SANTÉ-TRAVAIL. Associée à une très forte libéralisation économique, la précarisation est en partie liée avec une organisation du travail qui instrumentalise souvent la santé des travailleurs dans un but de rentabilité.

Au milieu des années 1980, durant l’une de ses enquêtes demeurées célèbres, le journaliste allemand Günther Wallraff travailla plusieurs mois comme manœuvre au sein du groupe métallurgique Thyssens, se faisant passer pour un immigré turc. Dans le récit qu’il fit de cette expérience par bien des côtés extrêmes, il explique notamment qu’au moment de son arrivée dans le groupe industriel ce dernier avait déjà entamé depuis 1974 un processus d’externalisation de sa main-d’œuvre « sédentaire » (il chiffrait à 17 000 le nombre de travailleurs ainsi licenciés), de manière à la remplacer en partie par des travailleurs gérés dans quelque quatre cents entreprises sous-traitantes. Classiquement, ce mouvement de vases communicants permet à l’entreprise donneuse d’ordre de faire des économies mais surtout de gagner en flexibilité productive, en faisant reposer la gestion de la main-d’œuvre sur les petites structures prestataires de services, dont certaines s’occupent « de la saleté sous toutes ses formes |1|. »
De fait, Wallraff décrit un univers où l’exploitation économique brutale (et le racisme qui l’accompagne en permanence) conduit à des formes extrêmes de polarisation sociale, aussi bien sur les plans statutaires (contrats légaux et de longues durées versus contrats temporaires, voire absence de contrat pour les immigrés en situation irrégulière) et monétaire (dans les PME, les salariés turcs touchent moins que les salariés allemands, qui eux-mêmes sont moins bien payés que les salariés de l’entreprise donneuse d’ordre, tandis qu’à l’autre bout de la chaîne les cadres et patrons accumulent de forts revenus) que sur le plan sanitaire : « Ce boulot |nettoyer des installations de la poussière et de la boue qui les obstruent, dans une atmosphère viciée par les rejets gazeux et l’amiante| est tellement usant qu’il est rare que l’on tienne le coup plus d’un an ou deux. Un ou deux mois suffisent souvent à vous esquinter pour le restant de vos jours. Surtout lorsqu’on est obligé de “doubler”, voire de “tripler” les postes |2|. »
Ce témoignage précis et accablant mérite l’attention, tant ce qu’il décrit des conditions de travail et d’emploi plante le décor empirique de ce que les recherches relatives à la précarisation sociale systématiseraient théoriquement dix ans plus tard. Wallraff montre en effet la précarisation en mouvement ; l’intérêt du concept réside dans sa tentative – à mon avis probante – d’analyser de manière synthétique des phénomènes empiriques souvent appréhendés de façon disjointe durant la période dite des « trente glorieuses », mais que leur amplification et leur extension à des populations plus larges que celles des travailleurs immigrés (longtemps ignorés des théories scientifiques en France) ont fini par rendre l’étude nécessaire.
Dans un premier temps, nous allons donc rapidement expliciter ce que recouvre le concept de précarisation sociale. Puis, dans un second temps, nous nous arrêterons plus précisément sur la place particulière qu’a prise la question de la santé au travail dans cette approche théorique. Pour cela, nous procéderons en deux étapes, qui s’attacheront à montrer que les atteintes à la santé constituent certes un indicateur renseignant sur la dégradation des conditions de travail, mais également un vecteur puissant des processus de précarisation sociale.

Précarisation sociale : de quoi parle-t-on ?

Le concept de précarisation sociale est loin de faire l’unanimité dans les champs politique (au sens large, i.e. y compris syndical) et académique, loin s’en faut. Les raisons de cette forte défiance sont multiples, mais les plus communément évoquées invoquent :

 une indétermination théorique : non prise en compte des discussions des économistes de la segmentation par exemple – même si la théorie de la segmentation a été critiquée dès le début des années 1980, car elle ne permet pas de rendre compte de la déstabilisation générale de l’emploi, le « noyau stable » du salariat étant traversé par des processus de fragilisation (préretraite, temps partiel, chômage partiel, etc.), et le « marché secondaire » étant lui-même fragmenté par un ensemble de sous-statuts (intérim, CDD, emplois aidés, etc.) aux logiques différenciées ; enfermement sur l’espace national français (quoique la division internationale du travail ait été intégrée dès le départ dans la réflexion sur la précarisation sociale : les premières recherches servant de support empirique au travail de conceptualisation avaient pour cadre la France, la Grande-Bretagne ou le Brésil, pour ne citer que ces trois exemples) ; méconnaissance des théories du salaire et du salariat (or, dans sa théorie de l’autonomie contrôlée, Béatrice Appay propose une analyse de la réorganisation des modes de captage de la plus-value (et donc de la formation des salaires) |3| ;

 un faible ancrage empirique (l’intégration et la stabilité salariale forment toujours le socle majoritaire de l’organisation sociale) ;

 un voisinage avec la notion de précarité, elle-même déniée de toute valeur explicative en raison de son usage inflationniste dans le sens commun, la production administrative et les discours militants ;

 un usage, de nature misérabiliste et réactionnaire, qui tendrait à détourner des véritables questions politiques (analyse des rapports de force entre capital et travail – et notamment des capacités de résistances des travailleurs –, mythification du salariat comme forme d’organisation de la société dans la période « tayloriste-fordiste »).

Nous avons déjà partiellement rendu compte de la lente genèse de cette catégorie d’analyse |4|. Ce travail rétrospectif a le double avantage de répondre à certaines des objections émises, et de montrer que le concept de précarisation sociale a été élaboré en portant attention aux importantes transformations de l’emploi et de l’organisation du travail que les entreprises du secteur privé ont connues depuis la fin des années 1970. C’est-à-dire au moment même où les tenants d’un libéralisme maniant avec pragmatisme l’autoritarisme politique et le laisser-faire économique ont donné le coup d’envoi du démantèlement des acquis sociaux hérités de la période précédente (de ce point de vue, l’État lui-même – central aussi bien que déconcentré puis décentralisé – n’a pas hésité à mettre en œuvre des pratiques contre lesquelles il avait renoncé à lutter dans le secteur privé. Enseignement, hôpitaux, services sociaux départementaux, la liste serait longue des métiers et des sites où les conditions de travail se sont dégradées à mesure que les conditions statutaires se voyaient flexibilisées au nom de l’efficacité du service à l’usager et des normes de qualité).
Le gouvernement Thatcher et l’administration Reagan ont en effet ouvert la voie en la matière (avec un accroissement spectaculaire du nombre de travailleurs pauvres, de chômeurs et de salariés en multi-activités), bientôt suivis, certes suivant des variations nationales sensibles, par les pays de l’Union européenne, comme le rappelait il y a près de quinze ans Laurent Vogel : « on observe la légalisation de situations auparavant non admises. Généralement, il s’agit d’entériner et d’encadrer des pratiques naguère illégales : non-versement de cotisations sociales pour les emplois les plus précaires dans de nombreux pays ; reconduction de contrats à durée déterminée ; libéralisation du travail intérimaire ou du prêt de main-d’œuvre ; démantèlement du monopole de placement par des organismes publics dans un certain nombre de pays (Italie, Espagne). On part de l’idée que, puisque ces pratiques existent, autant leur donner un cadre légal qui, au moins garantira un certain nombre de droits élémentaires pour les salariés |5|. » Qui peut le moins, peut le moins, et la suite des évolutions en la matière a montré qu’en fait de droits élémentaires, la légalisation de « dispositifs flexibles » a entraîné une surenchère en la matière, sous l’aiguillon efficace du MEDEF : l’épisode de la « refondation sociale » reste à cet égard paradigmatique du retournement rhétorique observé durant la période (les « modernes » ayant compris que la dimension anthropologique de la précarité humaine doit trouver sa traduction politique dans des dispositifs sociaux et juridiques idoines) |6|.

Bien évidemment, ce n’est pas un hasard si, pendant que ces évolutions déployaient leurs effets, le concept de précarisation sociale se stabilisait théoriquement, en particulier grâce à un ensemble de manifestations scientifiques d’envergure organisées au niveau national et international durant les années 1990. Cet intense travail pluridisciplinaire a débouché sur un ouvrage collectif |7| dans lequel Béatrice Appay a systématisé la cohérence des dynamiques observées, et l’on peut caractériser la précarisation sociale comme la conjonction de trois processus interdépendants majeurs – chacun d’eux découlant d’un nouvel équilibre des tensions inhérentes aux rapports sociaux :

 une fragilisation (lean production – flux tendu, travail en équipe, polyvalence, autocontrôle de la qualité –, flexibilisation) et un double mouvement apparemment contradictoire de concentration et de fragmentation des structures productives (mouvement qui caractérise ce que Appay nomme l’autonomie contrôlée, principe organisateur et mode de gouvernance des organisations productives), ayant conduit à un éclatement de nombreux collectifs de travail en continuums différenciés (perte de certains savoirs, concurrence accrue) et à une dégradation des conditions de travail ;

 un accroissement et une institutionnalisation de l’instabilité statutaire par la déstabilisation des stables, la massification du chômage |8| accompagnant un accroissement de la polarisation des revenus du travail ;

 un accroissement de l’atomisation socialisée consécutive à l’affaiblissement et à la fragmentation des droits sociaux (notamment du fait du renversement normatif visant à faire de l’entreprise le niveau pertinent des négociations collectives), à la psychologisation des rapports sociaux, à la stigmatisation des classes populaires, et aux tactiques individuelles de lutte contre la souffrance sociale |9|.

Or, comme le rappellent Appay et Thébaud-Mony en introduction de l’ouvrage collectif de 1997, le concept de précarisation a été élaboré à partir d’une réflexion portant sur les évolutions de l’organisation du travail et sur le rôle de l’État, dans le domaine du travail et de la protection sociale. Dans ce cadre, la question de la santé au travail constitue donc un point central, en ce qu’elle permet de mesurer les effets physiques et psychiques des processus de précarisation (flexibilité et intensification du travail), mais aussi car elle constitue elle-même un vecteur important de la flexibilisation productive (facteur de tri d’employabilité et ressource propre à l’activité de travail).

La santé au travail, révélateur de la précarisation sociale

Il y a dix ans, Dominique Huez, médecin du travail, notait que « les conséquences de la précarité pour la santé sont liées aux contraintes majeures pour les salariés, générées par l’organisation du travail, qui ont un impact sur la sphère physique et psychique. En ce qui concerne l’impact sur la santé physique, on constate une accentuation des atteintes générales à la santé dans la sphère psychosomatique comme dans celle des pathologies aspécifiques relevant de l’usure au travail |10| »
De fait, on distingue généralement trois grands types de pénibilités physiques : celles liées aux conditions ergonomiques de travail (postures, manutention, etc.), les nuisances liées à l’environnement physique de travail (froid, chaleur, bruit), et enfin les risques toxiques liés à des expositions dangereuses (inhalation, contact et irradiation). Une enquête européenne réalisée en 2000 montrait que les organisations ayant adopté les principes de la lean production (centrales dans l’analyse de Appay) exposaient davantage leurs salariés à l’ensemble de ces pénibilités que d’autres formes d’organisation du travail (seules les structures tayloriennes, qui ont par ailleurs intégré des principes de lean production – comme la rotation des équipes –, enregistrent des données similaires) |11|. La réorganisation des entreprises selon ce qui était parfois présenté comme le nouvel one best way n’aura donc pas amené d’améliorations pour les conditions de travail, comme certains de ses promoteurs l’annonçaient.
Cette conclusion se retrouve lorsque l’on interroge les salariés sur leur perception des atteintes à leur santé : « En moyenne, près de 60 % des salariés déclarent que le travail affecte négativement leur santé. Cette proportion est plus élevée dans les organisations en lean production (66 %) ou taloyriennes (63 %) |…| Dans l’ensemble, 27 % des salariés pensent que leur santé et leur sécurité sont menacées à cause de leur travail. Ils sont les plus nombreux à le ressentir dans les organisations en lean production (37 %) et, dans une moindre mesure, dans les organisations tayloriennes (33 %) |12|. »
Pour ce qui concerne les secteurs d’activité, de nombreux travaux empiriques ont montré que le BTP, l’industrie agroalimentaire, l’aide à la personne, les call-center ou la maintenance nucléaire concentraient un ensemble de pénibilités physiques d’autant plus fortes que le statut des travailleurs se rapprochait d’un non-statut |13|. Corrélé à cette situation générale, le risque d’accident du travail : touchant prioritairement les intérimaires et les apprentis, principalement ouvriers, il augmente en présence de contraintes posturales et articulaires ou de contraintes temporelles |14|.
Mais les pénibilités corporelles ne sont pas seules en jeu. Aux charges physiques s’ajoute la charge mentale du travail. Ainsi, les pressions temporelles (intensité du travail – cadences élevées, délais serrés, manque de temps –, interruptions dans le travail) constituent une dimension importante des conditions de travail. Or, Valeyre a montré qu’ici aussi les organisations en lean production se distinguaient par leurs mauvais résultats, tout comme elles connaissent les scores les plus élevés lorsque les salariés expriment leur sentiment concernant le lien entre travail, stress, anxiété, insomnie et irritabilité. Aussi, « l’impact de la précarité sur la sphère psychique est loin d’être négligeable. La souffrance pathogène est le lot commun |problèmes de sommeil, anxiété, voire dépression| en ce qui concerne les atteintes importantes entraînant la bascule de certains dans la pathologie mentale, les personnes touchées sont toujours minoritaires, car hommes et femmes ne restent pas passifs face aux contraintes et s’en défendent. |…| Ainsi, l’organisation du travail exploite plus ou moins longtemps un activisme professionnel défensif |15|. »
Comme Philippe Davezies le notait, au milieu des années 1990, les évolutions du travail et des relations sociales ont précarisé « l’ensemble des ressorts de la mobilisation déployée par les sujets pour défendre leur santé physique et mentale en contribuant à la construction d’un monde commun |16|. » En effet, précarité de l’emploi et précarité du travail rendent difficile la construction par les salariés d’une « expérience qui permette d’articuler des exigences contradictoires telles que les exigences de production et les exigences de préservation de la santé |17|. » L’une des raisons principales est l’écart croissant entre le travail prescrit et le travail réel, du fait de l’éloignement juridique et physique des salariés et de leurs donneurs d’ordre. « Pour pouvoir faire son travail, il faut “tricher” de plus en plus avec les règles prescrites, mais la psychodynamique du travail nous enseigne que cette tricherie, si elle est habituelle et contribue, lorsqu’elle est discutée, à transformer l’organisation du travail, peut aussi, si elle n’est pas partagée, être vécue douloureusement et glisser éventuellement vers la fraude si le travailleur se trouve acculé et sans aucune marge de manœuvre |18|. » Le résultat ? « L’intensification du travail, faute de régulation sociale, semble n’avoir pour limite que les possibilités physiologiques et psychologiques des individus |19|. » La santé devient alors autre chose qu’un indicateur plus ou moins direct d’une organisation du travail déficiente.

La santé : un enjeu majeur de la précarisation sociale.

« Pendant tout le temps où j’ai travaillé chez Thyssens, je n’ai jamais porté de chaussures de protection, au mépris du règlement. Et je n’étais pas le seul. J’ai eu de la chance qu’il ne m’arrive rien. |…| Les casques, il faut que nous les achetions nous-mêmes, à moins d’avoir la chance d’en trouver un vieux, tout cabossé. Mais pour les chefs, la tête de nos collègues allemands a beaucoup plus de valeur, elle mérite bien davantage de soins que la nôtre. Par deux fois, j’ai vu Zentel, le contremaître, m’arracher mon casque pour le passer à un Allemand qui avait oublié le sien |20|. »
La brutalité du constat peut faire froid dans le dos : certains individus au travail jouissent de l’indigne privilège de mériter moins d’attention que les autres, et l’on se garde bien de leur cacher. Le déni de reconnaissance et le mépris s’affichent ouvertement dans cette privation d’une protection individuelle. Faut-il alors considérer les modes collectifs de protection comme davantage utiles et efficaces pour les catégories les plus exposées de travailleurs ?
« Pendant le boulot, nous voyons sans cesse s’allumer des signaux lumineux rouges, ce qui veut dire que nous devrions quitter les lieux sur-le-champ. Qui plus est, des panneaux clignotent en permanence : “Prière de s’éloigner du convertisseur pendant le soufflage !” À un autre endroit, il est écrit : “Émission d’oxygène ! Danger d’incendie !” Mais rien n’y fait, il faut continuer à travailler. Un jour, un ouvrier turc prend peur et veut s’éloigner de la zone dangereuse. Le contremaître de chez Thyssens lui fait comprendre sans ambages qu’il vaudrait mieux qu’il continue. Sans quoi, ce serait un abandon de poste qui serait immédiatement sanctionné par un renvoi. Un contremaître finit par nous expliquer un jour à quoi servent à son sens tous ces dispositifs : “Une fois, il y a eu un accident dans le secteur des convertisseurs ; du coup, la boîte a été obligée d’installer ce système d’alarme et de prévention. Comme ça, s’il y avait un jour un nouveau pépin, Thyssens n’en serait pas responsable. On vous aurait prévenus qu’il ne fallait pas travailler dans le secteur |21|.” »
Ce que décrit ici Wallraff ne constitue malheureusement une exception caricaturale. Dans de nombreux cas, les entreprises mettent la santé de leurs salariés dans la balance de la productivité, avec d’autant plus de facilité qu’ils ne sont pas intégrés à un collectif protégé. Obliger les salariés du bâtiment à continuer à travailler pendant des intempéries qui nécessiteraient l’arrêt du chantier est certes plus facile à faire avec des immigrés sans papiers qu’avec des compagnons dûment qualifiés n’hésitant pas à quitter le travail (et l’entreprise s’il le faut) quand ils l’estiment nécessaire : formés et socialisés à une exigence de reconnaissance de leur travail, de leur santé et de leurs droits, ces derniers bénéficient de supports matériels et symboliques qui leur facilitent en effet de telles pratiques de défection. Organiser le travail de maintenance des centrales nucléaires autour de la gestion de doses d’irradiation que les travailleurs peuvent « encaisser » est plus simple lorsque les salariés peuvent être renvoyés chez eux, sans autre forme de procès, parce qu’ils ont dépassé leur quota : à eux ensuite de se débrouiller pour trouver un autre emploi (en attendant de pouvoir être à nouveau accepté dans une centrale), ou de contourner l’interdiction. Dans les deux cas, la santé constitue un processus dont la prise en compte par l’employeur permet à ce dernier d’organiser le travail productif (ainsi que les rapports à l’emploi).
Dans ce cadre, la sous-traitance est un système particulièrement pernicieux, car au renforcement des contraintes de productivité qu’il implique pour le « fournisseur » de main-d’œuvre, s’ajoute « la construction sociale de l’invisibilité des risques liés au travail et des atteintes professionnelles. Celle-ci prend appui, en particulier, sur la non-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles, du fait du travailleur lui-même ou du fait des médecins. Dans le contexte de précarisation des emplois et de menace du chômage, le salarié craint la réaction de l’employeur par rapport à son contrat de travail (non-renouvellement ou licenciement) ou la décision médicale d’inaptitude par le médecin du travail. Une telle décision peut lui interdire le retour à son poste de travail et donc, souvent, à son emploi |22|. »
En dehors de configurations sociales travaillées par des forces collectives suffisantes (dont la constitution demande parfois de longues années avant de déboucher sur des changements – voir les quelques résultats positifs qui ont pu être obtenus suite aux luttes récentes de sans-papiers |23|| –, et qui n’est pas sans provoquer des dégâts pour tous ceux qui n’ont pas pu supporter les conditions de travail en amont de ces luttes), les individus sont donc contraints de tenir en mobilisant leurs forces parfois jusqu’au point de rupture. « C’est ainsi que s’effectue la sélection des personnes devenues “inemployables” par inaptitude médicalement attestée à ces nouvelles normes de la santé au travail |24|. »

Conclusion

Sociologiquement, la précarisation sociale met au centre de l’analyse du travail la réorganisation des rapports sociaux classistes, générationnels, genrés et racistes. Politiquement, les analyses de la précarisation sociale obligent ainsi à regarder dans les coulisses du système productif, à prendre en compte la situation dominée de tous ceux et toutes celles qui ne correspondent pas au modèle de l’ouvrier qualifié blanc intégré à un collectif protecteur (représenté, en France, par le système tripartite).
Il me semble donc qu’analyser le salariat contemporain ne peut faire l’économie d’une théorie de la précarisation sociale, même si le premier ne se résume bien évidemment pas à la seconde, pas plus que la compréhension de l’une ne sera une condition suffisante à la transformation politique de l’autre : l’éclatement des situations et leurs différentiels d’aggravation selon les secteurs d’activité, l’état des dynamiques collectives et les tendances au repliement dans certains espaces organisés, ainsi que les forces propres des acteurs patronaux les plus puissants rendent l’action coordonnée extrêmement difficile. Restent en effet à construire les conditions d’une mise en discussion interprofessionnelle, dans un cadre a minima européen, pour une amélioration généralisée des conditions de travail et une répartition des efforts de solidarité relatifs aux atteintes à la santé (à travers le système des retraites anticipées et du suivi médical amélioré pour les professions les plus pénibles), de manière à obtenir une péréquation favorisant notamment les salariés les plus précarisés. Dans cette optique, les acteurs syndicaux ne pourront pas se passer des acteurs du champ politique, qui devraient se dépêcher de remettre ces questions cruciales à leur ordre du jour.

|1| G. WALLRAFF, Tête de Turc, Paris, La Découverte, 1986, p. 139.

|2Ibid., p. 159.

|3| B. APPAY La dictature du succès : le paradoxe de l’autonomie contrôlée et de la précarisation, L’Harmattan, Paris, 2005.

|4| S. LE LAY, « Contribution à une approche archéologique de la précarisation sociale », in B. APPAY et S. JEFFERYS (dir.), Restructurations, précarisation et valeurs, Octares, Toulouse, à paraître en 2009.

|5| L. VOGEL, « Droit du travail et précarisation des droits dans les États de l’Union européenne », in B. APPAY et A. THEBAUD-MONY (dir.), Précarisation sociale, travail et santé, Paris, Institut de recherche sur les sociétés contemporaines, 1997, p. 121.

|6| Voir Mouvements consacré à cet épisode des relations tripartites « à la française » (n° 14, 2001).

|7| B. APPAY et A. THEBAUD-MONY (dir.), Précarisation sociale…, op. cit. On pourra notamment y lire B. APPAY, « Précarisation sociale et restructurations productives » (p. 509-553).

|8| Voir notamment P. COURS-SALIES et S. LE LAY, (dir.), Le bas de l’échelle. Constructions sociales des situations subalternes, Ramonville Saint-Agne, ERES, 2006.

|9| Pour plus de détails voir S. LE LAY, Autonomie individuelle et précarisation. Dispositifs publics et souffrance sociale en classes populaires, Thèse de sociologie, Université Paris VIII, Saint-Denis, 2004.

|10| D. HUEZ, « La précarisation de la santé au travail », in B. APPAY et A. THEBAUD-MONY (dir.), Précarisation sociale…, op. cit., p. 24.

|11| A. VALEYRE, « Conditions de travail et santé au travail des salariés de l’Union européenne : des situations contrastées », Document de travail CEE, n° 73, novembre 2006.

|12Idem, p. 33.

|13| Lire les articles de L. THERY et A. THEBAUD-MONY dans ce numéro. Sur le BTP, lire N. JOUNIN, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, Paris, 2008, et l’article de A.-H. BERRETIMA dans ce numéro.

|14| S. HAMON-CHOLET et N. SANDRET, « Accidents et conditions de travail », Premières synthèses, n° 31.2, août 2007.

|15| D. HUEZ, « La précarisation de la santé au travail », in B. APPAY et A. THEBAUD-MONY (dir.), Précarisation sociale…, op. cit., pp. 24-25.

|16| P. DAVEZIES, « Processus de précarisation, organisation du travail, santé mentale », in B. APPAY et A. THEBAUD-MONY (dir.), Précarisation sociale…, op. cit., pp. 37-38.

|17Ibid., p. 38.

|18| D. HUEZ, « La précarisation de la santé au travail », art. cit, p. 22.

|19Ibid., p. 23.

|20| G. WALLRAFF, Tête de Turcop. cit., p. 154

|21Ibid., p. 216-217.

|22| A. THEBAUD-MONY, « La santé au travail : instrument et enjeu de la précarisation sociale », in B. APPAY et A. THEBAUD-MONY (dir.), Précarisation sociale…, op. cit., p. 569.

|23| M. BERNARDOT, « Nos compagnons secrets. La grève de sans papiers du printemps 2008 dans la restauration », ./”./” class=”spip_url spip_out”>./”./” class=”spip_url spip_out”>|->http://www.metiseurope.eu/-sa…

|24| A. THEBAUD-MONY, « La santé au travail… », art. cit., p. 568.