cadres et celui de SAMU Urgences de France, et ils proposent le référentiel APHP.

M. : Le 25 juin, vous allez négocier avec l’APHP, avec Martin Hirsch et le DRH général de l’APHP. À la sortie le résultat est plutôt bon, ils et elles sont prêt·es à céder sur des augmentations et sur des recrutements en CDI. Est-ce que cette expertise que vous avez produite a permis ces avancées ?

H. H. : Au début ça a joué, ça a fait que le collectif pesait sur la table parce que ça a montré qu’on pouvait être dans une négociation raisonnée avec l’APHP, discuter qualitativement poste par poste plutôt que d’être dans une revendication générale, ça nous a démarqué·es des syndicats.

M. : Comment le mouvement se généralise-t-il ? Très vite vous vous structurez avec un pôle média, un pôle expertise, un pôle négociation, etc. Comment cette dynamique se met en place ?

H. H. : En fait, à l’APHP, le DRH nous dit assez vite : « ce que vous demandez, c’est au niveau du ministère, mais jamais Agnès Buzyn ne vous recevra, vous êtes trop petit ». Donc on s’est dit « ok, il faut basculer au niveau national ». Les gens qui avaient commencé à aller voir les services au niveau de l’APHP ont commencé à faire la même chose au niveau national, donc ils et elles ont appelé les gros CHU. Mais là c’est là même chose, les gens disent « attends j’ai pas le temps », donc il faut définir des plages horaires où appeler, plutôt le matin, il faut tomber sur la bonne personne.

M. : Vous n’aviez pas de contact au préalable ?

H. H. : On pouvait mais c’était rare. Des fois les gens ne comprennent pas, ils nous disent « rappelez le 15 », il y a des histoires rigolotes comme ça. On a un outil partagé en ligne, un Drive, avec des tableaux Excel. On a commencé à remplir ligne par ligne, département par département. Il faut noter quand il faut rappeler, il faut expliquer, donc ce sont des heures et des heures au téléphone.

C. L. : On a redoublé d’effort avec les réseaux sociaux, parce qu’on était très centré sur l’APHP. Le travail était déjà réparti depuis le début mais il fallait qu’on s’agrandisse, étoffer les groupes, donc récupérer du monde pour nous aider. Une fois que Twitter, Facebook, toutes les pages possibles ont été bien développées, les gens sont venus à nous.

H. H. : En parallèle on a rencontré les député·es, on essayait de recruter sur tous les tableaux. On recrutait en permanence en AG en disant « pour tel groupe il manque du monde, n’hésitez pas ». Et on a eu des rencontres importantes, un aide-soignant aux urgences de Nantes, qui a une expérience associative, des gens à Bordeaux qui ont accroché rapidement et nous ont dit « ok, nous on peut appeler dans nos régions et vous décharger ». On essaye d’accrocher comme ça des gens et d’avoir une représentativité nationale à partir de personnes qui puissent dispatcher, en déléguant aux régions, avec cependant un système de vérification pour savoir si on met bien les services « en grève » sur la carte, système assez compliqué parce qu’il faut qu’ils envoient leur préavis de grève et qu’on y voit les revendications portées par le collectif. Je trouve qu’on pourrait aller plus vite, mais ce système de vérification a été préféré.

C. L. : Là, l’idée c’est que chacun·e se structure par région comme nous on s’est structuré sur l’Île-de-France.

M. : Le mouvement s’étend donc au niveau national, il y a un pic médiatique en juin…

C. L. : Avec les arrêts maladies. Mais on vit tout sur le moment et on apprend sur le tas. On n’avait pas anticipé la médiatisation, mais on prend ! Même si ça fait méga-flipper, parce qu’on n’a pas de chargé de communication : est-ce que ce qu’on dit et ce qu’on avance est clair pour tout le monde ? Et juste ? Et puis c’est compliqué d’aller parler sur des plateaux télé de ses conditions de travail qui sont à chier, d’aller parler de ça alors que nos directions locales le savent et que personne ne fait rien. On est vachement pudique dans notre travail et généralement on n’en parle pas de ces mauvaises expériences, ça fait partie de notre quotidien. Et là, il faut se dévoiler au grand public, avoir l’impression de se mettre à nu, même si nos revendications sont légitimes et que ce ne sont pas non plus des grandes revendications… C’est très difficile à gérer.

H. H. : On n’a pas eu de nouvelles du siège de l’APHP pendant trois semaines, les trois semaines où ils montaient leur référentiel. Ça nous a permis de nous structurer, de faire une Assemblée Générale. Dès le début on avait envisagé l’idée de l’association. Début juin ou mi-juin, l’APHP revient vers nous, mais il a dû y avoir des pressions exercées sur le directeur général, et ça a été réunion sur réunion pour avancer. Il y a une manifestation le 6 juin, ça a été un coup important parce qu’on a fait la manifestation au nom du collectif et ça a été une réussite, on s’est démarqué des syndicats. Eux ont fait une manifestation le 11 qui n’a pas trop bien marché. Donc là on pèse. L’inter-syndicale fait un peu des pieds et des mains et nous demande si on peut faire la prochaine manifestation ensemble, ils avaient prévu le 27 juin et le 2 juillet. Là on dit « ok, ils nous ont quand même bien aidé, on y va avec eux ». On les rencontre donc en intersyndicale.

C. L. : Ils s’écoutent parler, c’est impressionnant.

H. H. : Ils ont des modes de fonctionnement hyper chiants. On dit ok pour le 2 juillet. Et puis il y a ce bug, ils veulent aller à Bercy [ministère des Finances], on veut aller au ministère de la Santé, ils veulent un départ à 11h, nous on veut un départ à 12h30. Et c’est un échec. Globalement, si le 15 juin on était au top dans nos relations avec les syndicats, aujourd’hui c’est plus difficile. On pourrait se dire qu’ils n’en avaient rien à faire au départ mais qu’une fois que le mouvement était lancé, ils voulaient absolument participer et s’imposer.

M. : Cette manifestation du 2 juillet, comment se passe-t-elle ? Pourquoi c’est un échec ?

C. L. : C’est une manifestation avant l’été, histoire de montrer au gouvernement qu’on est toujours présent·es sur le terrain, que nos revendications n’ont pas été entendues et qu’il s’agit d’un sujet de fond, qui ne va pas s’arrêter comme ça. Et, justement, c’est avec les syndicats que ça a été très compliqué parce que, à cette occasion, FO n’a pas reconnu la légitimité du collectif. Ils n’ont pas voulu nous laisser de siège.

M. : C’est-à-dire ?

C. L. : Nous devions être dix à monter en réunion pour l’ensemble de l’intersyndicale. En gros, il devait y en avoir un par organisation syndicale et le reste pour nous, le collectif Interurgences. On a discuté de ça avec la CGT et FO le dimanche avant la manif et ils étaient d’accord pour qu’on soit plus nombreux, ce qui paraissait logique puisqu’on discutait de la condition des urgences. Mais ils nous l’ont fait à l’envers le jour de la manif : ils ont revendiqué d’être deux par organisation syndicale, ce qui nous laissait moins de place et de là on s’est pris le bec. On a alors appris que, aux yeux de FO, on n’avait pas de légitimité, eux négociait leur représentativité syndicale mais qu’on soit là ou pas c’était la même chose. Une syndiquée CGT, au niveau fédéral, n’a pas voulu nous laisser de place. On apprend ça pendant la manif, en marchant. En fait, on apprend le jour J combien on sera à monter en délégation, mais toujours sur l’idée qu’on serait plus nombreux, les syndicats devant jouer le jeu et rester à leur place. En fait ils ne l’ont pas fait. On s’est pris la tête pendant vingt bonnes minutes. Donc grosse récupération du mouvement par FO et la CGT.

H. H. : La CGT aurait refusé pour des raisons internes parce qu’il faudrait qu’il y ait quelqu’un de la CGT nationale et quelqu’un de la CGT APHP, pour des raisons de politique interne. Attention, avec les gens de la base, dans les syndicats, ça se passe très bien. C’est vraiment au niveau des directions qu’on trouve que ça ne va pas.

M. : Et ça s’est finit comment ? Combien avez-vous été à monter ?

H. H. : Candice a géré avec les Renseignements Généraux pour augmenter la taille de la négociation.

C. L. : Parce que c’est avec les RG que se négocie le nombre de places. Et vu que nous on est en contact avec eux depuis le début, pour qu’on ne se fasse pas avoir, je suis allée les voir directement. Ils ont accepté et donc au final on avait deux FO, deux CGT, moi vu que je suis syndiquée SUD j’ai pris la place d’un mec de SUD, et donc au final on était 5 du collectif sur les 10 délégué·es.

M. : Donc au final le résultat est satisfaisant mais l’épisode est quand même significatif d’un accrochage avec les syndicats ?

H. H. : Ça c’est ce qu’on a à charge contre eux, on avait un accord tacite le dimanche qui a sauté le mardi. Et ce qu’ils nous reprochent sur la manif, c’est une question de trajet et de décalage de l’heure de départ. A la base, la CGT et FO voulaient un rassemblement à Bercy et pas du tout au ministère de la Santé. Ensuite, Candice a imposé une heure de départ en retard par rapport à ce qu’ils voulaient pour attendre les « nationaux », c’est-à-dire toutes celles et tous ceux hors Île-de-France qui venaient manifester. On s’est mis en queue de cortège pour que les gens qui arriveraient puissent se raccrocher. Mais en queue de cortège c’était SUD puisque, en termes de représentativité des voix aux élections professionnelles, les syndicats voulaient que ce soit la CGT devant, ensuite FO, ensuite SUD. Nous on était donc au fond et la CGT s’est retrouvée en tête avec dix péquins sous leur banderole. Donc déjà ça commençait mal.

C. L. : Pour ce qui est de la réunion avec le cabinet du ministère, pour une fois c’est nous, le collectif, qui avons commencé à parler parce que d’habitude ce sont les organisations syndicales. Là ça a un peu changé la donne, on a planté le décor par rapport aux revendications, en disant que le système de prime c’était sympa, qu’on remarquait qu’au niveau de l’APHP il y avait des efforts qui avaient été faits, mais insuffisants : certes ce sont des primes pérennes mais elles ne comptent pas pour la retraite. On a fait comprendre que c’était encore trop insuffisant, que ce soit la revalorisation salariale, l’augmentation des effectifs, l’arrêt de fermetures de SMUR [Service mobile d’urgence et de réanimation] dont le cabinet ne s’est absolument pas occupé, et les objectifs « zéro brancard » qui consistent à empêcher que des gens dorment sur des brancards la nuit, voilà rien n’est fait… Yann Bubien, le directeur adjoint de cabinet, nous a demandé si on avait reçu les enveloppes budgétaires. Et ça a été à nous de lui dire que des membres du collectif étaient allés voir l’Agence Régionale de Santé (ARS), qui est l’antenne régionale du ministère en quelque sorte, mais que l’ARS n’avait jamais vu cette enveloppe arriver sur la table. Aucun effectif supplémentaire n’a été alloué pour cet été, donc c’était à nouveau des salades. Ensuite la CGT a fait son speech, en parlant de l’hôpital en général, en parlant d’une revalorisation salariale mais carrément de tous les fonctionnaires, même au-delà de la fonction publique hospitalière. FO, eux, ils veulent carrément un moratoire sur la fermeture des lits, et pareil une revalorisation salariale pour tout le monde. En fait ils se sont écoutés parler pendant un quart d’heure chacun et on les a écoutés et ça n’a rien donné. SUD a repris la main en remettant les revendications des urgences au cœur de la discussion, en reparlant du travail qui a été fait et après ça a été la palabre.

M. : Et du côté du cabinet, comment se positionnent-ils ?

C. L. : Yann Bubien part du principe que ce qu’on a à l’heure actuelle c’est bien. On voulait 300 euros. Si on cumule les deux primes on peut effectivement arriver à 230 mais en vérité ce n’est pas du tout automatique et tout le monde ne l’aurait pas, donc c’est complètement inégalitaire. Ça ne rejoint pas ce qu’on veut depuis le début. On s’était donné une limite de 40mn pour la réunion pendant que, en bas, dans la rue, avait lieu l’action « insuline ». Donc là j’ai regardé tou·tes mes copains et copines et j’ai demandé : « est-ce que vous avez quelque chose de concret à nous avancer aujourd’hui ? Est-ce que vous avez retravaillé sur le sujet ? Est-ce que vous avez de nouvelles propositions à nous faire ? ». Réponse : non. Le collègue de Lons-le-Saunier lui a dit ironiquement « je vous remercie de vous être occupé du sujet de la ligne de SAMU parce qu’elle est toujours fermée et la situation sur le terrain est toujours difficile ». J’ai annoncé l’action « insuline », et là on nous a fait passer pour des suicidaires, des dépressifs. J’ai demandé à Monsieur Bubien s’il voulait aller voir les collègues dehors, pour comprendre la situation, parce que c’est devant son ministère, si on arrive là c’est parce que nos revendications ne sont pas prises au sérieux. Il a dit « non, non, c’est hors de question, je ne cautionne pas ça ». La CGT s’est enflammée, FO aussi. On sortait de la salle de réunion, donc j’ai écourté la scène et ça s’est terminé comme ça. Bubien est remonté dans son bureau, il a appelé le SAMU et les pompiers. FO et la CGT sont sortis, ils ont fait un petit speech, nous on a fait le nôtre de notre côté, et après ils ont dégonflé les ballons et ils sont partis. Seul SUD est resté jusqu’à la fin par solidarité, pour s’assurer que tout le monde allait bien après cette action interrompue par les CRS.

M. : Mais pourtant Martin Hirsch a proposé des avancées. Comment analysez-vous ce décalage entre le niveau parisien et le niveau national ?

H. H. : Hirsch a des marges de manœuvres. L’APHP c’est 7 milliards de budget, quelque chose comme ça, c’est énorme. Donc il peut se permettre de jouer dans le cadre donné par le ministère. Je pense que le ministère s’est dit « ok Hirsch fait ça, à l’ensemble des Directeurs d’hôpitaux de faire la même chose, nous on ne dépensera pas un kopeck de plus dans l’histoire ». Et l’histoire des 50 millions de primes c’est du vent.

M. : Face à la surdité du ministère, qu’est-ce qu’il convient de faire selon vous ?

H. H. : Pour moi c’est dans les ARS qu’il faut aller engager le rapport de force. S’ils arrivent à réaliser qu’il y a une désaffection pour le métier, qu’il y a des problèmes de recrutement, des problèmes d’attractivité, s’ils vont voir le ministère en disant « ça ne va pas il faut faire quelque chose », ça pourrait donner un truc et les conduire à des actions de revalorisation. Les directions hospitalières c’est mort, elles sont toutes muselées et je ne suis pas sûr qu’elles aient toutes envie d’autre chose de toute façon. Et le gouvernement… je ne sais pas, il y a une dilution de la responsabilité et tout le monde se défausse.

C. L. : Le gouvernement est mutique depuis le début de ce mouvement. Macron avait dit au début de son mandat qu’il s’occuperait de la condition des hôpitaux et notamment des salaires parce qu’il trouvait qu’on était sous-payé·es.

M. : On a vu les images de répression du mouvement par les CRS. D’abord, d’un point de vue personnel, comment vous avez vécu ça, est-ce que ça a été violent ? Ensuite, qu’est-ce que cette intervention dit des intentions du gouvernement ?

H. H. : La communication n’a pas été totalement maîtrisée sur cet événement-là. Les CRS, j’ai trouvé qu’ils étaient plutôt bienveillants, on a discuté après avec eux, ils nous soutiennent dans nos actions, ce n’est pas trop un souci. Là on était 13, si on avait été 50 ça aurait sans doute été plus difficile pour eux et surtout pour le SAMU. Pour eux ce n’était pas trop compliqué, même s’il a été question que ça se finisse en psychiatrie, pour menace de « passage à l’acte ». Avec l’action « insuline », on a quand même eu le sentiment que le mouvement étant lancé, qu’il n’y avait plus de marche arrière. Tout le monde a été maladroit. La CGT a dit tout de suite « on se désolidarise parce qu’on ne cautionne pas ce genre d’action », je pense qu’ils ont flippé. Le gouvernement ne s’est pas exprimé mais parce qu’il ne savait pas sur quel pied danser.

Crédit : Caroline Coq-Chodorge, journaliste indépendante.

C. L. : On a eu le droit à plusieurs attaques. Dans les médias certains ont dit qu’on était des terroristes.

H. H. : Ça pose question sur les formes d’action et de militantisme. Les syndicats, les formes d’action qu’ils proposent, c’est has been et ça ne marche pas. Là, ce qui a marché, ce sont les arrêts maladie, quand plusieurs collègues ont été arrêté·es et que la ministre a fustigé un « dévoiement ». Et on essaye des actions coup de poing, positives, négatives, il y en a qui marchent plus ou moins bien. L’action « insuline », l’opinion publique était partagée, il y en a qui ont dit « si, il faut y aller », d’autres, des médecins notamment, étaient choqués. Mais, les gars, vous êtes des militant·es du dimanche, vous ne pouvez pas vous engager et vous retirer dès qu’il y a une action forte qui est conduite. Et avec ce genre de personnes on n’arrivera à pas grand-chose dans les négociations. Ça questionne, ça. Ça fait quatre mois qu’on est en grève, on conduit des actions dures et tout le monde se dédouane.

M. : Est-ce qu’il y a eu un sentiment d’ingratitude vis-à-vis des collègues qui ont pu critiquer cette « action insuline » ?

Dans nos services ça a pas mal divisé. Mais il y a eu de la peur aussi. Le fait de te dire que ton collègue, pour son action militante, en arrive à s’injecter de l’insuline, c’est flippant. Alors toi tu te dis que ça va peut-être faire bouger l’opinion mais tu as de la peur, de l’angoisse. Ceci dit, tu ne peux pas mettre tout le monde dans le lot. Les gens nous disent « vous êtes prêts à mourir pour un mouvement ? » Non, d’abord on travaille à l’hôpital, donc on sait ce qu’on fait. On sauve des vies tous les jours, le but c’est pas de sacrifier la nôtre. Et on n’est pas des couillons, on avait le matériel qu’il fallait en cas de problème, il y avait des médecins qui étaient en manif, enfin on avait toute la représentativité d’un service d’urgence dans la rue, donc ce n’était pas très compliqué de sauver des vies derrière. Mais, oui, on a un peu divisé nos équipes avec cette stratégie.

M. : Il y avait vraiment de l’insuline dans les seringues ?

C. L. : Chez certain·es des traces d’insuline ont été retrouvées.

M. : Comment avez-vous vécu cette critique portée à votre action ? Il y a eu un doute sur la pertinence de l’action, sur le risque de remettre en cause tout ce que vous aviez fait jusque-là ?

C. L. et H. H. : Oui.

H. H. : Des gens ont dit « ce n’est pas bien, c’est de l’incitation au suicide », « mon fils est diabétique ». Et il y a toujours un risque de plainte. Le lendemain, on a entendu dire que le procureur de la République allait se saisir du dossier pour « incitation au suicide », « vol de matériel à l’hôpital », qu’on allait avoir des révocations, qu’on allait être blacklisté·es. C’est fou. On est dans une société mortifère, complètement anesthésiée où il faut des actions fortes pour que les gens t’entendent, mais dès qu’on passe un cap, derrière, ça choque tout le monde.

C. L. : Il y a eu une réunion du collectif Île-de-France, deux jours après la manifestation, pour parler de ce qui s’était passé et de la stratégie pour la suite. Ça a été l’occasion de vider son sac. Nous, on n’y était pas, mais visiblement ce n’était pas simple. Et donc le collectif a décidé d’aller de l’avant, d’organiser plus d’actions positives, de changer de donne, de zapper ce passage-là. Mais moi je suis sûre qu’il faut faire des actions comme ça.

M. : L’objectif est maintenant de structurer de façon moins visible mais plus solide le mouvement ?

C. L. : Oui c’est ça. Après, dans certains services, il faut le dire, il y a une fatigue, pour celles et ceux qui sont très investi·es, on fatigue, on fait ça en plus de notre boulot. Et à la différence des grévistes qui signent leur papier de grève, on se dépense pour le mouvement. Mais on reste toujours plein d’espoir. On va se restructurer pour qu’à la rentrée, on remette ça. Mais il y a beaucoup d’incertitude, on est toujours sur un fil, il faut jongler avec les syndicats, avec son organisation, avec ses revendications pour aller où on veut, moi je suis fatiguée.

H. H. : Il y a beaucoup de services où il y a une perte de salaire, ce qui fait que à l’hôpital Trousseau il y a eu une sortie de grève. Même celles et ceux qui ont juste à noter leur nom sur une feuille, ça n’a pas l’air énorme mais il y a quand même la question du sens derrière, pourquoi on fait ça. Ça peut être étrange de faire grève longtemps sans trop savoir où ça va. D’autant plus quand on leur promet 250 euros de prime dès l’arrêt de la grève. Maintenant, l’idée est de gagner du temps jusqu’à l’AG du 10 septembre pour que les régions se fortifient. La vision que j’ai c’est qu’au niveau de l’APHP il y a des possibilités d’accords, et quand on voit qu’il y a des départements où il y a 100% de services en grève, ça veut dire qu’au niveau local il y a des rapports de force à engager. Il faut les engager avec l’État au niveau local, à travers les Agences Régionales de Santé.

M. : Avec cette fatigue, il y a un enjeu pour l’été. Comment est-ce qu’on gère un été comme ça au cœur d’un mouvement social ? « Souffler » serait un mot pour le moins inapproprié quand on travaille dans un service d’urgence mais au moins lever le pied en juillet-août pour retrouver des forces pour la rentrée ?

C. L. : Oui mais on a quand même prévu des actions cet été. On va faire un pique-nique le 28 juillet dans un parc. Ce sont des actions plus cool et plus dynamisantes, il n’y a pas de côté trash. Ça demande quand même un remue-méninge, de l’énergie mais c’est l’été, il y a moins de monde sur Paris, ça va être plus cool.

H. H. : Personnellement je fatigue aussi. Je me suis souvent demandé si ma tête était assez grande pour ne pas être débordée, pour ne pas perdre la raison, ce genre de chose. Il ne faut pas avoir d’amour propre parce qu’il faut répondre à tous les médias, je suis grillé de partout. Et puis ce qui me débecte le plus, c’est le côté panier de crabes notamment avec les syndicats et le gouvernement. Les « vous êtes bien gentils mais je ne peux pas », « j’ai mes enjeux individuels, et je veux être réélu l’année prochaine », gouvernement comme syndicat. Et en fait leur intérêt individuel prime sur la santé publique. Ça me dégoûte. Est-ce que j’arriverai encore à travailler dans le milieu de la santé à l’issue de cette période ? Franchement, autant aller faire des cabanes dans les bois.

M. : On a quand même l’impression que ce n’est pas passé loin, la semaine du 24 juin. L’APHP fait des propositions intéressantes. Ça crée une conviction que le mouvement peut être gagnant ?

H. H. : La seule manière avec le gouvernement d’obtenir quelque chose c’est d’être extrêmement compétitifs dans le rapport de force. La manière raisonnée ne marche pas. En réunion on nous dit « on ne peut rien faire » et ce n’est pas avec les syndicats qui ont des méthodes à la papa qu’on va y arriver. Pour l’été ils ont les chocottes, au ministère, ils savent que rien n’est prêt. Ça ne les empêche pas d’avoir un discours de façade qui soit béton. Alors que la situation est claire : manque de lits, perte de chance pour les malades, agressivité permanente, reproduction des inégalités sociales de santé, médecine à trois vitesses, c’est tout ça. Et la période estivale… On n’est absolument pas en état de fonctionnement. Chez nous, en médecine interne, ils ont fermé un service parce qu’il y a trois internes qui sont partis en début de stage. Ça n’arrive jamais. Du jour au lendemain ils ont dit « ok je dégage ». Les chefs de services se sont dit qu’ils allaient monter au front. Les infirmiers sont en arrêts maladie. Et il y a deux choses pour la suite. D’abord le site internet, on met beaucoup d’espoir là-dessus, parce que rien que d’un point de vue de plaidoyer, ça va être plus simple de récupérer les témoignages et les rebalancer, et ça va être maintenu dans le temps. Et, deuxièmement, si on s’arrête maintenant ce sera un échec alors qu’on a réussi à faire quelque chose de bien.

M. : Comment est-ce qu’on vit cet engagement, avec de la fatigue vous disiez, mais quelle forme d’énergie ça crée ?

C. L. : C’est une belle aventure, au début on se laisse prendre, moi ça fait quinze ans que je fais ce métier-là, ça fait quinze ans que je dis que ça ne va pas, donc c’est une chance inespérée de pouvoir enfin l’ouvrir et faire comprendre à la population pourquoi on attend aussi longtemps dans un service d’urgence, pourquoi on est en sous-effectif, qu’est-ce qu’il se passe réellement à l’hôpital et à quel point il n’y a pas d’argent. Je suis contente de pouvoir partager ça avec la population, contente de pouvoir rencontrer d’autres personnes qui vivent la même chose que moi dans d’autres services d’urgence. Mais je suis déçue des syndicats, même si moi j’ai dû me syndiquer à un moment. Déçue de cette récupération.

M. : Y compris de SUD ?

C. L. : Non. Même s’il y a des enjeux politiques chez SUD, ce sont des choses qu’ils nous font beaucoup moins remarquer. En plus d’être gentils, ils nous ont donné tous les outils pour pouvoir créer notre collectif et ils sont pour les collectifs, donc c’est beaucoup plus facile de communiquer, on était déjà sur la même base. Après, sur ce que me fait cette période, je trouve ça très intéressant aussi de jouer sur des vagues médiatiques. Même si ce n’est pas notre boulot, il faut qu’on accepte de se mettre en avant, c’est fini le temps des bonnes sœurs. On est dans notre droit d’alerte, et c’est important de dire ce qui ne va pas. C’est fatiguant, désespérant d’un point de vue politique et ministériel parce que tout le monde s’en lave les mains alors qu’on parle de cœur et de corps humain, c’est dégueulasse. Je suis heureuse de ce soutien de la population mais dégoûtée parce qu’on n’arrive pas à faire sortir les gens de chez eux. Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que ces gens descendent avec nous dans la rue et apportent un rapport de force plus important. Je rejoins Hugo sur les grandes lignes de l’après… À force d’aller en négociation avec ces gens, ça devient de plus en plus incertain, alors on te dit qu’il faudrait représenter tout cela en novembre au moment du vote de la loi de financement de la sécurité sociale, mais en attendant novembre on fait quoi ? On est dans une incertitude de santé qui me fait méga-flipper. Je me suis trop tue et de pouvoir ouvrir les vannes auprès du grand public, de se décharger de tout ça, ça fait un bien fou.

H. H. : La fatigue, la perte de sens c’est un état de base qui nous a fait rentrer dans ce mouvement, donc on n’est pas à l’abri de retrouver une force insoupçonnée et de montrer les crocs si ça revient.

M. : Et quand vous êtes à deux doigts de baisser les bras, quand vous doutez, à quoi est-ce que vous vous raccrochez ?

C. L. : On ne s’est pas trompé. Même si on a des doutes, c’est un combat qui est légitime et ce sont des revendications auxquelles il n’est pas difficile de répondre.

H. H. : Pour moi c’est un combat de santé publique. L’énergie que je mets là, c’est le cadeau que je rends à la société, et après je pourrai faire mon ermite.

M. : Pour la rentrée, est-ce que vous discutez de structurer un grand mouvement en septembre-octobre où vous remettriez de l’énergie, où vous envisageriez des alliances avec la psychiatrie, les EPAHD ?

C. L : Il faut d’abord que chaque région se structure et qu’à la rentrée on fasse une grande manifestation nationale. J’ai novembre dans ma tête qui sonne parce qu’il va y avoir la loi de financement de la Sécurité sociale, mais je vois septembre d’abord.

H. H. : C’est possible qu’il faille ouvrir le mouvement, en tout cas au début, on s’est posé la question. Après, si on avait ouvert dès le début, on n’aurait pas eu cette cohésion des services d’urgence qui a permis au mouvement de prendre. Si des services autres que les urgences veulent se mobiliser, ils peuvent le faire, on n’a pas pour mission de devenir « Inter-hôpital ». Mais le gouvernement promet à tout le monde et en termes de plaidoirie, si on arrive à prouver que ce que dit le gouvernement est faux, on arrivera à mobiliser.