Le bilan des opérations de rénovation urbaine est mitigé : si les préoccupations sociales et humaines ne se sont pas effacées derrières les approches purement urbaines, et que la majorité des bénéficiaires estiment y avoir “gagné”, ces opérations ont un impact limité sur les ménages les plus démunis, et ont des effets plus incertains à long terme.
La prémonition d’Engels
Dans un texte pénétrant de 1872, Engels a mis en évidence l’un des principaux ressorts de la rénovation urbaine en régime capitaliste : l’écart entre la valeur d’usage d’un lieu et sa valeur foncière provoque le rejet des activités et des populations dont la présence empêche la réalisation de sa valeur potentielle. « L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans d’énormes proportions ; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais ou du moins qu’avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics. |1| »
Engels se référait explicitement aux travaux du baron Haussmann dont l’esprit avait selon lui gagné Londres, Manchester et Liverpool avant d’atteindre Berlin et Vienne. Son analyse reste d’actualité pour rendre compte, près d’un siècle plus tard, des grandes opérations de rénovation urbaine conduites à Paris. Les transformations du quartier Maine-Montparnasse, des Halles ou du 13ème arrondissement s’inscrivent dans le projet gouvernemental de faire de Paris une capitale financière. Ceci requiert de faciliter l’installation au cœur de la ville d’institutions financières et de banques, mais aussi celle de bureaux, commerces de luxe et hôtels de grand standing, symboles par excellence du profit, qui constituent « l’environnement naturel » à la réalisation d’un tel objectif. Or, pour mener à bien cette ambition, il faut se débarrasser du menu peuple et de ses occupations incompatibles avec une pareille orientation. Ainsi du pittoresque marché en gros des Halles. Certes, la diversité des revendications concernant l’usage de l’espace libéré par son transfert à Rungis démentit ensuite la représentation d’intérêts capitalistes œuvrant en ordre serré. Face à la demande des élus communistes de construire des logements sociaux, le ministère de la Culture plaidait pour l’édification d’une école d’architecture, le ministre des Finances entendait y déménager son ministère à l’époque installé au Louvre, le président de la République envisageait la construction d’un monument, les élus du conseil municipal réclamaient principalement des espaces verts. La récupération des pavillons vides de Baltard par les acteurs du « théâtre révolutionnaire » contraignit le gouvernement à s’arrêter sur un compromis entre commerces, espaces verts et logements sociaux susceptible de conjurer l’appropriation de ce site par différents marginaux. À défaut d’un véritable projet urbain, on se satisfit d’un minimum de rentabilité en matière de finances et d’ordre public. |2| En définitive, la transformation des Halles donnait encore raison à l’analyse marxiste : l’un des quartiers les plus pauvres et des plus populaires de Paris devenait un endroit chic et coûteux. Aidés par la construction du RER, les prix des loyers, des baux commerciaux et des appartements s’envolaient, tout cela contribuant à l’enchérissement de la rente foncière et à la fortune des promoteurs. D’une manière plus générale, derrière l’évocation des impératifs d’hygiène et de salubrité censés justifier la rénovation urbaine, il était difficile de ne pas constater la remise en cause de la présence au cœur des villes des populations les plus modestes (ouvriers, immigrés, etc.).
Ce raisonnement lié au hiatus entre la valeur d’usage et la valeur foncière semble applicable aujourd’hui à nombre d’opérations menées dans des quartiers périphériques d’habitat social. Rattrapés par la croissance urbaine, ces territoires qui avaient pu constituer autrefois de simples opportunités foncières sans véritable continuité avec le reste de la ville sont devenus des lieux à forte valeur foncière potentielle. À l’aune de ce processus spéculatif et au regard du passif social de la rénovation urbaine, on comprend la circonspection des chercheurs face aux attendus de la loi Borloo de 2003. Comment présenter cette politique comme l’un des principaux instruments de lutte contre l’exclusion et de la production de la cohésion sociale, elle jadis associée à la « déportation » des populations les plus fragiles hors du centre des villes ? Ne s’agit-il pas là d’un nouvel avatar de la propension des pouvoirs publics à traiter des problèmes sociaux par une action sur l’urbain destinée à refouler encore plus loin les populations indésirables ?
Nos observations du relogement des ménages concernés par cette politique de rénovation urbaine en centre-ville et en périphérie de Bordeaux et Montauban |3|, nuancent sensiblement l’idée que celle-ci se réduit à chasser les pauvres en provoquant en sus une détérioration de leurs conditions d’habitat. Les ménages relogés sont loin d’apparaître comme des victimes de la rénovation urbaine : leurs taux de satisfaction sont élevés, et les dispositifs de l’action publique montrent de plus une intégration inédite des préoccupations sociales dans des opérations autrefois focalisées sur la seule restructuration du bâti. Pourtant, que la prémonition d’Engels ne permette plus de rendre compte de l’ensemble des données empiriques recueillies n’implique pas de basculer de la dénonciation au ravissement. Il n’y a pas à minimiser la violence que secrète cette politique à l’encontre d’une population qui ne peut sans inquiétude apprendre la démolition programmée de son logement. Il n’y a aucune raison d’occulter le caractère incertain, sur le long terme, d’une meilleure intégration sociale des populations relogées les plus vulnérables. L’analyse de Engels garde sa pertinence comme modèle mais il convient d’examiner une situation plus inédite et équivoque qu’il n’y paraît.
La satisfaction des ménages relogés
L’enquête s’est déroulée auprès de 109 ménages relogés : 34 sont issus d’un centre-ville historique (16 à Bordeaux, 18 à Montauban) ; 75 proviennent de quartiers périphériques d’habitat social (48 en provenance des « Hauts de Garonne » sur la rive droite de Bordeaux, 27 des quartiers Est de Montauban). Les personnes étaient conviées à relater leur parcours résidentiel, à comparer leurs anciens et nouveaux logements et quartiers, à évaluer la conduite de l’opération par les bailleurs et les pouvoirs publics, à donner leur sentiment général sur cette politique et l’évolution de leur ancien quartier. L’échantillon se caractérise par une proportion relativement élevée de ménages immigrés ou issus de l’immigration, et par un faible accès à l’emploi.
En centre-ville comme en périphérie, les ménages relogés dressent un bilan plutôt positif de l’opération. Dans les centres-villes, 29 des 34 ménages rencontrés considèrent que leur situation résidentielle s’est améliorée, parfois très nettement. À l’évidence, ceux d’entre eux qui souffraient d’habiter dans un immeuble dégradé et/ou dans un environnement déplaisant se félicitent de l’opportunité qu’ils ont eu d’en partir et d’améliorer leur qualité de vie quotidienne. Mais l’on trouve également une appréciation positive de leur nouvelle situation résidentielle parmi la majorité des ménages qui n’envisageaient pas de déménager, certains ayant d’ailleurs parfois très mal pris l’annonce du relogement.
Les avis globalement favorables sur le nouvel environnement n’étonnent pas vraiment dans la mesure où presque tous les ménages rencontrés ont pu être relogés conformément à leur souhait : dans leur quartier d’origine pour ceux qui voulaient y rester ; sinon dans le quartier de leur choix, du moins dans un autre quartier pour ceux qui voulaient en partir. Loin du refoulement redouté, ce sont au final les deux tiers des ménages de l’échantillon bordelais et les trois-quarts des ménages montalbanais qui ont été relogés en centre-ville. Ainsi, en dépit de leur déménagement, ils continuent d’évoluer dans un environnement familier qu’ils apprécient et ont pu conservé leurs réseaux de relations. D’aucuns, plus nuancés, parlent certes des désagréments de la vie en centre-ville (difficultés de stationnement, nuisances sonores, délinquance), mais ce sont des problèmes qu’ils connaissaient déjà et qui les contrarient moins que les ménages désireux de quitter le quartier pour ces mêmes motifs. Autrement dit, dans la balance, les inconvénients pèsent moins lourd que les avantages et ne suffisent pas à altérer l’envie de résider ici plus qu’ailleurs. Pour ceux qui ont été relogés dans un autre secteur, et qui, à une exception près, souhaitaient partir de leur ancien quartier, ils considèrent avoir largement gagné au change : ils résident désormais dans un environnement qu’ils jugent de meilleure qualité, « moins bruyant », « plus calme », « plus sûr ». Sortie de situations d’insalubrité aidant, les ménages se félicitent en majorité du confort de leur nouveau logement.
En périphérie, les deux tiers des ménages interrogés à Montauban et les trois-quarts de ceux rencontrés sur les Hauts de Garonne estiment que leur situation résidentielle s’est améliorée à l’issue de leur relogement. Même si le niveau de satisfaction n’est évidemment pas le même pour tous, même si certains ont assez mal vécu la procédure en amont du relogement effectif, les ménages relogés jugent donc très majoritairement qu’ils sont des gagnants de la rénovation urbaine. La comparaison entre « l’avant » et « l’après » est nettement à la faveur du nouvel habitat.
Cette évaluation positive n’est pas forcément liée à un départ du quartier. D’abord, les ménages relogés sur site peuvent en constater et en apprécier les changements : par bien des côtés l’ancien quartier est aussi un nouveau quartier. Ensuite, les habitants relogés dans leur quartier ne l’ont pas été contre leur gré ; ils sont heureux d’avoir pu conserver leur environnement, bien pourvu en commerces, services et transports, et se félicitent parfois d’autant plus de leur choix qu’ils perçoivent aujourd’hui clairement les améliorations apportées par la rénovation urbaine. Enfin, sans avoir quitté l’ancien quartier, on peut y être relogé dans des conditions telles que la perception du lieu s’en trouve modifiée, notamment en matière de sécurité et de tranquillité. C’est le cas des personnes relogées sur site dans une résidence neuve. Plaisir d’un logement neuf mieux adapté à la taille de la famille, meilleure isolation thermique et phonique, clarté des pièces, cave, garage, balcon… : ces locataires satisfaits énumèrent volontiers les avantages de leur nouvel habitat. Il faut cependant noter que ces appréciations positives ne sont pas réservées aux logements neufs ; des ménages relogés à leur demande dans de l’ancien peuvent en décliner également les atouts, surtout dans l’un des sites bordelais où l’environnement paysager est particulièrement apprécié. L’arrivée dans des bâtiments « résidentialisés » occasionne enfin une perception plus sereine de son environnement.
Néanmoins, c’est tout de même auprès des habitants relogés dans un autre quartier que l’on recueille les propos les plus positifs : ces locataires soulignent avec enthousiasme tout ce qui sépare leur nouvel environnement de la cité parfois détestée. Ce nouveau quartier est avant tout apprécié pour sa sécurité. Les comportements des ménages que nous avons interrogés ont parfois changé de manière radicale comparés à l’attitude prudente voire défensive adoptée préventivement dans la cité : on laisse les enfants jouer dehors, on peut oublier de verrouiller la porte d’entrée, on rentre sans crainte chez soi tard le soir. L’environnement résidentiel a cessé d’être considéré comme un environnement à risques, et c’est un formidable motif de satisfaction pour les ménages, qui savent apprécier à sa juste valeur cette sérénité nouvelle. Plus que le logement en lui-même, c’est donc principalement l’environnement qui constitue pour les ménages la plus value de leur déménagement. Si les jugements positifs exprimés sur le nouveau logement ne sont pas plus fréquents que ceux recueillis sur l’ancien appartement (sachant qu’ils concernaient déjà deux tiers des appréciations recueillies sur ce point), plus des trois-quarts des personnes interrogées plébiscitent leur nouvel environnement, alors que la moitié de notre échantillon critique l’ancien quartier.
Au final, la tonalité positive des discours n’est pas surprenante au regard de la congruence visible entre les souhaits exprimés par les ménages et le type de relogement obtenu, qui a, dans la plupart des cas, répondu aux attentes des locataires. Ainsi, 13 des 14 ménages qui l’avaient demandé ont pu accéder à un logement plus grand, 10 des 12 ménages qui avaient exprimé leur désir de s’installer dans un logement plus petit ont été satisfaits, tous les ménages ayant demandé un logement en rez-de-chaussée ou au premier étage ont obtenu satisfaction, enfin 13 des 15 ménages qui souhaitaient emménager dans un logement neuf ont pu le faire. Par ailleurs tous les ménages qui désiraient quitter le quartier en sont partis, et seuls deux ménages parmi ceux qui voulaient rester sur le site ont dû le quitter. Au bout du compte – mais ce n’est pas une surprise – seul le souhait d’accéder à un logement individuel n’a pas été aussi souvent satisfait, puisque 12 des 18 ménages qui avaient exprimé ce désir habitent aujourd’hui dans un habitat collectif. Or il est vrai que les nouveaux habitants des pavillons sont sans aucun doute des relogés particulièrement heureux : quiétude, plaisir du jardin et des moments en famille passées dehors, espace et liberté d’usage dans cette sphère privée améliorée
, les « pavillonnaires » cumulent bien des avantages, et découvrent avec bonheur un nouveau mode de vie… « bourgeois ».
Bref, les ménages satisfaits de leur relogement le sont dans des situations résidentielles fort différentes : dans du locatif individuel ou collectif, neuf ou ancien, sur site ou hors site. Ce qui les rassemble se situe plutôt dans le sentiment d’avoir obtenu satisfaction par rapport aux souhaits de relogement émis. Dans les traits communs aux ménages satisfaits, il faut noter leur situation plutôt favorable en matière d’intégration sociale : sur le plan des ressources économiques, de la situation professionnelle, du réseau de sociabilité, ces ménages échappent aux situations de grande fragilité pourtant bien présentes dans notre échantillon. Ainsi, les ménages satisfaits sont assez logiquement ceux qui souhaitaient pouvoir apporter un changement sensible à leurs conditions d’habitat et qui ont été d’une manière ou d’une autre les plus en capacité de construire et d’assurer ce changement.
Sur cette convergence entre les souhaits exprimés par les ménages et les relogements obtenus, il convient néanmoins de mentionner le rôle des opérateurs de cette politique qui sont placés au plus près du terrain, et de se défaire ainsi d’une image trop univoque des pouvoirs publics. À Montauban, le Centre Communal d’Action Sociale en centre ville comme l’équipe de conduite du projet dans les quartiers Est, tous deux dépendants de la municipalité, se sont donnés pour mission de défendre au mieux les intérêts des personnes relogées, suppléant ainsi aux faibles ressources individuelles de ces dernières et à l’atonie de leurs ressources collectives. Ces équipes de terrain semblent avoir acquis une réelle capacité d’initiative et un vrai pouvoir d’orientation de la politique urbaine locale, donnant à la rénovation montalbanaise un aspect « social » a priori peu attendu chez une municipalité de droite élue sur un discours avant tout sécuritaire. Sur les Hauts de Garonne, l’accompagnement des ménages dans la procédure de relogement est davantage resté l’affaire des bailleurs, en raison de « rapports de confiance » établies de longue date avec les municipalités « très sociales » concernées. Toutefois, l’une des mairies s’est plus directement engagée dans le suivi des locataires dès que lui sont parvenues des plaintes et des inquiétudes relatives à l’augmentation des charges dans les nouveaux logements. La signature d’un document cadre sur le relogement a ainsi offert un espace de négociation entre la municipalité, les instances d’action sociale et le bailleur, dans l’intérêt des ménages. Dans le centre-ville de Bordeaux, les opérateurs de la société d’économie mixte en charge de l’OPAH RU |4| luttent pour que les habitants dont le logement doit être rénové ne soient pas les sacrifiés de cette reconstruction de la ville sur la ville. On conçoit leur émoi à être dénoncés comme les agents de la mise en œuvre d’un « nettoyage ethnique » par un collectif d’habitants dont les principaux instigateurs n’échappent pas au soupçon de défendre objectivement des intérêts de « marchands de sommeil ». Certes, l’implication bienveillante de ces agents peut apparaître comme l’ultime ruse du capital, une manière de rendre acceptable un processus intrinsèquement condamnable. Les opérateurs eux-mêmes sont conscients de l’impact limité de leurs interventions. Ainsi, dans le centre de Bordeaux, l’essentiel des transformations en cours échappe, en dépit de la mise en place d’un dispositif de contrôle des Déclarations d’Intention d’Aliéner, à l’action de la SEM et de la municipalité. Hors leur champ d’action, beaucoup de familles doivent, parfois brutalement, quitter un logement vendu par son propriétaire sur le marché libre. Enfin, le logement social produit grâce à l’intervention de la SEM auprès des propriétaires n’étant conventionné que pour 12 ans, il y a de fortes chances que ces logements réintègrent par la suite le marché libre. L’opération peut ainsi être perçue comme ne faisant que ralentir et peut-être en conséquence que mieux admettre un processus de gentrification inéluctable. Néanmoins, des ménages sont indéniablement mieux lotis aujourd’hui qu’hier à l’issue de leur prise en charge dans le cadre de la rénovation urbaine. Souligner le travail essentiel des opérateurs en ce sens ne nous paraît pas faire baisser le niveau de la critique dont le capitalisme fait légitimement l’objet ; l’enjeu est de pointer que, dans ces manières moins héroïques et moins grandiloquentes de faire de la politique, il convient de saisir plus finement le « grondement de la bataille » |5| et d’en reconnaître certaines victoires, aussi peu attendues soient-elles.
Les raisons de ne pas pavoiser
Peut-on pour autant plébisciter sans nuance les opérations de rénovation urbaine dans leur gestion du relogement des ménages ? Certes, les ménages relogés ne sont pas, comme on aurait pu le craindre, les grands perdants de ces programmes. Mais en sont-ils tous et de manière univoque les bénéficiaires ? La rénovation urbaine a-t-elle amélioré les conditions de vie des habitants des quartiers sensibles ? On est tenté de répondre à ces questions par la négative dans la mesure où, d’ores et déjà, l’observation met au jour certaines incertitudes, limites ou apories des opérations réalisées. L’existence de ménages « perdants » ou « fragilisés » au terme de leur déménagement, les aspects négativement vécus de la mixité résidentielle, les interrogations quant à l’impact positif du relogement sur le parcours d’intégration des ménages « gagnants », ou encore les manques flagrants de la rénovation urbaine en matière de participation sociale des habitants, sont autant d’éléments qui doivent empêcher toute forme de triomphalisme dans le bilan de la politique menée jusqu’à présent.
Tout d’abord, et ce premier point suffirait à lui seul à refuser la dithyrambe, une partie des ménages relogés se jugent perdants au terme de leur relogement |6| : la localisation de leur logement ne leur convient pas (ils ont perdu en qualité de voisinage, en sécurité), sa qualité est moindre que celle de l’appartement précédent (en termes de taille, d’agencement, de matériaux utilisés et de finitions…), son coût en loyer et en charges est trop élevé… Distincts ou cumulés, ces défauts constatés nourrissent la déception, ou renforcent le fatalisme ou l’amertume déjà présents avant l’opération. Comme l’indiquent de nombreuses études monographiques |7|, ces ménages « perdants » se ressemblent : ils sont ceux qui dans la cité avaient le moins de ressources économiques et sociales, et qui n’ont pu déployer une attitude « active » dans leur relogement. Plutôt attentistes, ils ont le sentiment d’avoir subi leur déplacement sans parvenir à tirer leur épingle d’un jeu pour lequel ils manquaient singulièrement d’atouts. Quand d’autres, voisins ou amis, paraissent s’en être bien sortis, ils disent avoir échoué à améliorer leur situation résidentielle. Ces ménages, familles monoparentales démunies, personnes seules et âgés, dans une moindre mesure ménages issus de l’immigration récente, plus souvent que d’autres relogés hors site dans de l’ancien, sont passés à côté des promesses de la rénovation urbaine : pas de pavillon, pas de logement récent, pas d’environnement optimisé en matière de sécurité ; ils ne tirent aucun bénéfice de leur déménagement, voire diagnostiquent une dégradation de leurs conditions de vie. Il s’agit là incontestablement d’une limite importante de la rénovation urbaine ; ses dividendes potentiels ne sont guère touchés par les habitants les plus défavorisés.
Or la situation des ménages « gagnants », qui sont certes les plus nombreux, présente assez de zones sombres pour ne pas laisser espérer « compenser » cet aspect négatif. En effet les ménages qui se disent satisfaits de leur relogement ne l’affirment pas sans nuances. D’abord un certain nombre d’entre eux (un tiers sur nos terrains de recherche) se plaignent de l’augmentation du budget consacré à leur logement par rapport à leur situation antérieure. S’ils reconnaissent avoir gagné en qualité d’habitat et d’environnement, en particulier pour ceux qui ont pu bénéficier d’un relogement dans le neuf, voire qui ont accédé à un logement individuel, ils évoquent avec inquiétude les difficultés financières générées par de nouveaux coûts, qu’il s’agisse d’une hausse de leur loyer (en partie justifiée il est vrai à leurs yeux par une meilleure qualité de leur logement), ou plus souvent d’une augmentation des charges (dépenses d’énergie, apparition de nouvelles charges locatives, location d’une place de parking…). Si les bailleurs présentent généralement des bilans très positifs sur l’évolution des loyers entre l’ancien et le nouveau logement, si certains d’entre eux prennent d’ailleurs à leur charge une partie des surloyers engendrés par l’accès à un logement plus récent et plus grand, l’expérience recueillie auprès des ménages eux-mêmes, ou encore auprès des travailleurs sociaux vers lesquels ils se tournent, est nettement plus mitigée, et laisse à penser que certains d’entre eux pourraient être financièrement fragilisés par leur relogement |8| .
En outre, les ménages relogés hors site dans un environnement résidentiel plus mixte (logement social en centre-ville, lotissements pavillonnaires, petites résidences collectives récentes…), s’ils se montrent généralement satisfaits des gains réalisés en matière de tranquillité, de sécurité, ou de réputation des lieux, paraissent souvent moins séduits par leur environnement social. Pour certains le nouveau quartier n’offre tout d’abord pas les mêmes services que la cité. Les commerces sont plus éloignés, ou peu adaptés à une clientèle modeste, les transports collectifs sont moins performants, les services offerts en termes d’animation et d’aide sociale sont moins nombreux et/ou moins accessibles. L’appréciation négative portée sur le nouveau quartier tient aussi à un sentiment d’isolement social : les liens de voisinage étroits parfois entretenus dans la cité sont ici caducs. D’une part les anciens voisins ont été dispersés par le relogement, et les relations résistent rarement à cet éclatement géographique. D’autre part les habitants du nouveau quartier peuvent être perçus comme peu communicatifs, voire condescendants et mauvais coucheurs à l’occasion. Nombre de témoignages d’habitants expriment le regret de « la vie de cité », de sa sociabilité chaleureuse et de son esprit de tolérance, quand un voisinage aujourd’hui plus favorisé prend ses distances, réaffirme des règles de coexistence strictes, et rappelle que l’intégration des nouveaux venus ne va pas de soi (ainsi des remarques et petites vexations sur ce qui ne « se fait pas ici » : tapis secoué depuis le balcon, barbecue trop bruyant, voiture empiétant sur le trottoir…). À l’évidence, ces constats conduisent à mettre en débat les vertus communément attachées à la production de la mixité socio-résidentielle. Si cette dernière peut apparaître comme un outil utile pour lutter contre l’enfermement des populations démunies dans une culture de la ségrégation et de l’échec , elle comporte aussi sa part de violence en juxtaposant les inégalités de ressources et en montrant crûment les différences sociales et culturelles des ménages.
Enfin, l’incertitude est grande quant à « l’effet levier » du relogement sur les ménages, ceux-ci s’estimeraient-ils uniformément gagnants à l’issue de leur déménagement. D’abord, caractère récent des opérations oblige, on ne sait rien encore de la pérennité de ce sentiment. Les évaluations réalisées, le plus souvent ponctuelles et peu éloignées de la date du déménagement, révèlent un contraste positivement apprécié entre ancien et nouveau logement, mais ne permettent pas d’imaginer comment évoluera à l’avenir le regard des ménages relogés sur leur cadre de vie. On peut penser que certains enthousiasmes résisteront mal à la routine et à l’usure du temps, alors que percent déjà des reproches sur la qualité du bâti ou sur celle du voisinage. Par ailleurs il est particulièrem
ent ardu de se prononcer sur le caractère vertueux du relogement dans le parcours des ménages concernés. L’un des paris de la rénovation urbaine est de croire aux bénéfices de la mobilité résidentielle pour l’intégration des personnes, le relogement dans des conditions plus favorables, et idéalement auprès d’un voisinage moins précarisé, étant perçu comme un tremplin pour sortir de la précarité. On peut néanmoins difficilement apprécier aujourd’hui cet effet escompté. Sans doute les acteurs de terrain décrivent-ils avec conviction telle ou telle famille dans laquelle la procédure de relogement, occasion d’un accompagnement social pointu, aura constitué un « déclic » pour entamer un parcours d’insertion (accès à l’emploi, accès aux soins, renouveau du réseau de sociabilité, amélioration de la participation sociale…), mais la généralisation de ces témoignages, en l’absence de recherches longues et approfondies par suivi de cohortes, s’avère périlleuse |9| .
Ce que l’on sait d’ores et déjà est que les opérations de rénovation urbaine n’auront pas été l’occasion de favoriser ces parcours d’insertion par le développement des ressources collectives. Dans la grande tradition de la politique de la ville à la française, moment éphémère du développement social mis à part, la participation des habitants a été une nouvelle fois ici médiocrement encouragée. La procédure de relogement a relevé d’un travail de médiation individualisé entre le bailleur et chaque ménage concerné ; et les travailleurs sociaux partenaires des projets, dont la mission comportait officiellement une part d’accompagnement à la mise en œuvre d’actions collectives, ont le plus souvent uniquement sollicités en appui de cette relation individuelle. Par ailleurs, quand il se voulait plus collectif, le développement social affiché dans les opérations en cours a été essentiellement de l’ordre d’un travail de « mémoire » auprès des habitants des cités démolies (chroniques de la rénovation et recueil de récits dans des journaux de quartier ou des ouvrages, traitement muséographique des appartements vidés, ateliers photos, ateliers d’écriture…). La participation des habitants, volontiers requise dans le champ ethnologique ou artistique pour conserver une mémoire des lieux, a été beaucoup plus rarement suscitée pour penser concrètement l’avenir du quartier. Une fois encore le dessin de la ville est demeuré affaire de professionnels. Peur des désordres, crainte de mouvements massifs de protestation ou de revendication, ou encore hantise du communautarisme, le community development n’a pas lieu : l’action sur le territoire pour les habitants s’est faite sans eux.
Cette posture plus que prudente en matière d’empowerment demeure sans doute la grande faiblesse de la politique de la ville française, très réticente à accroître les capacités d’initiative et d’organisation collectives des catégories populaires. On pourra voir dans cette faiblesse un avatar du modèle d’intégration républicain, de ses rigidités et de certains de ses aveuglements, lorsque la peur du « ghetto » conduit à vouloir éviter absolument la formation de communautés jugées nuisibles à la cohésion sociale et à l’ordre public. En ce sens la politique de la ville sert plus une mythologie universaliste qu’elle ne pense pragmatiquement la réduction des discriminations et des inégalités sociales : décrédibilisant souvent les tentatives d’organisation communautaire sans réel examen de leur contenu et de leurs possibles bénéfices, verrouillant l’expression des différences et des conflits qui marquent pourtant profondément l’expérience des habitants des quartiers sensibles au profit d’une parole consensuelle et faussement harmonieuse, elle vide en partie de leur sens les actions qu’elle mène et installe durablement les relations des catégories populaires et des institutions dans le registre de la méfiance, de l’artifice et de l’instrumentalisation réciproque.
Un bilan mitigé
Si l’on considère l’expérience des personnes relogées, le diagnostic de la rénovation urbaine s’avère donc assez mitigé. On a indéniablement évité le pire, c’est-à-dire le sacrifice des habitants sur l’autel de la requalification des territoires, ou l’oubli du social pour l’urbain. Les entretiens réalisés auprès des ménages montrent que de leur propre point de vue une grande majorité des locataires estiment avoir tiré des bénéfices de leur relogement ; leur situation résidentielle s’est globalement améliorée, en ce qui concerne leur logement comme en ce qui concerne son environnement. Cependant, ce bilan en soi positif ne doit pas occulter des éléments plus incertains ou plus sombres tels que la difficulté de la rénovation urbaine d’améliorer les conditions de vie des ménages très démunis, la pérennité de la satisfaction chez les ménages relogés « gagnants » et son impact sur leur parcours d’intégration, la violence symbolique contenue dans l’expérience de la mixité résidentielle, ou encore la réticence politique réitérée à l’égard d’une dynamisation de l’action et de l’identité collectives dans les quartiers dégradés.
Et puis, au-delà des ménages relogés, au-delà même de la requalification des territoires qui, sur certains sites au moins, semble bien amorcée, demeurent des interrogations ou des inquiétudes tenaces. À titre d’exemple, on ne peut que souligner les difficultés évoquées pour la reconstitution d’une offre de logements sociaux à la fois massive et dispersée dans l’agglomération. Par quoi vont être remplacés les quartiers « très sociaux », et leurs bas loyers une fois leur revalorisation achevée ? Quel logement social est aujourd’hui ouvert aux plus démunis ? Si la « banalisation » des quartiers sensibles vaut mieux que leur stigmatisation, si la diversification sociale et ethnique des populations vaut mieux que la concentration des plus démunis, si la mobilité des ménages vaut mieux que leur confinement dans un univers qui restreint leur horizon, reste encore à dépasser la seule rénovation urbaine pour promouvoir le logement des plus défavorisés dans des conditions décentes, l’amélioration des parcours scolaires et professionnels, et la mise en capacité d’agir des populations disqualifiées.
|1| Friedrich Engels, La question du logement, 1872, disponible sur internet http: //marxists.anu.edu.au/français/engels/Works/1872/00/logement.htm
|2| Cf Bernard Marchant, Paris, histoire d’une ville, Points Seuil, Paris, 1993.
|3| Virginie Malochet, Thierry Oblet, Agnès Villechaise, Le gouvernement des mouvements de recomposition de la population urbaine. Une approche comparée de différents contextes de métropolisation, recherche réalisée pour le Plan Urbanisme Construction et Architecture (PUCA), Octobre 2007.
|4| Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat Rénovation Urbaine.
|5| Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris,1975, p.315.
|6| Ces ménages représentent un quart de notre échantillon, mais ces proportions peuvent être plus élevées sur d’autres sites, en particulier parisiens Cf. la synthèse de Christine. Lelèvrier, Mobilités et trajectoires résidentielles des ménages relogés lors des opérations de renouvellement urbain. Synthèse de travaux menés entre 2004 et 2007, PUCA, DIV, DREIF, mars 2008.
|7| Voir par exemple Démolitions-reconstructions et trajectoires résidentielles des ménages. État des savoirs et perspectives d’action, PUCA, Actes du colloque du 15 avril 2008.
|8| On notera que sur ce point, capital, on dispose encore de peu d’informations quantitatives généralisables, les bailleurs peinant à adopter un référentiel commun et pertinent permettant de comparer les « restes à charge » avant et après le relogement. Cf. notamment les constats du Comité d’Évaluation et de Suivi de l’Agence Nationale pour la Rénovation urbaine : Rénovation urbaine 2004-2008. Quels moyens pour quels résultats ?, La Documentation française, Paris, 2008.
|9| Surtout si l’on considère les résultats mitigés déjà engrangés aux Etats-Unis en ce qui concerne l’évaluation des programmes de déségrégation. Pour des informations synthétiques et des références bibliographiques américaines sur ce point, cf. Thomas Kirszbaum, Mixité sociale dans l’habitat. Revue de la littérature dans une perspective comparative, La Documentation française, Paris, 2008.