Retour sur le dernier livre de Laurent Lévy, « La gauche », les Noirs et les Arabes, La Fabrique éditions, 2010, 142 pages, 13 €.

Pour qui découvre en librairie le dernier livre de Laurent Lévy, il n’est pas évident de prime abord que ce livre porte à 90 pour cent sur la question du foulard islamique telle quelle se pose au sein des organisations de gauche et d’extrême gauche en France, et entre elles, depuis quelques années. On se demande à quoi songeaient les éditeurs |1| en diffusant ce livre sous un titre aussi décalé par rapport à son contenu. Il est certes question tout le long de cet essai de 142 pages de stigmatisation ethnoculturelle et raciale, mais… « les Noirs et les Arabes » ? A propos de Noirs, il est vrai que la triste affaire des travailleurs maliens face au bulldozer de Vitry (1981) est évoquée dans un passage du livre, mais le sujet principal est ailleurs. Quant aux Arabes, « ils » sont présents dans tout le reste de cet essai, mais en tant que Musulmans, ce qui ne veut pas dire (les éditeurs l’auraient-ils momentanément oublié ?) que les deux termes soient parfaitement interchangeables.

Pour en finir avec la question du titre, il est certain que les guillemets qui entourent « la gauche » ont leur sens par rapport à la démarche de l’auteur. Laurent Lévy prend en effet ses distances avec l’ensemble des formations « de ce qu’on persévère à appeler ‘la gauche’ » afin de mettre en évidence, sans complaisance, les lignes de fracture qui la divisent à propos de l’Islam en général et le foulard en particulier, et à propos des réponses politiques aux dénis de reconnaissance dont l’Islam fait encore assez systématiquement l’objet dans la société française.

De ce point de vue, ce livre pose un problème essentiel pour la gauche (avec ou sans guillemets) et mérite d’autant plus notre attention que l’actualité – pensons aux controverses en série à propos d’un islam réel ou (surtout) imaginé qui ont émaillé la campagne des élections régionales de 2010 |2|– nous oblige à mieux penser le rapport, effectivement problématique, entre les partis de gauche, les mouvements sociaux, le racisme et l’antiracisme, et tout particulièrement le genre de racisme qui touche l’islam, et plus précisément encore la question « quel antiracisme ? » face aux diverses formes et incarnations d’islamophobie, y compris « à gauche ».

Le retour, dans un court prologue, sur l’incident de l’expulsion de ses deux filles du lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers en 2003, fournit à l’auteur l’occasion d’examiner de près les prises de position de certains acteurs politiques du drame |3|. En effet, parmi les enseignants du lycée qui ont mené la campagne pour traiter le port du foulard en affaire disciplinaire et exclure les deux filles de l’établissement, il y avait un dirigeant de la LCR |4|, un responsable national de Lutte ouvrière, un socialiste (ex-lambertiste) et ancien président de l’UNEF. Excellente entrée en matière pour examiner la position prohibitionniste et ses soubassements islamophobes explicites ou implicites. L’« affaire d’Aubervilliers » a été pour Laurent Lévy l’occasion d’apprendre à quel point les formations de gauche et les mouvements féministes sont divisés, voire plongés dans l’incohérence, sur la question du port du foulard.

« Les termes du débat » sont examinés dans un chapitre d’une quarantaine de pages de critique vigoureuse des principales argumentations mobilisées par les prohibitionnistes depuis les premières « affaires du voile » en 1989, et dont on connaît les grandes lignes : l’argumentation laïque, l’argumentation féministe et l’argumentation dite « théologico-politique » portant sur un « danger intégriste » aux contours peu précisés. Si ce retour sur les raisonnements prohibitionnistes en vaut la peine, c’est aussi grâce aux références fréquentes et explicites de l’auteur aux acteurs politiques du débat, qui font également l’objet d’un long chapitre à part. On y rencontre, en vrac, le MRAP (divisé sur ces questions mais où le combat contre l’islamophobie a acquis droit de cité), la Ligue des Droits de l’Homme (antiprohibitionniste), le PCF (divisé), le journal L’Humanité (divisé), SOS-Racisme (prohibitionniste), la rédaction du Monde Diplomatique (divisée), la frange « gauche indépendante » du Parti communiste français (divisée), la LCR devenue NPA (divisée), quelques organisations anarchistes (pas toujours aussi libertaires qu’on imagine) et ainsi de suite.

Ainsi, le lecteur qui au départ connaît « plus ou moins » les lignes de clivage au sein de la gauche et au sein de certaines de ses organisations à propos de l’islam, apprendra non seulement à mieux connaître ce terrain, mais aussi à reconnaître les quelques espaces où un certain pluralisme existe néanmoins, grâce à une culture politique de réflexion ouverte sur les contours de l’espace public, sur la laïcité, les identités sexuées, la citoyenneté et les appartenances. Si le NPA est un de ces lieux exceptionnels (il pourrait y en avoir d’autres), il serait exagéré même dans ce cas de parler d’une ambiance de bonne entente à propos, par exemple, du port du foulard. (Paru à peu près au même moment que l’annonce d’une candidate voilée NPA aux régionales 2010 |5|, ce livre a servi de répertoire utile des arguments-choc qui ont une fois de plus envahi les médias, l’emportant presque toujours sur le débat serein : ainsi, la candidate était « manipulée » et ne pouvait en aucun cas être féministe quoi qu’elle en dise elle-même ; le NPA était lui aussi « manipulé » puisque ses dirigeants se prosternaient en bons « islamogauchistes » (ou « idiots utiles ») devant les « barbus ».

Ce livre est une contribution à une discussion qui aurait besoin de se développer beaucoup plus. Les pistes ne manquent pas. Par exemple, on aurait envie de mieux connaître d’autres acteurs largement inconnus dans les milieux de gauche, en particulier les organisations musulmanes que Laurent Lévy qualifie de progressistes. Car en fonction de toute la démarche de l’auteur on peut supposer que ces organisations-là auraient un rôle à jouer aux côtés des partis de gauche (qu’on espère sans guillemets) et des mouvements sociaux, à supposer que les malentendus puissent un jour se dissiper et que la collaboration entre gauche et musulmans puisse devenir aussi banale, et aussi fructueuse – ou pas, selon les cas – qu’entre gauche et pratiquants d’autres religions.

Au-delà d’une réflexion critique et désabusée sur la « gauche » dans ses différentes composantes, Laurent Lévy nous offre, surtout en filigrane, quelques idées sur les réponses politiques possibles à l’islamophobie de notre temps. Une réponse parmi d’autres transparaît dans sa présentation du manifeste du Mouvement des Indigènes de la République – courant qu’il défend contre tous ceux qui, à droite ou à gauche (et jusque dans les rangs des antiprohibitionnistes en matière de foulard), le dénoncent comme une forme exacerbée de « communautarisme » et d’« islamogauchisme », ou comme une entreprise intellectuellement suspecte qui serait coupable de « tout » réduire à
l’héritage du colonialisme. En incluant dans ses rangs des musulmans pratiquants, les Indigènes incarneraient-ils une négation active de la citoyenneté républicaine ? Non, répond Laurent Lévy car « on peut être à la fois musulman et citoyen », « le plus étonnant |étant| que l’on puisse s’en étonner », « le plus scandaleux étant que l’on puisse s’en scandaliser ». L’Appel des Indigènes, souligne-t-il, « répondait manifestement à une attente » en lançant dès 2005 un débat –sans en avoir le monopole il est vrai– sur les traces des rapports sociaux coloniaux dans la pensée et les comportements politiques dominants d’aujourd’hui.

Il n’y a peut-être aucune organisation de gauche ou d’extrême gauche qui soit totalement et collectivement à l’aise avec le débat ouvert sur les formes contemporaines du racisme et stigmatisations apparentées, y compris l’islamophobie, les dominations empreintes de colonialité, les contours de la laïcité, et la dimension du genre qui traverse toutes ces questions. Il existe certes, ça et là, des espaces plus favorables à de telles discussions. Mais il n’y aura pas de miracle : tant que la gauche dans son ensemble ne les aura pas entamées, sans exclusives, sans préjugés et dogmes sur la « vraie » formule de cohésion citoyenne, sans prétention à civiliser des indigènes, elle sera condamnée à garder ses guillemets et à reproduire son morcellement, dans ce domaine parmi d’autres. Ce qu’on appelle la gauche est électoralement majoritaire en France mais elle est très loin de pouvoir parler et agir ensemble sur ces questions face à la droite sans guillemets, porteuse à l’ère Sarkozy d’un « modèle d’intégration » passablement incohérent où la raideur identitaire et le diversitarisme de bonne conscience font très mauvais ménage.


|1| Il s’agit de La Fabrique, que j’aurais surtout envie de féliciter par ailleurs pour tout ce qu’ils font de novateur et de courageux.

|2| Parmi ces controverses : celle de la candidate voilée du NPA dans le Vaucluse, Ilham Moussaïd ; celle autour d’un projet de loi pour prohiber le port de la burqa ; et celle provoquée par l’ouverture d’un restaurant de fast-food hallal. Il s’agissait chaque fois de symboles de l’islam mobilisés pour faire peur…

|3| Alma Lévy, seize ans, et Lila, dix-huit ans, avaient choisi depuis quelques mois de porter un foulard lorsque, le 11 octobre 2003, le conseil de discipline de l’établissement a prononcé leur exclusion définitive. Voir leur témoignage dans Des filles comme les autres. Au-delà du foulard, La Découverte, 2004 (entretiens avec Yves Sintomer et Véronique Giraud).

|4| Comble d’ironie, c’est ce dirigeant en personne, P.-F. Grond, qui a été chargé de confirmer aux médias au nom du NPA, début février 2010, que son parti présentait une candidate portant – pour le citer – un « léger voile ».

|5| Il s’agit d’Ilham Moussaïd, étudiante, de 21 ans