En 2023, en dépit de six mois de manifestations massives et de grèves contre un nouveau report de l’âge de départ en retraite, en dépit d’une unité sans faille face au pouvoir, les syndicats n’ont pas réussi à faire plier le gouvernement. Face au constat de l’échec de la mobilisation, le discours dominant au sein de l’intersyndicale était le suivant : le gouvernement n’a pas respecté la démocratie sociale, il s’en mordra les doigts car il prépare l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. La prochaine fois, il faudra être plus forts et plus nombreux dans la rue pour gagner. Si, en 2023, ce discours était surtout porté par les dirigeants de la CFDT, devenue première organisation syndicale en termes de représentativité électorale, Bernard Thibaut ne disait pas autre chose en 2010, à une époque où la CGT était encore la première confédération. Au lendemain de ce précédent grand mouvement unitaire sur les retraites, lui aussi défait, il faisait l’analyse que la faible implantation des syndicats dans le secteur privé les avait empêchés de construire un rapport de forces capable de faire céder le pouvoir[1].
La répétition des mêmes conclusions à plus de dix ans d’écart laisse entrevoir un problème. Loin d’accumuler des forces d’une bataille à l’autre, le syndicalisme donne plutôt l’impression de s’épuiser. Certes, aucun autre acteur n’est en capacité de mobiliser si massivement et durablement des fractions aussi diverses de la population. Mais ce constat ne saurait faire oublier que les mobilisations peinent de plus en plus à franchir un palier, à atteindre le niveau d’intensité susceptible de faire plier des gouvernements toujours plus sourds aux revendications[2]. On l’a constaté en 2023 avec la difficulté à passer des journées d’action – de grèves et de manifestations – à la généralisation des grèves. En dehors de quelques dynamiques sectorielles, ce palier a été rarement franchi. Et l’appel historique de l’intersyndicale à « durcir le mouvement en mettant la France à l’arrêt[3] » le 7 mars 2023 – une sorte d’appel à la grève générale à mots couverts – s’est révélé un pétard mouillé. De surcroît, l’expérience récurrente des échecs syndicaux se fait chaque fois plus violente, à mesure de l’importance des enjeux et de la violence de la répression : pour s’en tenir aux années les plus récentes, les réformes de « flexibilisation » du Code du travail de 2016 et 2017, la suppression du statut des cheminot·es, la fragilisation du statut des fonctionnaires par la loi de 2019 et les mesures de régression qui s’accumulent contre les chômeurs et chômeuses sont là pour en témoigner.
Qu’il s’agisse de renforcer le syndicalisme sur le plan militant en vue de préparer les affrontements futurs, ou de renforcer sa représentativité au travers des élections professionnelles, cette façon de concevoir le pouvoir syndical comme quelque chose qu’il suffirait d’accumuler – et que l’on pourrait mesurer au nombre de voix ou d’adhérent·es – néglige le fait que le pouvoir n’est pas quelque chose qu’on possède mais une relation. Pour le dire autrement, on ne peut pas penser la force du syndicalisme indépendamment de l’environnement et des acteurs sur lesquels elle s’exerce. Ce qui implique aussi de saisir l’action syndicale dans sa temporalité : chaque coup se combine aux précédents, avec des conséquences à la fois symboliques, sur l’état d’esprit des protagonistes, et matérielles, sur le cadre de leur action. En l’occurrence, à l’aune de plusieurs décennies de réformes néolibérales du droit du travail et de la protection sociale, face à des victoires trop rares au niveau national (1995, 2006), chaque défaite s’ajoute aux précédentes pour démoraliser un peu plus les militant·es, les salarié·es, les citoyen·nes, et pour saper les bases institutionnelles à partir desquelles se déploient les syndicats. Cela a été souvent dit à propos du mouvement de 2023 : s’il a manqué des forces militantes, il a aussi manqué de l’espoir, un horizon positif, l’idée qu’il soit possible de gagner. Beaucoup sont allé·es dans la rue en pensant le combat nécessaire mais la victoire impossible. Quant aux moyens d’action du syndicalisme, ils ont été non seulement réduits mais aussi davantage encadrés au fil des réformes des relations professionnelles, rendant toujours plus difficile le recours à la grève, particulièrement à l’échelle interprofessionnelle.
La conception d’un syndicalisme qui ne s’autorise à sortir du cadre que lorsque ses interlocuteurs politiques ou patronaux ne « jouent pas le jeu », correspond bien au sens commun des relations professionnelles, lequel assigne aux syndicats un rôle subalterne et voit dans la « démocratie sociale » un espace à la fois distinct de la démocratie politique et subordonné à elle. Elle résume une réalité qu’on connaît depuis une trentaine d’année. Si le syndicalisme est un acteur central et décisif des résistances au néolibéralisme, du moins dans son pôle « contestataire » organisé autour de la CGT, ses dirigeants prennent soin de préciser qu’ils n’ont pas vocation à contester la légitimité des responsables politiques, encore moins à exercer le pouvoir à leur place[4]. Ce sens commun de la mise à distance de la politique a conquis l’ensemble du mouvement syndical au cours des années 1990, gagnant les « contestataires » aussi bien que les « réformistes » qui se regroupent derrière la CFDT.
De manière plus surprenante, cette vision trouve aussi un écho dans la pensée d’Erik Olin Wright. Wright voit le syndicalisme comme un acteur majeur de la stratégie de « résistance », celle qui consiste à « s’oppos[er] au capitalisme de l’extérieur de l’État sans pour autant tenter de prendre le pouvoir. […] L’idée qui la sous-tend est qu’il est sans doute impossible de transformer le capitalisme, mais que l’on peut se défendre contre ses ravages en lui posant des problèmes, en manifestant et en augmentant le coût des actions menées par les élites[5] ». C’est selon lui la logique stratégique des mouvements sociaux et même « la logique stratégique de base des syndicats, qui organisent des grèves pour obtenir de meilleurs salaires et conditions de travail[6] ». L’idée d’un syndicalisme tout juste bon à résister pose en réalité un problème théorique, car la « stratégie de résistance » n’en est pas une. C’est même un oxymore, dans la mesure où la résistance relève plutôt de la tactique qui désigne, dans le vocabulaire militaire, l’ensemble des mobilisations qui se déploient « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi[7] ». Réduire le syndicalisme à cette dimension tactique revient dès lors à enregistrer la vision dominante comme la seule possible, en oubliant que la définition même du syndicalisme est un enjeu de luttes, que les formes et les frontières de l’action syndicale varient dans l’espace et le temps[8].
Le temps est peut-être venu pour le syndicalisme de retrouver l’initiative stratégique, c’est-à-dire la capacité de se penser soi-même, d’identifier alliés et adversaires, de délimiter son propre théâtre d’opération. Dans le prolongement d’un récent travail d’élaboration collective[9], je défendrai ici la nécessité pour le syndicalisme de se doter d’une stratégie politique qu’on pourrait résumer par cette idée : refaire classe. Refaire classe, c’est recommencer à penser l’action syndicale comme faisant partie d’un mouvement plus vaste, celui de la classe laborieuse pour son émancipation. Ce qui implique de construire un syndicalisme à l’image de la classe laborieuse, et de refaire de cette classe un acteur politique.
Refaire classe
Paradoxalement, l’analyse des syndicalistes révolutionnaires qui fondèrent la CGT en 1895 semble regagner en actualité. Ils défendaient l’idée que le syndicat est intrinsèquement différent dans sa nature du parti politique, qu’il est, pour reprendre une expression d’Émile Pouget, le seul véritable parti du Travail, « groupant ceux qui travaillent contre ceux qui vivent d’exploitation humaine[10] ». En s’organisant à partir du terrain économique, les syndicats auraient donc par nature vocation à porter l’intérêt du travail, vocation que les partis, simples groupements d’opinion, n’acquièrent a contrario que par un effort militant spécifique. La sociologie politique a bien décrit comment les partis du mouvement ouvrier, et surtout le Parti communiste, avaient su s’ancrer dans les classes populaires grâce à tout un travail organisationnel de promotion d’ouvriers aux positions de direction ; tout comme elle montre à quel point ces formations sont devenues aujourd’hui socialement sélectives[11]. L’ancrage du syndicalisme dans l’expérience du travail explique que ce mode d’engagement reste un des rares cadres d’action collective où les classes populaires trouvent encore une place.
Mais la différence entre intérêt et opinion qui permettait aux syndicalistes révolutionnaires de distinguer le syndicat, « groupement essentiel », des partis politiques, néglige le fait que les formes concrètes du syndicalisme sont elles-mêmes redevables d’un travail politique. Dans son essai, Émile Pouget le reconnaît d’ailleurs implicitement quand il souligne les deux caractéristiques essentielles de ce « parti du Travail » : l’organisation confédérale, qui permet de construire la cohésion de la classe ouvrière, et l’inscription des batailles syndicales quotidiennes dans la perspective du renversement capitaliste – ce que la charte d’Amiens appellera la « double besogne ». Tout comme la conscience de classe n’émerge pas spontanément de l’expérience du travail, la classe ouvrière, comme sujet collectif, n’émerge pas spontanément de l’association des travailleur·ses. Elle doit, pour prendre forme, être organisée d’une manière qui la fasse exister comme une réalité tangible, dépassant l’expérience immédiate des appartenances corporatives, et se représenter comme portant la possibilité d’un fonctionnement social alternatif au capitalisme. Elle requiert des conditions à la fois organisationnelles et idéologiques. C’est en cela qu’on peut définir la classe comme un postulat stratégique, au sens où, loin de se donner spontanément, elle résulte de tout un travail de composition politique visant à relier, à la fois matériellement et symboliquement, une multitude d’expériences singulières et situées du travail[12].
Ce travail de composition politique est d’autant plus important que la réalité syndicale contemporaine est très largement médiée par les institutions des relations professionnelles. Le principal défi que cette situation pose au syndicalisme de classe est moins celui d’un éloignement entre les travailleurs·ses et leurs représentant·es que d’une fragmentation de la conscience salariale qui, au-delà de la fragmentation socio-économique du travail, est entretenue dans ses « formes politiques[13] » par la décentralisation croissante des relations professionnelles et la concentration du syndicalisme dans les grandes entreprises. La dépendance aux ressources institutionnelles de la « démocratie sociale » éclaire ainsi les difficultés des syndicats à développer leur présence dans les fractions du monde du travail qui sont le plus exposées à l’exploitation : secteurs précaires où le droit syndical est fragile, travail intérimaire et intermittent, travail informel où se concentrent notamment les travailleuses et travailleurs immigré·es, notamment sans papiers. Les grèves de travailleuses et travailleurs, souvent racisé·es, dans le nettoyage, la restauration ou les chantiers du bâtiment, montrent bien qu’il n’y a pas de fatalité sociologique condamnant les franges les plus précaires et exploitées du monde du travail à la passivité. Elles rappellent toutefois qu’il n’y a pas d’action syndicale dans ces secteurs sans un travail militant de longue haleine. Partir du postulat stratégique de la classe est indispensable pour concevoir une politique d’organisation qui permette de construire un syndicalisme à l’image de la diversité de la classe laborieuse. Ce qui suppose l’existence de dispositifs assurant des formes de solidarité interprofessionnelle, c’est-à-dire de mutualisation et de transfert des ressources, mais aussi de production du commun, notamment grâce à la formation. Ce qui suppose aussi, au-delà du volontarisme militant, de créer les conditions permettant aux sociabilités populaires de réinvestir les espaces syndicaux[14].
Poser la classe comme postulat stratégique implique aussi d’accepter que la soudure entre cette entité collective et le syndicalisme n’aille jamais de soi. La nature ayant horreur du vide, une multitude de collectifs et de mobilisations se sont développées ces dernières années hors des syndicats, qui contribuent à politiser le rapport au travail et façonner des expériences de classe. Il s’agit aussi bien des regroupements de cadres et ingénieur·es qui interrogent les trajectoires de transition écologique des grandes entreprises au sein desquelles ils et elles travaillent, que des mobilisations féministes, antiracistes ou LGBTQ qui prennent en charge et rendent visibles des oppressions spécifiques[15]. Pour le dire avec des mots contemporains, reconstruire un syndicalisme à l’image de la classe laborieuse implique aussi de construire un syndicalisme intersectionnel[16]. Certaines formes d’exploitation se situent même parfois hors du périmètre syndical parce qu’elles ne sont pas spontanément conçues comme relevant de la sphère du travail, bien qu’elles soient essentielles à la production de la société, à commencer par tout ce qui touche au travail de reproduction, qui est souvent un travail gratuit effectué par les femmes dans la sphère domestique[17]. Construire une représentation inclusive et actualisée de la classe laborieuse implique pour les syndicats d’être à l’écoute de ces phénomènes et d’aménager des espaces de coopération avec les forces militantes qui en émergent.
Refaire de la classe un acteur politique
En tant qu’entité collective, la classe laborieuse est une réalité abstraite. Son existence repose sur un travail de représentation qui ne se manifeste qu’à travers les acteurs qui parlent et agissent en son nom[18]. Si l’on part du principe que le mouvement syndical est plus à même de faire exister politiquement, de re-présenter et mobiliser la classe laborieuse que des partis qui en sont socialement, organisationnellement et idéologiquement plus éloignés, il faut donc poser la question de la capacité du syndicalisme à envisager son action non seulement en termes de grèves, de lobbying et de négociation, mais aussi d’élaboration programmatique, de conquête et de transformation du pouvoir politique.
À cet égard, les réflexions du syndicaliste italien Bruno Trentin peuvent s’avérer utiles[19]. Critiquant aussi bien les traditions léniniste que social-démocrate ou trade-unioniste qui assignent au syndicalisme un rôle subalterne (au syndicat l’action économique, au parti l’action politique), Trentin défendait une conception du syndicat comme sujet politique autonome, capable d’agir depuis le lieu de travail jusqu’à l’État et d’articuler les enjeux de production et de consommation, de travail et d’environnement, d’emploi et de salaires autant que d’organisation du travail et d’intervention dans la gestion[20]. En cela, Trentin peut être rapproché de la tradition syndicaliste révolutionnaire[21], à la différence près qu’il ne considérait pas la politique syndicale « ouvrière » comme un espace séparé de la politique « bourgeoise » qui serait localisée dans l’État. Au contraire, l’État était pour lui comme l’usine : un champ de lutte où déployer le combat pour démocratiser la société – et socialiser la politique[22].
Un tel schéma stratégique était devenu littéralement impensable depuis un demi-siècle, pour des raisons à la fois politiques – la mise à distance des partis politiques par les syndicats, suite aux profondes déceptions provoquées par les expériences de la gauche de gouvernement – et sociales – l’autonomisation du champ de la « démocratie sociale ». On pourrait objecter que nombre de syndicalistes, et certaines de leurs organisations comme la CGT, la FSU et Solidaires, continuent de se revendiquer de la transformation sociale, dénoncent le néolibéralisme, sont attentifs à la construction d’alliances avec les autres mouvements sociaux, s’allient ponctuellement avec les partis à l’occasion de telle ou telle mobilisation, et croient toujours dans la possibilité d’une alternative au capitalisme. Tout cela est évidemment juste. En reprenant la typologie de Wright, on peut même avancer que les syndicalistes sont en réalité très actif·ves sur le terrain des stratégies symbiotique ou interstitielle, du travail mené au Parlement européen pour encadrer le travail de plateforme ou imposer aux multinationales un devoir de vigilance, en passant par le soutien aux relances d’entreprises en coopérative ou aux expériences des sécurités sociales de l’alimentation ou de la redirection écologique, qui forment autant d’« utopies réelles[23] ». Mais la réflexion sur la façon d’articuler ces démarches multiples dans le sens de ce que Wright appelle l’érosion du capitalisme fait défaut. Car il reste un point aveugle : celui de l’État comme verrou autant que catalyseur du changement social[24].
On le voit bien dans ce qui apparaît comme le seul schéma stratégique implicite que l’on peut dégager de la pratique du syndicalisme « contestataire » : la perspective du « Tous Ensemble », conçue comme une dynamique de généralisation de grèves sectorielles censée mettre un coup d’arrêt à des décennies de recul des droits sociaux et de la conscience salariale. Alors que la perspective paraît peu crédible au regard de l’effritement des forces militantes, elle témoigne en outre d’un rapport à l’État marqué par une position d’extériorité, comme si l’État pouvait être réduit à une sorte de forteresse qu’il s’agirait de prendre d’assaut de l’extérieur ; comme si les syndicats, à l’instar de nombreux autres mouvements sociaux, n’étaient pas d’ores et déjà engagés dans une guerre de positions dans et contre l’État. Paradoxe d’un déni de l’État, alors que celui-ci joue un rôle incontournable, pour le meilleur et pour le pire, dans le système français de relations professionnelles[25]. Cette indifférence aux médiations politiques atteste de la disjonction entre la temporalité de la lutte quotidienne et celle d’un au-delà du capitalisme. Elle n’est qu’une autre façon de désigner la difficulté à relier, pour reprendre les mots de la charte d’Amiens, « l’œuvre revendicatrice quotidienne » à « l’émancipation intégrale » : à penser l’action syndicale en termes stratégiques.
Il convient toutefois de mentionner une récente tentative de refondation d’une stratégie pour le syndicalisme de transformation sociale. Thomas Coutrot, dans son livre Libérer le travail, s’appuie lui aussi sur les réflexions de Trentin pour défendre une stratégie de transformation sociale à partir du travail qu’il baptise « politique du travail vivant[26] ». Il définit cette politique comme un « projet écosocialiste pour le 21e siècle », précisant que les « deux acteurs clés sont bien sûr le syndicalisme et le mouvement écologique[27]. » Il défend l’idée selon laquelle une démultiplication des « recherches-actions syndicales sur le travail […] dans les professions, les entreprises et les territoires » pourrait donner forme à un mouvement social capable de « fédérer l’énergie disponible dans le travail vivant et l’aspiration générale à la qualité du travail, pour poser la question politique de la liberté du travail[28]. » La proposition de T. Coutrot a le mérite de définir une boussole essentielle qui est celle de la démocratie au travail[29]. Elle renvoie à l’idée que les travailleuses et travailleurs ne pourront reconquérir une puissance d’agir, et combattre concrètement et effectivement le néolibéralisme, qu’en commençant par regagner du pouvoir sur leur propre travail. Mais si une boussole permet de s’orienter, elle ne fait pas un plan de bataille. Pour cela, il faut des cartes et des plans qui permettent d’identifier amis, ennemis et zones à conquérir. Là encore, il s’agit de faire exister un espace intermédiaire entre le demain et l’ici et maintenant qui est celui de la rationalité stratégique. Or, en renvoyant à l’horizon indéfini de la construction d’un « nouveau bloc historique » et en cultivant la vieille opposition entre la « gauche autogestionnaire » et la « gauche étatiste », la réflexion de T. Coutrot semble relativement indifférente à cet enjeu d’alignement des temporalités[30].
Dans le contexte actuel de crise démocratique, sociale et environnementale, la question du pouvoir d’État et de sa transformation ne saurait être réduite à ce qui pouvait être autrefois une « illusion » propre à cette « gauche étatiste » dont parle Coutrot et qui consistait à penser l’État comme la « chambre des boutons[31] », un État qu’il aurait suffi de conquérir pour activer les bons leviers (telle la socialisation des moyens de production) qui transformeraient la société. À l’heure actuelle, est tout aussi dangereuse l’illusion qui consiste à penser qu’on pourrait continuer à faire du syndicalisme « par le bas », « au plus près du terrain », depuis la « société civile », dans l’indifférence au cours réel du pouvoir d’État. Il est indispensable de partir du moment tactique de la résistance pour ne pas déconnecter la réflexion stratégique des urgences du moment. Dans la conjoncture, la perspective de la (re)conquête de l’État répond ainsi à l’estimation réaliste selon laquelle endiguer la vague néolibérale et réactionnaire, sinon proto-fasciste, qui nous mène tout droit à l’effondrement démocratique et environnemental, est la condition de possibilité d’un autre futur.
De la résistance à la contre-offensive ?
La crise politique ouverte par la dissolution de l’Assemblée nationale, au soir des élections européennes, l’a bien montré. Elle a dissipé l’illusion d’une démocratie sociale sanctuarisée, insensible aux turbulences politiques, en conduisant la majeure partie du mouvement syndical à prendre la mesure du risque que représentait une victoire de l’extrême droite, tant pour les travailleur·ses que pour le syndicalisme lui-même.
Dans ce contexte, la direction de la CGT, par la voix de sa secrétaire générale Sophie Binet, a pris la responsabilité dès le 10 juin 2024 d’appeler les partis de gauche à s’unir pour contrer l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national. Cette prise de position en faveur d’un « nouveau front populaire » a été une vraie rupture symbolique : depuis le milieu des années 1990, la CGT comme organisation s’était tenue à distance des questions de politique partisane. Sa commission exécutive l’avait même théorisé à l’épreuve des controverses de 2005 sur le traité constitutionnel européen, en excluant « toute attitude de soutien ou de co-élaboration d’un projet politique quel qu’il soit et toute participation, sous quelque forme que ce soit, à une coalition à vocation politique[32]. » Cette reconnexion aux enjeux politiques a été assumée dans la suite logique d’une analyse lucide de la conjoncture qui avait conduit Sophie Binet, quelques mois plus tôt, à sonner l’alarme et défendre la nécessité d’un travail commun entre syndicats, partis et mouvements sociaux pour refonder une alternative politique[33].
S’il n’a pas pris explicitement position en faveur de la coalition partisane alors en gestation, le communiqué signé le même jour par cinq des huit organisations de l’intersyndicale ne s’en plaçait pas moins dans une position de contribution programmatique et militante à l’unité de la gauche, en inscrivant ce processus dans le sillage de la lutte contre la réforme des retraites, en appelant les travailleur·ses à se mobiliser contre l’extrême droite et en avançant des revendications dessinant des « alternatives de progrès pour le monde du travail[34] ». Par la suite, la CGT, la FSU et certains syndicats de Solidaires sont allés jusqu’à adopter des consignes de vote explicites en faveur du Nouveau Front populaire. Les habituelles préventions à l’égard de la politique partisane ont été levées pour assumer une convergence de fait entre les revendications syndicales et le programme de la gauche unie. Cette implication directe des syndicats dans le combat politique, avec d’autres forces comme le mouvement féministe, a été décisive dans la mobilisation de la société civile contre l’extrême droite. Elle n’a cependant fait qu’offrir un répit. L’extrême droite est plus forte que jamais dans les institutions comme dans la société et la situation politique est incertaine, avec une coalition de gauche arrivée en tête dans les urnes mais sans majorité pour gouverner.
Impossible à cet égard pour le mouvement syndical d’opérer un « retour à la normale » en se recentrant sur le champ des relations professionnelles. D’abord, parce que rien n’a été réglé et que la lutte pied à pied contre l’extrême droite ne fait que commencer. Ensuite, parce que cette lutte se jouera sur deux plans où la contribution du mouvement syndical sera tout aussi décisive. Sur le plan militant, l’enjeu est d’affirmer comme sujet politique une classe laborieuse diverse et inclusive face à l’extrême droite qui oppose la « bonne » classe ouvrière blanche ou nationale aux immigré·es et autres « cas sociaux ». Sur le plan de l’action publique, la mise en œuvre d’une véritable politique de gauche impliquera de se confronter aux dispositifs institutionnels du néolibéralisme qui entravent l’action syndicale et sanctuarisent les intérêts du capital, empêchant de socialiser la richesse autant que le pouvoir.
La séquence de la campagne éclair de juin 2024 n’était donc pas une parenthèse. Elle a plutôt fonctionné comme le révélateur et l’accélérateur d’une reconfiguration politique. À la convergence toujours plus assumée entre le néolibéralisme radicalisé et l’extrême droite autoritaire s’oppose un bloc social et politique formé par les partis de gauche, les mouvements écologistes, antiracistes et féministes, et la majeure partie du mouvement syndical. C’est précisément pour ne pas retomber dans les ornières de la subordination du social au politique que le syndicalisme a besoin d’exister au sein de ce bloc comme un sujet politique autonome, capable d’initiative stratégique et programmatique. Car laisser aux seuls partis le privilège d’un regard global sur les changements à mettre en œuvre atrophierait doublement la transformation sociale : en réduisant les organisations de la société civile à un rôle réactif de soutiens ou d’opposants aux initiatives du pouvoir politique ; en laissant penser qu’il n’y a de programme que pour l’État, que la transformation sociale ne passe que par les institutions politiques.
Pour revenir à Wright, et lui rendre justice, la rationalité stratégique intrinsèque à la logique de « résistance » découle précisément de son inscription dans une configuration plus large d’action collective orientée vers l’érosion du capitalisme – une configuration qui articule la résistance des mouvements sociaux, la force préfigurative des utopies réelles et la capacité des coalitions à tracer les chemins institutionnels vers l’émancipation. La seule nuance à apporter à ce schéma concernerait la distribution des rôles. Plutôt que de réduire un type d’organisation à une fonction précise – la résistance aux syndicats, la stratégie aux partis –, il semblerait plus juste, aussi bien historiquement que politiquement, de renoncer à la doctrine des domaines réservés.
[1]S. Béroud, K. Yon, « Face à la crise, la mobilisation sociale et ses limites. Une analyse des contradictions syndicales », Modern & Contemporary France, n°20/2, 2012, p. 169-183.
[2]P. Blavier, T. Haute, E. Pénissat, « La grève, entre soubresauts et déclin », Mouvements, vol. 103, n° 3, 2020, p. 11-21.
[3]Ce sont les mots de la déclaration intersyndicale du 11 février 2023.
[4]S. Béroud, J. Lefèvre. « Vers une démocratie économique et sociale ? Redéploiement et banalisation du discours syndical », Mots. Les langages du politique, vol. 83, n° 1, 2007, p. 37-51 ; K. Yon, « De quoi la “démocratie sociale” est-elle le nom ? Luttes idéologiques dans les relations professionnelles », Socio-économie du travail, n°4, 2018, p. 27-54 ?
[5]E. O. Wright, Stratégies anticapitalistes pour le 21e siècle, Paris, La Découverte, 2020, p. 62-63.
[6]Ibid., p. 63.
[7]Selon les mots du théoricien prussien de la guerre D. H. von Bülow, repris par M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1. Arts de faire, Paris, UGE 1980.
[8]B. Giraud, K. Yon, S. Béroud, Sociologie politique du syndicalisme, Paris, Armand Colin, 2018.
[9]K. Yon (dir.), Le syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical, Paris, La Dispute, 2023.
[10]E. Pouget, « Le Parti du travail », in L’Action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910), Marseille, Agone, 2010, p. 119.
[11]R. Lefebre, F. Sawicki, La société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2006 ; J. Mischi, Le parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, Marseille, Hors d’Atteinte, 2020 ; M. Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, Éd. La Découverte, 2021. Pour une analyse plus vaste de la façon dont l’ordre partisan maintient les militant·es d’origine populaire en position subalterne, voir R. Challier, Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, Paris, PUF, 2021.
[12]Sur la notion de « composition de classe » comme moyen de contrôler les biais idéalistes de la « conscience de classe », voir S. Mohandesi, « Class Consciousness or Class Composition? », Science & Society, vol. 77, n°1, 2013, p. 72-97.
[13]C. Offe, H. Wiesenthal. « Deux logiques d’action collective », Participations, vol. 8, n° 1, 2014, p. 147-172.
[14]S. Doumenc, « Penser les (non-)mobilisations syndicales à l’aune de l’ancrage local : des femmes de ménage à Marseille et à Lyon », Espaces et sociétés, vol. 183, n° 2, 2021, p. 67-82 ; S. Béroud, « Une “gilet-jaunisation” des syndicats ? Entre rejets, rencontres et influences », in Le syndicalisme est politique…, op. cit., p. 75-97.
[15]Voir par exemple les dossiers « Intersectionnalité au travail » (n° 244, 2020) et « LGBTQ au travail » (n° 249, 2023) de la revue Travail, genre et sociétés.
[16]E. Pénissat, Classe, Paris, Anamosa, 2023.
[17]Voir dans ce numéro l’entretien avec Fanny Gallot et Pauline Delage : « Travail reproductif, grève féministe et anticapitalisme ».
[18]P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
[19]Sur la trajectoire de B. Trentin, figure de la gauche eurocommuniste, voir F. M. Sabato, « Une trajectoire singulière dans le siècle des masses », carnet Hypothèses du projet Citindus (en ligne), 2021.
[20]B. Trentin, « Les nouvelles figures du travailleur », entretien pour la revue Dialectiques, n° 28, 1979, p. 21-35.
[21]La CFDT autogestionnaire des années 1968 se revendiquait d’ailleurs autant de Trentin que de la tradition syndicaliste révolutionnaire.
[22]B. Trentin, La cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012.
[23]Voir dans ce numéro les articles de Willy Gibard, Arthur Guichoux et Xénophon Tenezakis.
[24]Le terme « État » est employé ici comme un terme générique désignant l’ensemble des institutions politiques, des collectivités locales à l’Union européenne, qui revendiquent l’exercice d’un pouvoir public, tout en soulignant que l’échelle de l’État-nation continue de revêtir une centralité stratégique. À ce sujet, voir les contributions d’U. Palheta et R. Cos dans ce numéro.
[25]Intérêt Général, « Que peut l’État pour renforcer le syndicalisme ? Réhabiliter les syndicats dans leur rôle de contre-pouvoir », note n° 28, janvier 2023.
[26]T. Coutrot, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Paris, Seuil, 2018.
[27]T. Coutrot, op. cit., p. 298.
[28]Ibid., p. 279-280
[29]A. Cukier, Le travail démocratique, Paris, PUF, 2018.
[30]La question de la « conquête électorale du pouvoir d’État » est évacuée en une phrase : T. Coutrot, op. cit., p. 277-278.
[31]« Les nouvelles figures du travailleur », entretien avec B. Trentin, dialectiques, n° 28, automne 1979, p. 28. Sur ce sujet, voir aussi dans le même numéro de la revue dialectiques l’entretien avec N. Poulantzas, « L’État, les mouvements sociaux, le parti », p. 85-95.
[32]Cité in M. Noblecourt, « La CGT joue la carte du Nouveau Front populaire, un tournant politique majeur », Le Monde, 22 juillet 2024.
[33]S. Binet, « Il est minuit moins le quart », préface à la réédition du programme du Conseil national de la résistance, Les Jours heureux, Paris, Grasset, 2024. Voir aussi l’entretien avec S. Binet dans ce numéro.
[34]« Après le choc des européennes les exigences sociales doivent être entendues ! », communiqué commun CFDT, CGT, UNSA, FSU, Solidaires, 10 juin 2024.