Alors que le gouvernement d’Emmanuel Macron s’enfonce dans des politiques dignes de l’ère Thatcher mêlant régressions sociales, détériorations des services publics et répressions des mouvements sociaux, l’Espagne prend en ce début 2020 le chemin inverse. Le programme scellé entre le Parti socialiste ouvrier espagnol (Psoe) et Unidas Podemos (alliance entre Podemos et Izquierda unida) comprend un renforcement des droits sociaux et des libertés publiques, une fiscalité plus redistributive, des politiques féministes et écologiques. Les obstacles ont certes été nombreux pour former le premier gouvernement de coalition de gauche depuis la Seconde République (1931-1939), qui aurait été possible dès 2015, et s’annoncent tout aussi puissants pour mettre en œuvre le programme défini en commun. Mais l’Espagne ouvre ainsi une voie politique alternative à contre-courant du tournant autoritaire et néolibéral en Europe.

« Y aura-t-il un gouvernement avant les Rois mages ? » Le suspens aura tenu les Espagnol.e.s en haleine toutes les vacances de Noël, qui se soldent traditionnellement le 6 janvier avec l’Épiphanie. Le « pacto del polvorón » (du nom d’un biscuit typique des fêtes de fin d’année) a été annoncé le 30 décembre 2019, avec la présentation d’un programme pour une « coalition progressiste » par Pedro Sánchez et Pablo Iglesias. Dans un panorama parlementaire particulièrement fragmenté suite aux élections législatives du 10 novembre, à l’issue desquelles aucun parti ne pouvait prétendre à gouverner seul, le ralliement nécessaire d’autres formations – notamment régionalistes et nationalistes – a été annoncé dans les jours suivants. Le feu vert particulièrement attendu, qui s’est produit le 2 janvier, venait de la Gauche républicaine catalane (ERC) : la formation indépendantiste, dont plusieurs leaders sont en prison suite à l’organisation d’un référendum et à la proclamation unilatérale de l’indépendance de la Catalogne en octobre 2017, a confirmé son abstention en échange d’un accord conclu avec le Psoe pour trouver une issue au « conflit politique » catalan.

Tous les éléments étaient alors réunis pour permettre l’investiture de Pedro Sánchez le 7 janvier 2020, après deux jours de débats parlementaires tendus, marqués par un discours très virulent des « trois droites » du Parti populaire (PP), de Vox et de Ciudadanos, et des revirements de dernière minute – comme le vote finalement négatif du Parti régionaliste de Cantabrie (PRC), qui était pourtant le seul soutien que les socialistes avaient rallié lors de l’investiture ratée de juillet 2019, et de la députée de Coalición Canaria contre la décision de s’abstenir de son parti. Au final, le leader du Psoe a été élu à deux voix près, avec 167 votes pour, 165 votes contre et 18 abstentions1.

Les jours suivants, les noms des ministres constituant le nouveau gouvernement ont été annoncés. Le cofondateur et secrétaire général de Podemos occupe l’une des quatre vice-présidences, en charge des droits sociaux et de l’agenda 2030. Sa formation politique a obtenu quatre autres ministères : le travail, l’égalité, la consommation et les universités. Quelle est la marge de manœuvre de ce gouvernement de coalition et des représentant.e.s d’Unidas Podemos en son sein ? En quoi leur programme représente-t-il une certaine ambition politique dans le contexte actuel en Europe et un débouché institutionnel aux mouvements sociaux de la dernière décennie, notamment des Indigné.e.s – dit mouvement du « 15M » du fait de son émergence le 15 mai 2011 ? Pourquoi cette coalition gouvernementale ne s’est-elle pas produite plus tôt ? Peut-elle prospérer dans un climat politique en partie adverse, tant à l’échelle nationale qu’internationale ?

Un programme ambitieux de reconquête des droits sociaux

Le programme conclu entre les deux formations de gauche vise à faire de l’Espagne « un référent de la protection des droits sociaux en Europe ». De nombreuses mesures consistent de fait à récupérer des droits sociaux et politiques remis en cause par les gouvernements de Mariano Rajoy de 2011 à 2018, période qualifiée de « décennie perdue » par Pablo Iglesias. Il s’agit donc d’abroger de nombreuses lois du PP, à l’instar de la réforme du droit du travail à l’origine d’une précarisation des conditions d’embauche et de travail – par exemple, en supprimant la possibilité de licenciement pour des absences liées à des arrêts maladie ou des congés maternité, et en rétablissant la priorité des accords de branche sur les conventions d’entreprise – ou la « loi bâillon » qui implique une forte restriction des libertés de réunion et de manifestation. Il est aussi question de consolider les services publics, notamment l’éducation (ce qui inclut une généralisation de l’accès à l’école pour les enfants de 0 à 3 ans) et la santé engagée dans un processus de privatisations.

Le projet consiste, par ailleurs, à créer de nouveaux droits. Les plus novateurs concernent les « politiques féministes » qui, en plus d’un programme détaillé de lutte contre les « violences machistes », prévoient la mise en place d’ici 2021 de congés de maternité et de paternité égaux (de 16 semaines), incessibles et rémunérés à 100 %, ainsi que d’autres mesures pour promouvoir l’égalité femmes/hommes au travail et dans la sphère domestique – comme la publicisation des grilles salariales dans les entreprises ou « la rationalisation » des horaires de travail visant à « réorganiser complètement les temps de travail, de loisirs et de soins ». Il est également prévu d’augmenter le revenu des plus modestes, en élevant le Smic à 60 % du salaire moyen (ce qui pourrait signifier une hausse de 900 à 1200 euros au cours de la mandature), en revalorisant le montant des petites retraites et en créant un « revenu minimum vital » inexistant en Espagne. Le programme mentionne aussi une amélioration des statuts de travail et de protection sociale dans plusieurs secteurs (services à la personne, enseignement, enseignement supérieur et recherche, création culturelle et artistique, etc.).

Les politiques sont également volontaristes en matière de logement, même si certaines devront être menées de concert avec les régions et les municipalités du fait de la répartition territoriale des compétences. Elles concernent la régulation des loyers et des locations touristiques qui explosent dans certaines villes, le relogement des personnes expulsées, la promotion du logement social ou encore la lutte contre la pauvreté énergétique en interdisant les coupes d’eau, d’électricité et de gaz pour des raisons économiques. Le secteur électrique, dont les tarifs sont prohibitifs, est particulièrement visé. Il est également question d’adopter une loi sur le changement climatique et la transition énergétique, qui fixe l’objectif de produire en 2050 100% de l’électricité à partir des énergies renouvelables, de promouvoir l’autoconsommation et d’introduire des critères écologiques dans les contrats publics.

Ces mesures de justice sociale et de transition énergétique seront financées par une lutte contre la fraude fiscale (incluant une suppression des amnisties fiscales introduites par le PP) et une politique de redistribution fiscale qui vise à se rapprocher de la moyenne européenne. Les augmentations des impôts sur le revenu (de deux points pour les revenus supérieurs à 130 000 euros et de quatre points au-delà de 300 000 euros) et sur les sociétés (avec un minimum établi à 15 % pour les grandes entreprises et 18 % pour les banques et les sociétés pétrolières) concerneraient, selon le quotidien El País, moins de 1% des particuliers et des entreprises. Il est également envisagé d’introduire un impôt sur les transactions financières et certains services numériques, d’étudier la mise en place d’une fiscalité sur les grandes fortunes et d’une nouvelle fiscalité verte, tout en diminuant les impôts sur les petites et moyennes entreprises et la TVA sur certains produits.

Sur le plan sociétal, le programme prévoit une loi légalisant l’euthanasie, la consolidation du droit à l’avortement remis en cause par le PP ou encore de nouveaux droits pour les gays, les lesbiennes et les transsexuel.le.s. En outre, le gouvernement de coalition entend réduire la place donnée au cours de religion dans l’éducation publique et arrêter de subventionner les écoles privées non mixtes, ce qui lui a attiré les foudres de l’Église catholique et de la droite – le leader du PP fustigeant dans son discours lors de l’investiture « un anticléricalisme digne de la guerre civile ». La mémoire historique, dont est en charge la première vice-présidente, est également en bonne position avec l’instauration de deux journées de commémoration pour les victimes de la guerre civile et de la dictature, un programme d’exhumation des victimes du franquisme qui se trouvent toujours dans les fosses communes ou encore la suppression des symboles et des célébrations du franquisme dans les lieux publics.

On sent, à sa lecture, que ce programme résulte d’un compromis entre les positions des socialistes et de Podemos. Les premier.ère.s ont insisté sur le respect des engagements européens concernant l’équilibre financier et budgétaire, en s’assurant la responsabilité du ministère de l’économie, tandis que les second.e.s ont poussé au maximum leurs revendications sur les enjeux sociaux et démocratiques – y compris sur des dossiers qui n’étaient pas prioritaires pour leur partenaire comme la régulation des jeux d’argent et de hasard (sur le modèle de la prévention contre le tabagisme) et des bookmakers qui prolifèrent dans les quartiers populaires. Il s’agit probablement du programme social le plus ambitieux que pouvait négocier Podemos dans un cadre doublement contraint par le rapport de force défavorable avec le Psoe et les obligations à l’égard de l’Union européenne.

On peut toutefois anticiper, dans une conjoncture économique qui risque de se dégrader, des tensions entre la mise en place des mesures sociales avancées et la volonté des socialistes de tenir une ligne de rigueur budgétaire. Pablo Iglesias a d’ailleurs indiqué, dans son discours au Parlement, que « le futur gouvernement aura besoin de la critique et de la pression des mouvements sociaux pour bien faire les choses ». Il a convoqué, dans la foulée de l’investiture, une assemblée nationale de Podemos pour la fin mars, soit la troisième depuis la création du parti il y a six ans. L’objectif annoncé est de réorganiser le parti pour cette nouvelle phase et d’éviter que son entrée au gouvernement signifie une déconnexion avec les luttes sociales. Rafael Mayoral, ancien avocat de la Plateforme des personnes victimes des hypothèques (PAH) et secrétaire à Podemos de la relation avec la société civile et les mouvements sociaux, a ainsi été promu comme l’un des nouveaux et nouvelles porte-paroles de la formation.

Un débouché institutionnel des mouvements sociaux

La feuille de route de la coalition gouvernementale est sans aucun doute en lien avec les revendications des mouvements sociaux, que Pablo Iglesias a présentés lors de l’investiture comme « les véritables architectes de cet accord de gouvernement ». La justice sociale, qui était l’un des mots d’ordre des Indigné.e.s, a ainsi été au cœur du discours de Pedro Sánchez qui s’est appuyé sur de nombreuses données attestant d’une augmentation des inégalités en Espagne au cours de la dernière décennie. Les politiques visant un renouvellement du système électoral et institutionnel, l’autre grand cheval de bataille du 15M, sont plus décevantes car le gouvernement, avec une très courte majorité parlementaire, aura peu de marges de manœuvre pour introduire des changements constitutionnels. Plusieurs mesures importantes de lutte contre la corruption et pour la transparence politiques sont certes annoncées, mais celles concernant une réforme du système électoral restent timides – comme la simple amorce d’une réflexion pour « améliorer la proportionnalité du système ». Il est tout de même prévu de supprimer les entraves au vote des Espagnol.e.s résidant à l’étranger, de systématiser la parité femmes/hommes sur les listes électorales pour toutes les élections et d’ouvrir un débat pour instaurer le droit de vote à partir de 16 ans. Mais rien n’est dit sur la création de mécanismes de participation directe des citoyen.ne.s à la décision, comme le réclamaient les Indigné.e.s, ce qui n’est pas étonnant étant donnée la frilosité de Podemos à ce sujet.

Le nouveau gouvernement prétend toutefois démontrer une capacité à gouverner autrement, en rupture avec les scandales de corruption et d’enrichissement personnel liés à la crise économique de 2008. Comme les député.e.s et élu.e.s locaux.les de leurs formations, les ministres d’Unidas Podemos se sont déjà engagé.e.s à ne pas gagner plus de l’équivalent de trois salaires minimum et à reverser le montant restant à des organisations sociales. Pablo Iglesias rappelle également leur volonté de ne pas faire de la politique un métier : « Je continue à penser qu’on est de passage en politique et que je suis professeur de science politique et présentateur de programmes télévisés minoritaires. […] Le fait de faire de la politique et éventuellement de gouverner devra être une étape qui tôt ou tard prendra fin ».

Si les deux ministres d’Izquierda unida (Yolanda Díaz et Alberto Garzón) ont une plus longue carrière politique, Pablo Iglesias et Irene Montero sont entré.e.s en politique avec la création de Podemos en 2014. Ces trajectoires incluent toutes un passage par les Jeunesses communistes et un investissement dans divers mouvements sociaux, comme les mobilisations altermondialistes, le mouvement féministe, la PAH et/ou le 15M. La nomination de ces quatre ministres, âgé.e.s de 31 à 48 ans, représente un renouvellement générationnel des élites politiques et une certaine réconciliation de l’Espagne avec son passé, sachant qu’aucun communiste n’avait siégé dans le Conseil des ministres depuis huit décennies. La désignation du sociologue septuagénaire Manuel Castells, ministre indépendant proposé par Ada Colau, s’appuie davantage sur son prestige universitaire à l’international et son implication dans les luttes urbaines qu’il a également étudiées.

Alors que Pablo Iglesias a salué dans son discours lors de l’investiture la « décennie de l’espoir » incarnée par les Indigné.e.s, les « marées » en défense des services publics, les manifestations des retraité.e.s et le mouvement féministe, il y a en Espagne une réelle attente de voir un aboutissement institutionnel de ces mouvements sociaux. Dans les entretiens que j’ai réalisés en novembre 2019 avec une vingtaine de personnes qui s’étaient impliquées dans le 15M, la majorité déploraient que leurs revendications ne se soient pas traduites en lois à l’échelle nationale. Si l’annonce d’une « coalition progressiste » a été accueillie avec soulagement par ces Indigné.e.s dont le vote a souvent été fidèle à Podemos et/ou Izquierda unida, ils et elles manifestent également une frustration et un agacement à avoir dû attendre aussi longtemps l’avènement de ce gouvernement. Pas de scènes de liesse de joie donc à l’annonce de l’accord entre les partis de gauche, mais une attitude teintée d’espoir ressuscité et de réserve, en attente que les promesses se traduisent enfin en politiques publiques.

Pourquoi un gouvernement si tardif ?

Comment expliquer que l’alliance entre les socialistes et Podemos n’ait abouti que fin 2019, alors qu’elle aurait pu être conclue dès les élections législatives de décembre 2015, avec un rapport de force plus propice à ces deux formations et plus favorable à Podemos pour peser au sein du gouvernement ? Comme le regrette un militant de base de Podemos dans la région madrilène : « C’est paradoxalement au moment où nous sommes le plus faibles, où nous avons le moins de député.e.s, que nous arrivons au gouvernement ». Les quatre élections législatives qui se sont succédées en quatre ans (en décembre 2015, juin 2016, avril et novembre 2019) ont nourri un sentiment de ras-le-bol généralisé parmi les électeur.ice.s de gauche et une augmentation de leur abstention lors du dernier scrutin.

Parmi les facteurs à l’origine de ce blocage institutionnel, figure en bonne place le manque de volonté politique des socialistes pour partager le pouvoir avec Podemos. Alors que les militant.e.s et électeur.ice.s du Psoe plébiscitaient cette voie, ses dirigeant.e.s n’ont pas caché leur préférence à gouverner seul.e.s ou avec Ciudadanos. C’est avec ce parti, qui se voulait alors centriste, qu’un accord a été signé suite aux élections de 2015. Le virage à droite de Ciudadanos, dans une lutte pour l’hégémonie de cet espace politique avec le PP, a ensuite rendu impossible la formation d’un gouvernement commun sur des bases économiques libérales. Le Psoe pensait alors pouvoir former un gouvernement « à la portugaise », en s’appuyant sur Unidas Podemos pour les réformes sociales et sur les partis de droite pour les politiques économiques. L’insistance de leur partenaire actuel à intégrer le Conseil des ministres pour éviter une telle configuration et leur conviction qu’ils amélioreraient leur score, sondages à l’appui, a incité les socialistes à retourner aux urnes. Mais le verdict est tombé : le bipartisme était bien fini et la répétition électorale n’avait bénéficié qu’à Vox, le parti d’extrême droite qui ne recueillait que 0,23 % des voix en 2015 et qui est arrivé en troisième position en novembre 2019 (avec 15,09 % des suffrages). Il ne restait alors qu’une solution pour que Pedro Sánchez soit président, celle d’une alliance avec Podemos et la gauche indépendantiste catalane, déjà envisagée après la répétition électorale de 2016. À l’époque, la pression des pouvoirs économiques et des barons socialistes avait été très forte, débouchant sur une destitution interne du secrétaire général qui avait été réhabilité quelques mois plus tard par les militant.e.s du Psoe lors de primaires.

Podemos a également changé de position depuis 2015, quand la toute jeune formation espérait dépasser les socialistes en réalisant le « sorpasso » annoncé par les sondages, qui ne s’est finalement pas produit. Lorsque Podemos émerge en janvier 2014, son objectif est de « prendre le pouvoir d’assaut », de dégager la « caste politique » (socialistes inclu.se.s) et de liquider les politiques d’austérité adoptées tant par le PP que par le Psoe. Le parti se positionne alors davantage sur un axe opposant celleux d’en haut et celleux d’en bas, les élites contre le peuple, et estime que l’étiquette de la gauche a été dévoyée par les socialistes au pouvoir. Dans un contexte de réaffirmation de l’opposition gauche/droite, ayant perdu la moitié de son groupe parlementaire entre 2015 et 2019 (qui est passé de 69 à 35 député.e.s) et étant affaibli par des scissions internes2, le parti venu bousculer la classe politique espagnole a modéré le ton dans ses échanges avec le Psoe. Pablo Iglesias reconnaît d’ailleurs avoir alors manqué de lucidité dans l’évaluation du rapport de force qui leur est aujourd’hui moins favorable : Podemos, qui avait recueilli 20,66 % des suffrages en 2015 (22,01 % pour le Psoe), n’en a réuni que 12,84 % en novembre 2019 (28 % pour le Psoe).

Les raisons sont donc nombreuses pour comprendre, de part et d’autre, les difficultés à mettre en place ce premier gouvernement de coalition de gauche depuis 80 ans. L’amertume est toutefois grande pour les Espagnol.e.s qui, ayant voté à plusieurs reprises pour ces formations, sont lassé.e.s d’attendre des avancées sociales et démocratiques réclamées depuis tant d’années dans les rues. Il est aussi dommage, pour d’autres pays comme la Grèce d’Aléxis Tsípras (2015-2019), que ce gouvernement ne soit pas arrivé plus tôt dans la perspective de constituer un front commun pour d’autres politiques européennes. Restent le Portugal, gouverné depuis 2015 par les socialistes avec le soutien de deux formations à sa gauche, et l’Italie qui est dirigée depuis 2018 par une coalition entre le Parti démocrate et le Mouvement cinq étoiles. Dans un panorama européen autrement peu propice, ces deux pays peuvent constituer des alliés pour que le gouvernement espagnol concrétise son objectif d’impulser une Europe « plus démocratique, plus sociale et plus engagée dans la réduction des inégalités, de la précarité et de la pauvreté »3.

Le contexte politique a également changé en Espagne depuis 2015. La plupart des « mairies du changement » remportées alors par des coalitions citoyennes incluant Podemos, qui auraient eu besoin du soutien d’un gouvernement de gauche pour mener à bien leurs politiques sociales, ont perdu les élections en 20194. Leur action politique a été entravée par le pouvoir central alors à droite, qui leur a appliqué de manière particulièrement stricte la loi Montoro imposant que tout excédent budgétaire aille au remboursement de la dette plutôt qu’à des programmes d’investissement. Alors que des coalitions de gauche à l’échelle municipale et nationale auraient pu faire front ensemble pour sortir des politiques d’austérité dès 2015, ce sont maintenant les bastions locaux de la droite (Madrid en tête) qui s’érigent comme les principaux opposants au nouveau gouvernement.

De nombreux défis et obstacles à venir

Un premier défi pour le gouvernement de coalition vient de cette opposition d’une droite qui s’est renforcée à ses extrêmes : alors que la chute libre de Ciudadanos a provoqué la démission de son leader Albert Rivera, la droite très conservatrice du PP et l’extrême droite de Vox sont sorties consolidées du dernier scrutin. Leur attitude frontale et leurs discours aux relents franquistes lors des débats parlementaires pour l’investiture de Pedro Sánchez, comme les réactions de la plupart des médias contrôlés par quelques grands groupes économiques, n’annoncent aucun répit au nouveau gouvernement. Pablo Casado, chef de file du PP, a multiplié les insultes et les disqualifications à l’égard de Pedro Sánchez et de ses allié.e.s, qui « prétendent détruire notre pays » et « nous mener tous à l’abîme ». Santiago Abascal a prévenu que l’opposition de Vox ne sera pas « loyale », mais « frontale et totale devant ce projet antiespagnol et anticonstitutionnel ». Les leaders de la droite ont ainsi promis une opposition sur tous les fronts, non seulement au Parlement mais aussi dans la rue et surtout devant les tribunaux, ce qui n’est pas sans rappeler – dans un contexte marqué par un manque d’indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir politique, notamment dans les plus hautes instances juridictionnelles – la stratégie de l’extrême droite pour arriver au pouvoir au Brésil. Cette tactique a d’ailleurs déjà été lancée en Catalogne, en dénonçant les immunités parlementaires des député.e.s européen.ne.s indépendantistes pourtant réaffirmées par la justice européenne et en obtenant la révocation du président de la communauté autonome, dans l’espoir de faire échouer les négociations entre le Psoe et ERC.

Le deuxième défi concerne ce dossier catalan, particulièrement épineux pour un gouvernement qui dépend du soutien d’ERC pour le vote des budgets et des lois. Début 2019, investi suite à une motion de censure contre Mariano Rajoy, Pedro Sánchez avait dû convoquer des élections législatives anticipées car ce parti avait refusé de voter les budgets. Or, les socialistes et Podemos ne partagent pas la même position sur la manière de régler le conflit. Les premier.ère.s refusent le référendum d’autodétermination que les second.e.s considèrent légitime, tout en revendiquant un État plurinational contre la voie de l’indépendance. Leur programme commun ne s’étend pas sur le sujet, indiquant seulement que le conflit devra être résolu par la voie de la négociation politique. Prenant acte de sa position minoritaire au sein de la coalition, Podemos s’est engagé à laisser la main aux socialistes sur ce dossier. Le Psoe a négocié avec ERC un accord composé de deux points : la reconnaissance de l’existence d’un « conflit politique » en Catalogne qui doit être résolu par la voie politique et la mise en place d’une table de négociation « d’égal à égal » entre les gouvernements national et régional catalan. Du déroulement de cette négociation dépendra en grande partie le sort de la coalition gouvernementale.

Troisième défi, c’est aussi la capacité à travailler ensemble des ministres socialistes et d’Unidas Podemos qui scellera le futur de cette expérience. Pedro Sánchez, qui craignait initialement que la formation de Pablo Iglesias cherche à constituer un gouvernement au sein du gouvernement, parle maintenant d’un exécutif qui aura « plusieurs voix » mais « une seule parole ». Les deux formations ont des histoires, des styles et des objectifs différents. Podemos s’est en partie construit en opposition aux socialistes et les leaders des deux partis se sont durement affrontés lors des débats parlementaires précédents. Pablo Iglesias, qui anticipait dans une lettre envoyée en novembre 2019 aux militant.e.s de Podemos des « limites et contradictions » à leur action gouvernementale, adopte aujourd’hui un ton plus conciliant et assure vouloir jouer le jeu de gouverner ensemble.

Malgré les fragilités de cette coalition de gauche en place depuis le 13 janvier 2020, l’Espagne laisse entrevoir une petite lueur d’espoir face à la montée de la droite et de l’extrême droite sur le continent européen – face à laquelle elle espère constituer « le meilleur rempart ». Si le gouvernement espagnol part de plus loin sur certaines questions comme celle des retraites (l’âge de départ a été prolongé jusqu’à 67 ans suite à une réforme adoptée par les socialistes en 2011), il s’engage dans une direction résolument opposée à celle prise par Emmanuel Macron en France, en aspirant au renforcement de l’État providence et des services publics plutôt qu’à leur démantèlement. Comme le résume une électrice de Podemos, qui s’est investie dans le mouvement des Indigné.e.s, sur son compte Facebook le jour de l’investiture de Pedro Sánchez : « Ça valait le coup de se battre. […] Ce n’est pas l’idéal, mais c’est une opportunité de changement et j’espère et souhaite que ce soit une bouffée d’air frais ».