Avec l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, la guerre est réapparue aux frontières d’une Union européenne qui s’enorgueillissait d’avoir assuré la pacification d’une partie du continent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Les revirements étatsuniens depuis l’investiture de Donald Trump ont remis le sujet du soutien à l’Ukraine et de l’issue de la guerre au centre des préoccupations diplomatiques de l’Union européenne. Se callant sur l’agenda qu’impose Trump, la couverture médiatique a pour l’instant peiné à prendre du recul sur la situation actuelle afin d’en éclairer les tenants et aboutissants : quels enjeux la guerre soulève-t-elle pour la société ukrainienne et pour l’Union européenne ? Quelles tensions et contradictions vient-elle mettre en lumière ? Prendre le temps de l’analyse et de la réflexion, c’est ce que Mouvements propose de faire dans cet entretien croisé avec Daria Saburova, docteure en philosophie, autrice, et membre du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine, et Denys Gorbach, chercheur franco-ukrainien travaillant à l’université de Lund et qui participe à l’animation du site militant Spilne/Commons.
***
Mouvements : Pour comprendre les enjeux européens de la guerre russe en Ukraine, il paraît important de revenir sur ce qui s’est passé depuis l’indépendance de l’Ukraine en août 1991. Est-ce que vous pouvez revenir sur la manière dont se sont déroulées les trente dernières années du point de vue des rapports entre l’Ukraine et l’Union européenne ? Est-ce que vous pouvez notamment revenir sur le moment de la révolution du Maïdan de février 2014 ? D’où vient-elle, quelle est sa géographie, et quelles sont ses conséquences ?
Denys Gorbach : Contrairement aux anciens pays soviétiques qui ont rejoint l’Union européenne, en Ukraine et dans les autres pays ex-soviétiques, l’imbrication de l’économie était plus profonde, ce qui rendait impossible la transition selon les règles de la thérapie de choc. Parce que ça aurait eu des conséquences plus graves qu’en Pologne ou en Hongrie. C’est une des raisons matérielles pour lesquelles la ligne de division qui existait depuis au moins le début du XXe siècle entre, d’une part, l’Ukraine, le Bélarus, la Russie, et de l’autre ses voisins occidentaux, ne s’est pas résorbée. À l’est de cette ligne, l’ancrage profond de l’économie dans le tissu social se manifeste dans la domination paternaliste, assurée par des mécanismes informels plutôt que par l’État de droit et par le marché. Ces derniers deviennent associés au capitalisme « bon et efficace », contrairement au capitalisme local, jugé mauvais et inefficace, marqué par la corruption et l’oligarchie. La crise socioéconomique très profonde des années 1990 change l’imaginaire géopolitique de la population ukrainienne, qui désormais voit un monde non plus divisé en deux camps mais hiérarchisé verticalement, où le capitalisme occidental est associé à la modernité, aux acquis sociaux, mais aussi intellectuels, culturels, civilisationnels, etc.
En Ukraine, cela s’articule à une division qui apparaît à partir de l’annexion de l’Ukraine occidentale par Staline en 1939. Il existait une distance culturelle, économique, sociale, entre ces terres et le reste du pays. Et après l’indépendance de l’Ukraine, l’Ukraine occidentale, ou plutôt les intellectuels qui la représentaient, se sont imposés comme les porteurs d’une mission civilisatrice auprès du reste de la société, qui était perçu comme souillé par l’héritage soviétique, donc un peu inférieur. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la révolution du Maïdan de 2014, qui a formulé les enjeux du développement national en termes de conflit « civilisationnel » entre la voie européenne de la modernité, qui signifie démocratie et prospérité, d’un côté, et d’autre, la voie « eurasienne » ou « néosoviétique » de l’obsolescence, qui signifie dictature et pauvreté.
Daria Saburova : Effectivement, l’Ukraine a relativement échappé à la thérapie de choc. Dans un premier temps, les classes dominantes ont cherché à atténuer les effets des privatisations en gardant les structures paternalistes aussi bien au niveau des entreprises qu’au niveau de la gestion des rapports entre le pouvoir politique et les grands acteurs économiques. Ce qui fait que, alors que l’Ukraine commence à emprunter au Fonds monétaire international dès la seconde moitié des années 1990, l’Ukraine ne remplit jamais pleinement ses obligations en termes de libéralisation. Les classes dominantes essayent de maintenir un certain équilibre entre la constitution de la nouvelle classe oligarchique et la préservation de ce capitalisme naissant des grandes perturbations qui pourraient venir de la colère sociale. Parce qu’en Ukraine, justement, il y a eu une vague de grèves à la fin des années 1980 – début des années 1990 – notamment la grande grève de 1993 qui a suivi le premier décret sur les privatisations. Et la classe dominante avait conscience de ça. Il faut aussi ajouter qu’en Ukraine, contrairement à la Russie, où Poutine a réussi dès le début des années 2000 à neutraliser le pouvoir des oligarques par la centralisation de l’État, la vie politique a été marquée jusqu’au Maïdan par une concurrence entre plusieurs blocs des classes dominantes.
Aux alentours de l’élection de 2004, cette concurrence s’est cristallisée dans deux orientations. D’un côté, une orientation qu’on avait tendance à qualifier de pro-russe, menée par le candidat à la présidence Viktor Ianoukovytch. Et d’un autre côté, Viktor Iouchtchenko qui représentait le bloc pro-occidental, pro-européen. Dans la vie politique, les forces concurrentes se présentaient désormais dans ces termes d’orientation identitaire et géopolitique. En réalité, il faut analyser ce clivage non pas en termes identitaires mais comme la concurrence entre deux types de capitalisme, comme je le fais dans mon livre, Travailleuses de la résistance : les classes populaires ukrainiennes face à la guerre (Le Croquant, 2024), en m’appuyant sur les travaux de Denys et d’autres : un modèle de capitalisme paternaliste, représenté par le bloc Ianoukovytch, et le capitalisme de type néolibéral, qui serait porté par le camp orange de Iouchtchenko jusqu’à Porochenko. Le capitalisme paternaliste, c’est un capitalisme qui assure la protection des oligarques nationaux via leur influence directe sur la politique, alors que le capitalisme néolibéral est pensé comme étant un capitalisme idéal, transparent, concurrentiel, qui selon ses partisans assurerait l’état de droit, l’égalité des chances, etc. C’est ce capitalisme néolibéral qui était défendu par les premières manifestations sur la place du Maïdan qui ont commencé pour réagir au refus de Ianoukovytch de signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Cet accord aurait justement permis d’ouvrir les secteurs clé de l’économie ukrainienne à une concurrence étrangère. Les manifestants ne s’exprimaient certes pas en ces termes-là, ils portaient des slogans abstraits autour de la liberté, la démocratie, l’état de droit, mais économiquement, c’est ça ce qui était présupposé. Les couches intermédiaires professionnelles étaient en colère contre le fait que l’accès aux meilleures positions sociales soit réservé à ceux qui avaient de l’argent et des relations personnelles. Leur participation au Maïdan était motivée par l’adhésion au principe de la méritocratie, par l’aspiration à une organisation sociale leur permettant de valoriser leur capital culturel dans le milieu politique, dans l’économie. La base sociale du Maïdan, c’était plutôt ces couches moyennes éduquées, même si, bien sûr, les classes populaires ont aussi massivement participé. Et c’est là où le concept gramscien de bloc hégémonique, que Denys mobilise dans son livre, The Making and Unmaking of the Ukrainian Working Class: Everyday Politics and Moral Economy in a Post-Soviet City (Berghahn Books, 2024), est très important.
DG : Il est important de ne pas réduire les analyses gramsciennes de l’hégémonie à la seule dimension culturelle et de se rappeler que l’hégémonie consiste en deux éléments également importants : le consentement et la coercition. Outre le rôle des appareils de contrainte, le consentement n’est pas uniquement produit au niveau du récit, il doit être confirmé par des gestes de redistribution auprès de la population. Or les nouveaux patrons de l’industrie ukrainienne, cette bourgeoisie nationale qui a été sciemment forgée et développée par les dirigeants du pays, s’ancrent dans la société en passant un certain contrat social avec les classes ouvrières, les travailleurs des usines, qui avaient déjà été liés par des liens de paternalisme dans les conjonctures précédentes. La dépendance économique est réaffirmée des deux côtés : les ouvriers avaient besoin de leur patron pour leur survie quotidienne, et les patrons avaient besoin des ouvriers en tant que gages de leur poids politique. C’est pour ça d’ailleurs que jusqu’à nos jours les entreprises ne sont pas très promptes à licencier pour optimiser leur économie, même dans les conditions de la guerre, mais préfèrent imposer des congés forcés pour préserver les liens qui les relient à la population locale. Et l’autre composante populaire de ce bloc, c’est le secteur public : des petits fonctionnaires, des enseignants, mais aussi des médecins (qui sont très mal payés). C’est un groupe qui devient facilement mobilisable grâce à ce fameux phénomène post-soviétique où les fonctionnaires et les employés du secteur public sont obligés de participer aux meetings politiques en faveur du dirigeant actuel de la région ou de l’État.
Quels sont les groupes qui sont exclus de ce bloc ? Ce sont surtout, en haut, la bourgeoisie de second rang. Les personnes, surtout des hommes, qui sont riches mais pas vraiment oligarques. Ensuite, ce qu’on peut qualifier de petite bourgeoisie, les classes moyennes dont Daria a parlé. Les résidents de Kiev et d’autres grandes villes, qui mènent des vies parfois assez précaires, mais dont le niveau de vie est quand même en général plus élevé que celui les ouvriers et qui possèdent davantage de capital culturel. Et les petits entrepreneurs, les auto-entrepreneurs, qui eux aussi se sentent exclus du pacte tacite entre l’État et sa clientèle. Et l’Europe dans tout ça ? Elle est vue par ces exclus comme le gage de la normalisation, le gage de leur entrée dans le pacte hégémonique. Parce que pour eux, il s’agit de l’État de droit : il suffira de respecter les lois, de régler la corruption pour qu’ils soient acceptés comme l’élément vraiment valable de la société, pour qu’ils soient récompensés pour la contribution quotidienne qu’apporte leur travail et que l’État ne reconnaît pas actuellement.
La situation à la veille du Maïdan est donc le résultat de la polarisation progressive qui a eu lieu dès le début des années 2000 jusqu’au début des années 2010. C’est la raison pour laquelle, parmi les slogans du Maïdan, il y en a un qui a été largement repris par les journalistes, une jeune femme portait une pancarte disant « Je suis une fille, je ne veux pas l’Union douanière [avec la Russie], je veux l’Union européenne et les culottes en dentelle ». Donc la culture de consommation supérieure est articulée avec les choix géopolitiques pour produire un tableau cohérent de civilisations qui se font concurrence.
M. La révolution de Maïdan est donc le moment où l’opposition discursive entre partie occidentale, pro-européenne, et partie orientale, pro-russe, se polarise, et où la coexistence entre ces deux entités ne fonctionne plus. Quelles sont les conséquences politiques de cette révolution ?
DS : Après le Maïdan, c’est l’opposition qui accède au pouvoir, qui comprend l les figures national-libérales comme l’oligarque Petro Porochenko ou le maire de Kiev, Vitaly Klitschko, mais aussi des gens comme Tyahnybok et d’autres représentants du parti d’extrême droite Svoboda. Cela provoque une déception de la part de certains militants du Maïdan, qui considèrent que la révolution a été trahie, puisque les oligarques et la corruption dominent toujours la vie politique. Malgré tout, certains militants du Maïdan, journalistes, représentants d’ONG, se retrouvent députés, comme Mustafa Nayyem, le journaliste qui a appelé aux premières manifestations. Sur le plan économique, le nouveau pouvoir s’avère plus ouvert à la collaboration avec le Fonds monétaire international : un nouveau prêt de 16 milliards de dollars est accordé à l’Ukraine, qui commence à introduire les réformes d’austérité réclamées par les créanciers. En l’espace de quelques années, y a toute une série de réformes dans l’éducation, la santé, le système de retraites, l’énergie. Cette série de réformes actent le fait qu’il y a eu un changement de voie du capitalisme ukrainien. L’élection de Zelensky a été en ce sens assez paradoxale : d’une part, il a récolté le vote populaire en tant que candidat extérieur à la politique, perçu comme un « homme du peuple » ; mais d’autre part, il a poursuivi la voie néolibérale, même pendant la guerre, avec notamment des réformes importantes du code du travail.
DG : Il y a eu aussi dans le domaine du travail plusieurs initiatives très délétères prises au milieu de la guerre en 2022, y compris les contrats à zéro heure. Je voudrais aussi ajouter que Zelensky est quelqu’un qui est sincère avec soi-même. Pour lui et son équipe, ils expriment cette idéologie naïve localement populaire dans les classes moyennes de la bonne vie en Europe, de la bonne vie sous le capitalisme soi-disant normal. Ils sont sincères quand ils s’expriment contre l’oligarchie. Et en effet, avant l’invasion, Zelensky a fait pas mal de pas importants pour limiter le pouvoir des oligarques. Mais de la même façon, ils sont contre les syndicats, qui pour eux sont autant de fardeaux qui restreignent le bon fonctionnement de l’économie. Et les oligarques et les syndicats ou bien les lois protectrices du travail sont à éliminer pour que le vrai capitalisme puisse finalement triompher. C’est vraiment la génération des petits entrepreneurs des années 1990 qui ont pris le pouvoir. Et à ma connaissance, les classes ouvrières n’ont pas vraiment formulé de critique en termes socialistes, venant d’en bas, envers Zelensky. Ce qui ressort, c’est la critique de la corruption. Surtout que la guerre excuse beaucoup de choses.
Qu’est-ce qui se passe avec ce fameux clivage qui a été très prononcé à la veille de la révolution de 2014 ? Après l’annexion de la Crimée, le commencement de la guerre au Donbass, de larges couches des électeurs « pro-russes », ou pro-russophones, sont exclues de l’équation électorale ukrainienne car plusieurs millions d’entre eux se sont trouvés derrière la ligne du front. Ceux qui continuent de vivre sur les territoires contrôlés par l’État ukrainien, sont moins nombreux et ne pèsent pas autant dans les calculs politiques.
DS : L’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass enlèvent de l’électorat à la potentielle opposition d’abord à Porochenko puis à Zelensky. Et c’est l’affaiblissement de l’électorat potentiel du Parti des régions (refondé sous le nom du Parti pour la vie, avec une scission dénommée Bloc oppositionnel) qui a permis aussi son élimination progressive.
DG : Porochenko a gagné si facilement au premier tour grâce à cette reconfiguration structurelle, mais aussi à l’ambiance tendue suite au début de la guerre. Même dans les régions qui ne sont pas touchées directement, mais qui sont limitrophes, les niveaux d’abstention sont impressionnants. Cela a conduit la nouvelle couche dirigeante à croire que toute la nation adhérait à son projet. Il faudra attendre l’élection de 2019 pour que cette élite se désenchante, pour qu’elle subisse un choc quand elle voit que sa vision du développement du pays n’est pas du tout hégémonique.
M. Vous avez tous les deux travaillé sur la ville de Kryvyï Rih, en Ukraine centrale, à environ 200 km à l’ouest de Zaporijia. Pourquoi est-ce que vous avez choisi d’enquêter sur cette ville ? Quelles sont ses spécificités ? Qu’est-ce qui a changé à la fois dans le quotidien et dans les discussions politiques que vous avez pu entendre ou qu’on vous a rapportées sur les équilibres politiques en Ukraine et au-delà ?
DG : Pour l’anecdote, Kryvyï Rih est ma ville natale, même si ce n’est pas la raison principale pour laquelle j’ai choisi de travailler dessus. Il y a eu un vrai intérêt à travailler sur cette ville parce que pendant un bon nombre d’années, elle a servi comme l’espoir ultime pour toute la gauche progressiste ukrainienne. Parce que c’était le berceau de presque la totalité des luttes qui avaient lieu à l’époque. J’ai donc voulu enquêter davantage sur les conditions du militantisme ouvrier. Au fil des évolutions de l’économie ukrainienne, l’industrie métallurgique est devenue quasiment le centre de l’économie nationale, le plus grand contributeur au PIB. Et ce au détriment des industries parfois plus avancées technologiquement. À Lviv, par exemple, on produisait des télévisions et d’autres marchandises électroniques, mais ces industries sont mortes, tandis qu’extraire les minerais de fer, extraire du coke au Donbass, produire de l’acier et le vendre à la Chine ou à la Turquie est devenu la spécialité de l’Ukraine, et Kryvyï Rih s’est retrouvé au centre de ses activités. Surtout, après le déclenchement de la guerre au Donbass, quand les usines métallurgiques situées là-bas ont perdu leur importance : cette élimination de la concurrence a transformé Kryvyï Rih en centre de l’activité économique nationale. Et donc le centre des luttes ouvrières.
Mais il y a aussi une dimension linguistico-culturelle très intéressante. Traditionnellement, cette ville appartient au camp soi-disant « pro-russe, pro-soviétique, pro-russophone ». Dans mon enquête, j’ai montré comment ces étiquettes essentialisantes empêchent de voir les identités et attitudes beaucoup plus fluides et complexes. Les idéologies nationalistes concurrentes sont imposées du haut, dans le cadre de la « démocratie oligarchique » des années 2000, et ensuite détournées par les subalternes pour servir leurs propres fins : par exemple, le nationalisme ukrainien peut servir d’outil dans les luttes pour la distinction individuelle, menées dans le milieu russophone. Des bribes des idéologies hostiles l’une à l’autre peuvent cohabiter dans une vision du monde assez cohérente, mais très distante des récits légitimes présents dans les médias nationaux.
Dans les conditions d’aujourd’hui, il est intéressant de voir comment ces dispositions antipolitiques ne sont pas rejetées, ou plutôt de voir dans quelle mesure elles le sont ou sont au contraire préservées pour s’articuler à la défense de la cause nationale.
DS : J’ai d’abord participé au Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine, qui a directement tissé des liens avec les syndicats, notamment en Ukraine. Notamment les syndicats des mines et de la métallurgie et de la sidérurgie de Kryvyï Rih. J’avais d’abord déjà pris des contacts pour des questions pratiques, notamment pour l’envoi d’un certain matériel avec les convois syndicaux. Quand j’ai eu cette possibilité de faire une enquête, j’ai immédiatement décidé de la faire à Kryvyï Rih, parce que je savais que je pouvais m’appuyer sur la thèse de Denys pour avoir le contexte sur l’histoire politique et ouvrière de cette ville. À vrai dire, j’ai commencé mon enquête à Kryvyï Rih parce que Denys y avait déjà fait la sienne avant l’invasion. Mais mon objet, ce n’était pas le procès de travail dans les mines et les usines, c’étaient les activités bénévoles des femmes des classes populaires. Et justement, dans la continuité de ce que Denys vient de dire, ma question c’était de savoir si l’invasion à grande échelle avait modifié quelque chose dans leur identité culturelle et politique.
Et ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que depuis 2022, ces femmes ne rentrent dans aucune case : on ne peut plus dire qu’elles sont pro-russes, russophones, nostalgiques de l’Union soviétique, mais on ne peut pas non plus les identifier au camp pro-Maidan, pro-européen, pro-ukrainien. Non seulement elles n’ont pas soutenu le Maïdan à l’époque et ont même participé à l’anti-Maïdan, mais elles continuent souvent à rejeter le Maïdan aujourd’hui. Elles critiquent la manière dont ça c’est déroulé, les violences qui ont eu lieu sur la place du Maïdan, et le renversement du pouvoir par la révolution. Ce qui montre que la classe ouvrière ukrainienne n’est pas prête pour une révolution du type socialiste non plus, puisqu’elle critique la révolution comme une démarche non légitime de changement de pouvoir. Cette perspective critique est aussi liée au fait qu’elles ont vu très concrètement leur niveau de vie baisser. Leurs salaires ont baissé, les conditions de travail se sont progressivement dégradées. Elles continuent à avoir des bons souvenirs de l’époque soviétique, mais elles développent un rapport plus complexe et réflexif à l’histoire.
Aujourd’hui, ces femmes reconnaissent que le régime stalinien représentait une dictature politique et qu’il est responsable de crimes contre l’humanité, telles que la grande famine orchestrée en Ukraine dans les années 1930 afin de forcer les paysans à entrer dans les kolkhozes. Et en même temps, elles restent très attachées à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et à la lutte contre le fascisme. Dans toutes les familles ouvrières qu’on peut rencontrer, il y a quelqu’un qui a combattu dans l’Armée rouge. Mais aujourd’hui c’est une mémoire qui est mise au service de la lutte contre l’invasion russe. Ça revient dans les entretiens avec les gens, et c’est aussi quelque chose qui est promu par le pouvoir local. On continue à commémorer la lutte de l’Armée rouge contre le fascisme, mais on va dire que, de même que les Ukrainiens ont combattu le fascisme dans les années 1940, aujourd’hui ils combattent le « rascisme », le fascisme russe. On se retrouve donc avec plein de contradictions en termes mémoriels, parce qu’en même temps, comme tout le monde le sait, en Ukraine aujourd’hui, il y a aussi la promotion des mouvements nationalistes, notamment de la figure de Bandera, qui, eux, au contraire, ont d’abord collaboré avec l’Allemagne nazie contre l’Union soviétique.
M : Qu’a changé la guerre dans cette opposition symbolique entre Ukraine pro-russe et Ukraine pro-européenne, pro-Occident ?
DG : Aujourd’hui, il est devenu impossible de faire comme si rien n’était et de continuer de promouvoir l’amitié et les liens préférentiels avec la Russie. Cela a d’ailleurs aussi restructuré la gauche : le camp pro-soviétique, soviético-nostalgique est aujourd’hui complètement éliminé.
DS : L’espace public ne permet plus d’expression de position pro-russe. D’une part, peut-être que c’est pour le mieux, au sens où la critique sociale, la critique anticapitaliste ne va sûrement plus prendre en Ukraine la forme d’une espèce de nostalgie pour l’URSS ou d’une position pro-russe. Mais un des dangers, dont on peut déjà constater qu’il est réel, c’est que toute opposition au pouvoir, toute critique des dogmes de la « décolonisation », risque de tomber sous le coup de telles accusations.
M. Cette catégorie de décolonisation, d’où vient-elle et qui l’utilise ? Est-ce que c’est un terme qui est utilisé par Zelensky et le gouvernement ?
DG : Cela fait partie des termes qui apparaissent dans les médias ukrainiens après l’invasion russe. Cette approche s’est répandue d’abord chez les intellectuels publics pour ensuite être reprise par les dirigeants, y compris par Zelensky lui-même. Si on essaie de reconstruire l’histoire de ce terme, je dirais que ça commence par les gens qui étaient déjà au courant des discussions en Occident et qui voient un parallèle avec la situation ukrainienne. Sans doute en partie aussi en réaction au discours campiste émanant de la gauche occidentale, qui est de nos jours très engagée dans l’agenda décolonisateur. Et là, ces intellectuels libéraux ukrainiens lisent ça et se disent : « Mais en fait, nous aussi nous souffrons de l’empire. Il y a de l’incohérence et nous devons rectifier les choses. Nous devons aligner l’Ukraine avec cet agenda. » Le problème, c’est que cette introduction du concept dans l’espace public ukrainien n’a pas du tout été accompagnée d’une lecture des textes d’origine et d’un vrai intérêt pour les débats post- ou décoloniaux. C’est plutôt un concept mou qui est importé et qui est utilisé un peu n’importe comment pour simplement affirmer le droit moral de la défense nationale, mais pas seulement. Dès que tu es en position de pouvoir en Ukraine, tu peux utiliser ce concept pour te justifier dans quasiment n’importe quelle démarche en disant que c’est pour le bien de la nation.
DS : Les nationalistes ukrainiens parlaient déjà de la colonisation de l’Ukraine par la Russie à l’époque soviétique. La république ukrainienne soviétique était déjà une forme d’occupation. Ensuite, dans les années 1990, l’intelligentsia nationaliste a commencé à s’intéresser aux textes des auteurs postcoloniaux, comme Edward Saïd et Frantz Fanon, pour essayer d’appliquer leurs concepts au cas ukrainien. Mais cela restait vraiment cantonné au milieu académique. Ce n’est qu’après 2022 que ce mot est apparu comme omniprésent dans le discours public. En 2015, il y avait déjà eu la loi de décommunisation qui impliquait l’élimination des références à l’époque soviétique dans l’espace public, notamment. Et ensuite, en 2023, vient une nouvelle loi, la loi de décolonisation. Et cette fois-ci, elle consiste à enlever toutes les références à la Russie et l’Empire russe de l’espace public : les rues et les statues de Pouchkine, de Tolstoï, de Dostoïevski, etc. Parfois, on remplace les anciens symboles impériaux et soviétiques par les symboles nationaux, par exemple à Kiev, où l’avenue de Moscou a été renommée l’avenue de Bandera.
Comme l’expliquait Denys, déguiser ce nationalisme en décolonisation est une espèce de stratégie pour toucher les intellectuels en Occident. Pour s’adresser à cette partie du monde académique, pas forcément d’extrême-gauche, mais en tout cas de gauche libérale, où aujourd’hui toutes sortes de décolonisations des discours sont pratiquées dans tous les domaines. Pour dire qu’il faut aussi soutenir la décolonisation en Ukraine. Ça s’inscrit dans la lutte au sein du champ académique pour donner plus de place aux études ukrainiennes. Traditionnellement, dans les études post-soviétiques, c’est les études russes qui avaient le plus de postes et de financements. Les intellectuels ukrainiens disent donc qu’il faut « provincialiser » les études post-soviétiques. La « décolonisation » devient alors une stratégie de légitimation de la lutte pour les ressources dans ce champ-là.
Mais le paradoxe, c’est qu’à l’intérieur du pays, la « décolonisation » finit par frapper les vrais subalternes au lieu de prendre leur défense. Ça prend la défense de l’Ukraine en tant qu’entité nationale face à la Russie, mais à l’intérieur de l’Ukraine, ça devient une espèce de projet de purification de la nation des éléments qui portent encore la marque de l’héritage impérial. De manière générale, la « décolonisation » consiste à éliminer la culture et la langue russes de l’espace public, de l’enseignement, des bibliothèques, alors même que le russe reste la langue de communication principale pour une bonne partie de nos concitoyens, notamment par les habitants des régions de l’Est qui sont aujourd’hui poussés à l’exil à cause des combats.
M : Est-ce que ça vous paraît possible et ou souhaitable que l’Ukraine devienne membre de l’Union européenne ?
DG : Pour moi, ce ne serait pas dommageable pour l’Ukraine de devenir membre de l’UE. Et souhaitable, par exclusion, oui, parce que du point de vue politico-économique, toutes les choses potentiellement destructrices liées à l’intégration à l’UE ont déjà eu lieu depuis 2014, depuis la signature et l’implémentation de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (DCFTA), c’est-à-dire l’ouverture des marchés, la libéralisation de l’économie. Il n’y a pas grand-chose qui reste à faire dans ce sens-là. En revanche, des choses potentiellement positives liées à ça, c’est l’espoir de d’un afflux des capitaux occidentaux vers l’Ukraine. Parce que s’il y a une chose plus désagréable que d’être exploité, c’est de ne pas être exploité. On peut passer des heures à décrire les effets néfastes des investissements allemands en Hongrie, en Pologne ou en Roumanie, mais c’est bien pire quand ces investissements ne viennent pas. Ce qui risque de devenir de plus en plus le cas de l’Ukraine. Donc la question, c’est ça : quelle forme prendra cette fameuse reconstruction d’après-guerre, est-ce que le capital viendra ? Et si oui, quelle sera la géographie de ce déploiement des capitaux ?
L’autre dimension, c’est tout ce qui concerne les droits démocratiques, les droits culturels linguistiques, les libertés sexuelles, etc. C’est triste, mais aujourd’hui, dans les pays comme l’Ukraine, ce sont les institutions comme l’Union Européenne qui sont les garants les plus sûrs du respect de ces droits et libertés-là. Donc plus Bruxelles aura d’influence sur l’Ukraine, mieux ce sera de ce point de vue-là du point de vue pragmatique, faute de société civile orientée à gauche et suffisamment puissante pour contrer les tendances réactionnaires dans le pays. Jadis, la gauche ukrainienne comptait sur la protection policière de ses manifestations contre l’extrême droite ; aujourd’hui, elle compte sur la force normative de « nos partenaires occidentaux » pour limiter les outrances éventuelles venant du camp conservateur et nationaliste. C’est aussi pour cela que les élections étasuniennes ont été autant suivies en Ukraine : pas uniquement à cause des livraisons des armes et de l’aide financière mises en question, mais également parce que la victoire de Trump encourage ses admirateurs ukrainiens et marginalise les idées progressistes.
Après, est-ce que l’entrée de l’Ukraine en UE est possible ? Je n’en suis pas convaincu. Certes, au cours de la dernière décennie il s’est passé tant de choses complètement inattendues et rationnellement imprévisibles qu’aujourd’hui je suis moins catégorique et n’exclus rien. Même le régime sans visa, jamais je n’aurais pensé que ça devienne une réalité, et pourtant c’est le cas depuis 2017. Mais pour ce qui est de devenir membre de l’UE, même si je ne suis pas spécialiste de la question, il me semble que les Ukrainiens sont trop sûrs d’eux et trop optimistes là-dessus. C’est un pays énorme par rapport aux autres « nouveaux membres », avec une économie trop importante pour la digérer rapidement, et dont la population vieillit plus vite qu’en France. Ces obstacles structurels, contrairement au problème fantasmé de la corruption, sont plus difficiles à surmonter. En même temps, cette même population ukrainienne vieillissante est déjà devenue la principale source de la main-d’œuvre étrangère pour le reste de l’UE, même avant 2022. On verra à quoi ressembleront l’UE et l’Ukraine au moment où le statut de membre sera discuté plus pratiquement.
M. Depuis l’investiture de Trump en janvier, les États-Unis ont radicalement changé leur politique de soutien diplomatique et militaire à l’Ukraine, à travers notamment l’humiliation publique que Trump et JD Vance ont imposée à Zelensky fin février. Comment analysez-vous ce revirement et comment voyez-vous les perspectives qui s’ouvrent désormais pour les populations en Ukraine ?
DG : Il ne s’agit pas d’une surprise. Trump et son équipe n’ont cessé de se moquer de l’Ukraine et de Zelensky tout au long de leur campagne électorale, et après son investiture Trump s’est mis à réaliser ce qu’il avait promis. Pour Trump, visiblement il s’agit d’en finir avec cette guerre encombrante, peu importe le résultat. S’étant rendu compte que Poutine n’est disposé à faire aucune concession, il s’est entrepris à mettre pression sur l’autre partie belligérante, sur laquelle il a bien des leviers. L’idée est donc d’affaiblir l’Ukraine suffisamment pour qu’elle accepte toute condition que la Russie voudra lui imposer – sans pour autant que les États-Unis lui donnent des garanties de sécurité. De cette manière, Trump se débarrassera de cette guerre, et la prochaine ne le concernera pas. Pour l’Ukraine, la question des garanties est centrale ; elles sont sans doute plus importantes encore que les contours des nouvelles frontières après un cessez-le-feu. La plupart des gens seraient prêts à faire le deuil des territoires actuellement occupés, et même le fameux accord sur les terres rares pourrait être accepté, pourvu que l’Ukraine obtienne des garanties au cas où elle serait de nouveau attaquée.
N’étant aucunement expert militaire, ni spécialiste en relations internationales, je peine à imaginer un accord de cessez-le-feu, encore moins de paix, qui pourrait être conclu dans ces conditions. Pour moi, c’est une répétition de l’histoire d’avril 2022, quand les pourparlers se sont terminés sans avoir jamais commencé, car le dirigeant britannique a expliqué à Zelensky qu’il n’aurait aucune garantie de la part de l’Occident s’il signait le document avec les Russes. Si les États-Unis gardent leur politique actuelle, le gouvernement ukrainien continuera à se battre malgré cela, encouragé par l’UE, et la Russie continuera à avancer sur le terrain. Difficile de dire combien de temps cela peut encore durer et dans quelle mesure le soutien renforcé de la part de l’UE pourra changer la donne.