Alexey Yurchak est anthropologue, enseignant-chercheur à l’université de Berkeley. Il s’intéresse notamment à l’histoire soviétique et aux processus de transformation postsocialistes, aux institutions et aux idéologies politiques, à la philosophie politique et du langage, aux scènes culturelles alternatives. Dans Everything was forever until it was no more: the last Soviet generation (Princeton University Press, 2005)[1], il offre une alternative aux analyses binaires décrivant le système soviétique en termes de dichotomies entre culture officielle et informelle, État et personnes, soi public et soi privé. Pour nombre de citoyen·ne·s soviétiques, les valeurs, idéaux et réalités du socialisme étaient fondamentaux – ce qui ne les empêchait pas de transgresser et de réinterpréter, de manière routinière et quotidienne, les normes et les règles de l’État socialiste. Le léninisme a en effet évolué au cours de l’histoire soviétique, se réduisant peu à peu à un discours ritualisé dont chacun pouvait s’emparer afin d’y mettre des contenus divers, permettant ainsi à la fois des formes sincères d’adhésion aux valeurs du régime et des pratiques alternatives. C’est à la suite de cette étude du léninisme qu’il s’est intéressé au corps de Lénine et qu’il a mené une enquête au sein de l’institut créé pour s’occuper de sa dépouille mortelle – le NPO-VILAR, Centre pédagogico-méthodique des technologies de biomédecine, qui fait partie de l’Institut scientifique et de recherche panrusse sur les plantes médicinales et aromatiques.

Lénine fut victime d’une première attaque cérébrale le 25 mai 1922, avec paralysie du côté droit et aphasie, reprit partiellement le travail en septembre, subit une seconde attaque en décembre, puis fut écarté de toute activité politique suite à une troisième crise, le 10 mars 1923. Durant cette période jusqu’à son décès le 21 janvier 1924, il rédigea encore plusieurs textes, dont ceux connus sous le nom de « testament de Lénine », dans lesquels il exprimait notamment ses craintes quant à la brutalité de Staline (alors Secrétaire général), mais également ses réserves quant à ses autres successeurs possibles (Trotsky, Kamenev, Zinoviev, Boukharine, Piatakov). Les luttes pour le pouvoir démarrent donc dès le XIIe Congrès, quelques semaines après la dernière attaque de Lénine, et se prolongent longtemps après son décès : c’est dans ce contexte que se forge le léninisme. En janvier 1924, on érige à la hâte un modeste mausolée en bois sur la Place Rouge pour permettre aux Soviétiques de rendre un dernier hommage à Lénine – mausolée remplacé au printemps 1924 par un autre, également conçu comme provisoire, mais de structure plus imposante : l’actuel mausolée, emblème constructiviste majeur (de l’architecte Alexeï Chtchoussev), ne fut achevé qu’en 1930.

Alors qu’après la fin de l’URSS il y eut de vifs débats sur le devenir de Lénine et notamment sur sa possible inhumation[2], vingt-cinq ans plus tard, sa momie est en état de statu quo. Quels sont les liens entre ce reste corporel à l’obsolescence continuellement empêchée et le léninisme ? Les réparations continues du cadavre[3] – pour beaucoup invisibles au public et néanmoins considérées comme cruciales – interrogent sur la frontière entre conservation et recyclage, entre ce qui doit être maintenu de l’identité matérielle d’un cadavre et la figure symbolique qu’il incarne. Nous reproduisons ici des extraits d’une interview d’Alexey Yurchak par Elena Kostyleva sur cette enquête, qui permet de mieux comprendre le statut actuel de ce reste humain si singulier, dans un contexte où, par ailleurs, de nombreuses fosses communes des victimes des répressions staliniennes demeurent inconnues.

Elena Kostyleva : Comment as-tu décidé de t’intéresser à cet institut ?

Alexey Yurchak : Dans mon précédent livre, j’analysais la structure et la symbolique du discours idéologique soviétique, ainsi que leur évolution progressive tout au long de la période. Mais une chose était immuable : la figure de Lénine se trouvait comme au-delà de ce discours, au point où se trouve la Vérité avec un V majuscule. Il fallait constamment en appeler à cette Vérité extérieure, qu’il était impossible de remettre en question. De plus, tous les sculpteur·rice·s habilité·e·s à réaliser des sculptures de Lénine devaient avoir dans leur atelier son masque mortuaire et un moulage de sa tête, utilisés pour la préparation des sculptures. Autrement dit, les représentations de Lénine devaient avoir un lien direct avec son corps matériel. C’est cette analyse préliminaire du rôle de Lénine comme symbole qui m’a conduit à son corps matériel. J’ai alors commencé à m’intéresser à ce qu’était ce symbole, et à comment il avait été construit – sémantiquement et matériellement. Les historiens savent relativement peu de choses quant à la nature de ce corps, car les archives scientifiques le concernant sont quasiment toutes classifiées. Pourtant, il y a un institut gigantesque [le NPO-VILAR], qui a fonctionné durant des années.

Et toi, as-tu pu en savoir plus ?

Pendant très longtemps, rien ne marchait. Finalement, oui, j’ai en partie réussi, mais je ne peux pas dire que je sois pleinement satisfait. Beaucoup de choses demeurent impossibles à observer. Par exemple, je n’ai pas pu assister aux processus de ré-embaumement du corps, c’est un rituel fermé. Lénine est ré-embaumé dans un laboratoire qui se trouve sous le Mausolée, sur la Place Rouge. Tandis que rue Krassine, au centre des technologies biomédicales, on travaille sur d’autres corps, embaumés selon le même principe que Lénine, et appelés « les objets d’expérimentation ». On s’y occupe aussi de la conservation de corps anciens découverts par des archéologues. Au début des années 1990, on a ainsi découvert le corps bien conservé d’une chamane importante de la région, qu’on a appelée « la princesse de l’Altaï », qui a 2 500 ans. Une fois le corps sorti du permafrost, est apparue la nécessité de le conserver : le laboratoire de Moscou s’en est chargé. Mais il m’a été impossible d’observer de telles procédures.

J’ai discuté avec plusieurs collaborateur·rice·s, dans les murs de l’institut et à l’extérieur. Parmi eux·lles, le professeur Vladislav Lvovitch Kozeltsev, malheureusement décédé il y a peu, et qui était à la fois excellent biochimiste et très avenant. Il a fait partie du groupe du Mausolée qui a suivi directement le corps de Lénine durant de nombreuses années. Il était de plus professeur à la chaire de biochimie de l’Université d’État de Moscou en Médecine stomatologique – c’était un scientifique sérieux. Un autre scientifique avec qui j’ai pu échanger a été l’académicien Youri Mikhaïlovitch Lopoukhine, un anatomiste reconnu ayant lui aussi travaillé dans le groupe du Mausolée durant de nombreuses décennies. Il est aujourd’hui très âgé mais jusqu’à récemment il était conseiller principal auprès du laboratoire du Mausolée. Il a également été directeur de l’Institut de recherche scientifique en Médecine physico-chimique.

D’une manière générale, les scientifiques du groupe du Mausolée – soit environ 6 ou 7 personnes travaillant directement sur le corps de Lénine – occupent tous d’importantes fonctions scientifiques dans d’autres instituts, et enseignent. À l’apogée de l’institut de la rue Krassine proprement dit, dans les années 1960-70, il y a pu y avoir jusqu’à 200 employé·e·s : en comptant le personnel scientifique de tous rangs, les laborantins, les services d’analyses biochimiques… Aujourd’hui seule une quarantaine de personnes y travaillent.

Et alors, Lénine, comment va-t-il ? Et son corps ?

Depuis qu’il a été embaumé, son corps se trouve dans un état dynamique. Il faut le ré-embaumer tous les un an et demi environ, le tester en permanence, remplacer certaines choses en lui – pas seulement des liquides, mais aussi des tissus. Ajouter certains additifs… Le concept de corps est en effet relatif. Un corps peut être avec ou sans organes internes. Dans ce cas précis, nous parlons bien entendu de « corps » par convention – quand Lénine est mort, on a pratiqué une autopsie et, comme d’habitude dans ces cas-là, les organes internes ont été extraits, y compris le cerveau. Ensuite le corps a été embaumé provisoirement afin de pouvoir l’exposer pour les adieux publics. Cela permet au corps de rester à la température ambiante d’une pièce pendant quelques jours.

Il était prévu d’enterrer Lénine sept jours après son décès. Durant ces sept jours, le corps a été exposé à la Maison des Unions à Moscou, où se pressaient des foules immenses. C’est en partie à cause de cela que la direction du pays n’a pas cessé de reporter le moment des funérailles. L’hiver était très froid, il faisait en deçà de moins vingt degrés. Et dans le bâtiment de la Maison des Unions, comme dans le Mausolée provisoire en bois sur la Place Rouge, où le corps a ensuite été exposé pour des adieux supplémentaires et où il devait être enterré, il faisait froid aussi. C’est grâce à cela qu’il a été possible de ne pas enfermer le corps.

De quoi Lénine est-il mort ?

D’athérosclérose cérébrale. Surtout de l’hémisphère gauche.

Son cerveau est-il conservé quelque part ?

À l’Institut du cerveau, créé à Moscou à la mort de Lénine. Son premier directeur fut Oskar Vogt, directeur de l’Institut du cerveau de Berlin. Dans les années 1920, il était très à la mode d’étudier la nature du génie en étudiant les éléments structurels du cerveau observables à l’œil nu et au microscope. On regardait la quantité, la forme, la taille des neurones, des dendrites, des sillons. Cette approche s’appelait l’architectonie. Pour ce faire, le cerveau était découpé en milliers de lamelles extrêmement fines, que l’on fixait avec des solutions spéciales et que l’on plaçait entre deux lames de verre. Le cerveau de Lénine a été découpé en tranches fines par le professeur Vogt à l’aide d’un appareil fabriqué à Berlin. Vogt fit plus de 30 000 coupes. À ce jour, ces lames sont toujours conservées. Dans ce même institut sont aussi conservés les cerveaux de Bagritski, de Belov, de Maïakovski. Il existe un ouvrage de Monika Spivak, intitulé Le diagnostic posthume du génie. Elle a également écrit sur Lénine.

Et quand a-t-on décidé d’embaumer le corps de Lénine pour toujours ?

Il était donc d’abord prévu de l’enterrer. Mais petit à petit l’idée de tenter de le conserver pour un certain temps s’est dessinée[4]. À la direction du Parti, beaucoup de gens étaient contre. La plupart des scientifiques pensait que c’était impossible. Mais ce dont il était question, c’était d’essayer de prolonger le moment des adieux. De fait, de nombreuses personnes essayaient de venir voir Lénine de tous les coins du pays et de l’étranger. D’aucun·e·s disaient : pourquoi ne pas tenter de prolonger cela pour deux ans ? D’autres répondaient : ce sont des choses quasi-religieuses, alors que nous, nous sommes des matérialistes, ne faisons pas cela. Les débats allaient bon train. Peu à peu – on est déjà en mars 1924 – émergent Zbarski et Vorobiov, qui considèrent que ça ne marchera pas. Puis ils sont d’accord – ou on les force presque.

De qui s’agit-il ?

Vorobiov était un chirurgien qui avait un laboratoire à la chaire d’anatomie de l’Université de Kharkov, où il arrivait à conserver pendant des années des objets anatomiques et des parties de corps humain, grâce à des préparations spéciales – et ce au contact direct de l’air, et non pas dans des éprouvettes de formaldéhyde comme cela se faisait habituellement. Il les conservait à l’usage des étudiants en médecine. C’est ce qui avait fait sa célébrité. Quant à Zbarski, c’était un bon biochimiste. Ce sont eux qui se sont attelés à la tâche. On a fait venir Vorobiov de Kharkov à Moscou. Zbarski, lui, était moscovite, par ailleurs ami de Boris Pasternak et de son frère – l’artiste et architecte Alexandre. C’est ce dernier qui réalisa, à la demande de Zbarski, un grand tableau avec la gamme chromatique précise des différentes parties du corps de Lénine. Cette palette fut utilisée lors des procédures de conservation du corps – la couleur de chacune des parties devait également demeurer inchangée.

Lorsque Vorobiov et Zbarski eurent réussi à embaumer le corps de Lénine, il fut décidé d’expliquer de manière rétrospective que la conservation de Lénine avait été planifiée dès le début. Toutes les voix contre, « étant donné que nous sommes des matérialistes », se turent d’un coup. Car, dès lors, il aurait été bizarre de se prononcer pour l’interruption du processus de conservation, cela aurait sonné comme un désir de gâcher le corps.

Vorobiov et Zbarski proposèrent une méthode de conservation inhabituelle. Je l’appelle « dynamique ». Selon cette méthode, le corps est en permanence inclus dans un vaste réseau scientifique, qui comprend un institut principal, différents laboratoires, savants et appareils, quantité de procédures particulières, des matériaux et des liquides spécifiques, etc. Autrement dit, le corps constitue le centre d’un réseau complexe, qui l’entretient de manière permanente et dynamique. On peut voir cette méthode de conservation au prisme de Bruno Latour et de la théorie de l’acteur-réseau. Si ce corps était simplement demeuré dans son état de conservation, autonome, non-inclus dans un réseau complexe, sans intervention permanente de l’extérieur, il ne se serait pas conservé – malgré son embaumement par Zbarski et Vorobiov. Il se serait d’abord desséché, puis il aurait commencé à se décomposer, au moins partiellement. Mais cela n’arrive pas, précisément parce qu’il se trouve sous contrôle permanent, on le retravaille périodiquement, on le ré-embaume et, pour ainsi dire, on le « répare ».

Tu expliques l’histoire soviétique à travers le corps de Lénine. Comment sont-ils liés ?

Je lie ce réseau complexe qui conserve le corps « inchangé » à l’idée de souveraineté. La souveraineté, c’est le pouvoir supérieur d’un certain sujet sur un territoire défini. Dans les monarchies absolues européennes, le·la souverain·e, l’ultime instance, c’était le monarque, sa parole valait loi. Après la révolution française est apparue l’idée de souveraineté collective, qui s’incarne dans la communauté des citoyens, dans l’ainsi-dit corps politique – dans le corps souverain collectif.

Comment, par exemple, le pouvoir souverain se forme-t-il au sein de l’État étatsunien ? Et comment est-il légitimé ? La constitution des États-Unis commence par ces mots : « We the people ». Les citoyen·ne·s constituent le support collectif de la souveraineté, tandis que le gouvernement en est l’expression. Dans la première phrase de la constitution sont formulées des valeurs générales – l’égalité des citoyen·ne·s, leur bien-être universel. En outre, elles sont formulées comme préalables à l’émergence de l’État souverain. Ceux·lles qui les transgressent ne transgressent pas seulement la loi, mais aussi la souveraineté de la communauté des citoyen·ne·s sur ce territoire. Dans le système soviétique, c’était le Parti qui était souverain – c’était lui l’ultime instance. Souvenons-nous des slogans sur « son rôle de guide », sur « l’esprit, l’honneur et la conscience de notre époque ». La valeur fondatrice de cet État était l’inéluctabilité de la construction du communisme et de l’émancipation définitive de l’Homme. Le léninisme était vu comme absolument vrai, comme ne pouvant être questionné par l’étude historique. Il était pris comme Vérité absolue préalable à l’émergence de l’État soviétique.

En pratique, le léninisme n’a pas cessé de se transformer, d’être révisé, bien que publiquement on proclamait qu’il était éternel et immuable. Mais ce qui, pour de bon, ne changea jamais, c’est qu’il représentait une Vérité indubitable. Si Staline put créer son culte et mener les « grandes purges », c’est précisément parce qu’il put se présenter comme le véritable porteur du léninisme, comme l’élève personnel de Lénine. Mais le fait que le léninisme soit une Vérité extérieure à l’État, et par laquelle passait la légitimation de toutes les actions de l’État, rendait également possibles les actions inverses. C’est précisément cela qui permit de jeter Staline à bas de son piédestal après sa mort. Désormais, on pouvait destituer Staline, en disant qu’il avait trahi le léninisme. D’abord, le léninisme a légitimé Staline, puis il a légitimé la critique de Staline. Les réformes de Gorbatchev ont également été légitimées ainsi. Gorbatchev soulignait en permanence que les réformes de la Perestroïka constituaient le retour à la véritable voie du léninisme. En principe, il était possible de congédier, destituer, déclarer comme ennemi, exclure du Parti, n’importe lequel de ses membres – même un secrétaire général. Mais il n’était pas possible de congédier ni le léninisme, ni le Parti comme sujet collectif dépersonnalisé. Ils occupaient la place du souverain. Leur destitution équivalait à l’effondrement de tout le système.

Et comment relies-tu le corps de Lénine à l’idée de souveraineté ?

C’est avant même la mort de Lénine que son culte a été créé. Mais en même temps qu’une puissante canonisation, le processus inverse avait lieu, où beaucoup de ses discours et de ses textes, au contraire, se trouvaient révisés voire interdits. Par exemple, durant les derniers mois de sa vie, alors que Lénine était malade et isolé du Parti, à Gorki, on ne l’autorisait même pas à modifier ses derniers articles. Par le biais de la canonisation et de la réécriture simultanées, une certaine image a été forgée – que j’appelle « la figure du léninisme ». Cette figure se différenciait de Lénine. C’est précisément le léninisme qui ne pouvait être mis en doute dans le cadre de la langue politique soviétique.

Ce léninisme n’a donc pas cessé d’être reconstruit. La version stalinienne du « léninisme » est différente de la version khrouchtchévienne, qui diffère de la version brejnévienne, et toutes diffèrent de la version de Gorbatchev. C’est la même chose qui s’est passée avec le corps de Lénine. Au niveau de la forme, le léninisme demeurait inchangé : en apparence, c’était absolument la même édition en plusieurs tomes des œuvres complètes, et le même corps inaltérable au Mausolée. Mais au niveau du sens, les textes étaient révisés, changeaient, et n’étaient tout simplement guère lus. Le corps, au niveau de sa composition biologique, changeait également en permanence, était recréé, réparé. Pour rester inchangé dans la forme, le léninisme comme texte et le léninisme comme corps matériel changeaient en permanence par le contenu.

Te souviens-tu du paradoxe du « bateau de Thésée » : si l’on changeait toutes les planches du bateau de Thésée, resterait-il le bateau de Thésée ? Et si, avec ces vieilles planches, on assemblait un nouveau bateau, lequel des deux serait le bateau de Thésée ? N’y a-t-il pas le même problème avec Lénine ? Que reste-t-il de lui ?

C’est bien la question que j’ai posée entre autres à l’académicien Lopoukhine. Le fait est que, dans le corps de Lénine, les remplacements sont permanents. Tous les liquides sont bien entendu des liquides embaumants, et non pas ceux qui se trouvent dans le corps d’un homme mort. La plupart des lipides des divers tissus a été remplacée par un matériau artificiel, qui ressemble aux graisses par sa malléabilité et sa viscosité, mais ne subit pas l’hydrolyse, contrairement aux graisses – c’est-à-dire qu’il ne devient pas liquide, et par conséquent ne fuit pas. Or, les fuites de graisse, en particulier des tissus sous-cutanés, amènent à un changement d’apparence extérieure. De plus, à certains endroits, on a posé des pièces de peau artificielle. D’autres fragments ont été remplacés par des matériaux artificiels, par exemple lors de la restauration des oreilles, des tempes, du nez – de ces endroits où la tête avait subi l’action d’un gel puissant, lors du transport du corps de Gorki à Moscou en janvier 1924, ainsi qu’aux endroits où il y avait des entailles, des sutures, etc. D’une manière générale, j’ai demandé à l’académicien Lopoukhine si le jour ne viendrait pas où la majorité (voire la totalité) du corps serait remplacée par des matériaux artificiels. Est-ce que cela ne serait pas un autre corps ? À quoi il m’a répondu avec raison que dans un corps vivant les cellules sont aussi remplacées en permanence par de nouvelles cellules, et qu’en 10-15 ans la majorité de nos cellules changent. Pour autant, bien entendu, nous demeurons les mêmes personnes. Si bien que, d’après lui, il ne voyait aucun problème avec ce corps-là non plus. Il restera le même que ce qu’il était, même si la plupart de ses matières auront été remplacées progressivement. L’important ici est que ce processus est lent et progressif, et qu’il se fait non pas dans un autre corps, extérieur, mais à l’intérieur du même corps.

Tu dis qu’il reste beaucoup de son corps propre – mais qu’en reste-t-il ?

Eh bien, la plupart des téguments cutanés, des tissus internes, des muscles, des articulations, etc.

Mais dans l’article Bodies of Lenin, tu as écrit qu’un morceau de peau avait disparu.

Oui, c’était en février 1945, à la fin de la guerre. En 1941, le corps de Lénine a été évacué à Tioumen, parce qu’on craignait que les Allemand·e·s prennent Moscou. C’est la seule fois de son histoire où le corps a été sorti du Mausolée. Il a passé quatre ans à Tioumen. On y expérimentait de nouvelles procédures d’embaumement de diverses parties du corps. En février 1945, Zbarski et son équipe ont mené une expérience d’injection de gélatine dans les pieds de Lénine, ce qui était important pour leur correction. Il·elle·s entouraient le pied d’un sachet, y versaient de la gélatine chaude, attendaient un peu. Une fois, quand il·elle·s enlevèrent le sachet, il·elle·s virent qu’un morceau assez considérable de la peau de la partie supérieure du pied droit avait disparu – pas de la plante, mais du coup de pied. Tu as vu dans mon article la lettre de Béria à Molotov sur cet état d’exception, dans laquelle il produit un dessin du morceau de peau disparu. Visiblement, durant l’expérience, un morceau de peau a été dissous ou brûlé. Depuis lors les expériences sur le corps de Lénine sont interdites : toutes les expériences significatives sont menées sur d’autres corps. Après son retour à Moscou au printemps 1945, le laboratoire a été agrandi et, par la suite, un grand institut a été créé auprès de ce laboratoire : une banque spéciale avec plus de vingt corps, dits objets d’expérimentation, embaumés de la même manière. Il s’agit d’inconnu·e·s décédé·e·s quelque part dans des gares, sur lesquels on n’a pas retrouvé de documents d’identité, et que personne n’a recherché·e·s.

Et quelle attitude as-tu adopté au sein de l’institut ? Que disais-tu ? « Bonjour, je suis un anthropologue américain, il y a deux-trois choses que j’aimerais étudier chez vous » ?

D’abord, je ne me considère pas seulement comme un « anthropologue américain ». Je suis un anthropologue à la fois américain et russe. Dans ce cas précis, mon objectif était d’expliquer à ces scientifiques que je n’avais réellement aucune intention d’écrire quoi que ce soit d’ironique ou de moqueur, comme c’est souvent le cas de ce qui a été et est écrit à propos du Mausolée. Que ce n’était pas le sensationnel qui m’intéressait, mais l’histoire réelle. Que je n’avais pas pour objectif de noircir le tableau. Dans les années 1990, Pavel Lobkov avait fait un film documentaire[5] pas mal du tout sur le Mausolée et sur ces savant·e·s, pour la chaîne NTV. Mais ce film avait un ton assez sarcastique. Après ce genre de films et de publications, les scientifiques de l’institut ont pratiquement cessé d’accorder des entretiens.

Éprouvais-tu de l’appréhension, une fébrilité ou une anxiété particulières ? Ou bien voulais-tu juste écrire un livre intéressant ?

Pas particulièrement, car malgré tout, nous sommes dans une époque post-soviétique : le léninisme n’occupe plus la position du souverain, elle a été perdue au début des années 1990. Et si aujourd’hui on fermait le Mausolée, il ne se passerait rien. Il y aurait des débats dans la société, mais c’est tout. Désormais, quasiment personne n’en appellera à Lénine pour légitimer ses actions politiques.

Et que pense la direction actuelle du pays ? Pourquoi malgré tout ne pas enterrer Lénine ?

Poutine a eu une rencontre avec des représentant·e·s électorau·le·x en décembre 2012, au cours de laquelle il s’est exprimé à ce sujet. Quand on regarde l’enregistrement, on voit qu’il avait répété. Il tente d’y répondre à l’opinion selon laquelle ne pas inhumer un corps après sa mort est contraire aux traditions orthodoxes. Il dit : « Quid alors de toutes ces saintes reliques dans divers monastères – à la Laure des grottes au centre de Kiev, au monastère de la Dormition de Pskov-Petchory, au Mont Athos ? » Évidemment, la comparaison n’est pas pertinente, mais c’est comme s’il voulait banaliser la situation : comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire dans la conservation du corps de Lénine. De plus, c’est une certaine mémoire historique, un mémorial. Le fait que dans ce mémorial se trouve un corps exposé, et pas seulement un cercueil fermé, c’est le tribut au motif d’un récit historique singulier.

On peut d’ailleurs partiellement tomber d’accord avec cette argumentation. Ce n’est pas seulement une partie de l’histoire soviétique – c’est l’un de ses principaux symboles. Et enterrer Lénine aujourd’hui – pas dans un futur indéterminé, mais aujourd’hui – cela voudrait dire, selon la direction poutinienne, que nous évaluerions l’ensemble de l’expérience soviétique de manière clairement négative, que nous la considérerions comme une erreur. Or, selon eux, on ne peut pas faire cela avec l’histoire. Ou plutôt, on pourrait, mais cela constituerait une approche idéologique de l’histoire, et non une tentative de lui donner sens. Bien sûr, faire du Mausolée un temple n’est pas souhaitable non plus. C’est un monument historique concret, et on peut être critique envers lui. Personnellement, il me semble que l’on pourrait par exemple créer, près du Mausolée, un mémorial où l’on redonnerait sens à l’histoire soviétique sous divers angles, objectivement, où il y aurait place pour l’utopie et pour la tragédie, pour l’humanité et pour les crimes atroces. Mais l’essentiel, c’est que de nos jours le Mausolée ne porte plus de charge symbolique importante. Ni lui, ni le corps de Lénine ne jouent et ne peuvent plus jouer le rôle de symboles cardinaux de l’État. On ne porte plus Lénine aux nues, il n’y a plus rien, plus de garde d’honneur auprès du Mausolée, on l’a simplement laissé. Lors des célébrations du 9 Mai, tout récemment, il a été occulté par des pavois festifs.

Le rapport à l’histoire et à ses symboles, c’est une affaire délicate. Par exemple, aux États-Unis, au cœur de la capitale, se tient un monument à Georges Washington. C’est l’un des symboles historiques centraux de ce pays. Washington a bel et bien été un grand président, mais par ailleurs il a été esclavagiste, comme la plupart des gens de son milieu, y compris de nombreux·ses « p·m·ères fondateur·rice·s » des États-Unis. Cet exemple montre une fois de plus que l’histoire n’est pas une chose univoque, elle regorge de violence, de paradoxes, et il faut en permanence la réévaluer. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille la réécrire entièrement. Personne ne va réécrire l’histoire des États-Unis dans des termes entièrement nouveaux et négatifs. Et personne n’a l’intention de jeter à bas le mémorial aux « p·m·ères fondateur·rice·s » au centre de Washington, ni de ré-inhumer leurs corps dans des cimetières obscurs.

Si bien qu’il n’y a pas de réponse évidente à la question de savoir s’il faut enterrer Lénine ou pas (et, pour le penser, nul besoin d’être communiste). En outre, derrière le Mausolée se trouve une immense nécropole, où sont enterrées plusieurs centaines de personnes. Des scientifiques, des acteur·rice·s politiques, des cosmonautes… De même que dans le mur du Kremlin. Il y a aussi quelques fosses communes de centaines d’inconnu·e·s tombé·e·s dans les rues de Moscou lors des premiers combats révolutionnaires. Ce « cimetière » n’est donc pas uniquement lié à Lénine.

Mais toi et moi comprenons bien que c’est une situation extravagante ?

Des situations extravagantes, et des événements qui dépassent l’entendement au plan de la violence de masse et de l’injustice et qui font encore écho dans le présent, il y en a en veux-tu en voilà. « L’extravagance », en l’occurrence, tient plus à la matérialité inhabituelle du corps de Lénine, au fait qu’on le conserve depuis si longtemps, au fait qu’on puisse le voir – qu’à l’existence de son mémorial.

Mais, en Ukraine, on vient d’abattre quantités de monuments à Lénine.

C’est également très intéressant : dans de nombreux contextes aujourd’hui, Lénine est perçu comme l’expression de l’ancien impérialisme soviétique et de l’impérialisme russe actuel. C’est une simplification, voire même une déformation, mais on peut comprendre d’où ça vient. Et la réaction à cet impérialisme est à l’occasion assez nationaliste. Disons que, à Kharkov, ce sont des nationalistes qui ont abattu le monument à Lénine. En l’occurrence, Lénine joue comme nouveau symbole. Lui-même s’est transformé en symbole de l’impérialisme soviétique, et sa mise à bas en symbole non seulement de la lutte pour l’émancipation (quoique, bien sûr, il la représente aussi) mais aussi en symbole d’une lutte porteuse de signes de nationalisme. De telles réactions ont été observées dans de nombreux contextes postcoloniaux de par le monde. Je ne critique pas la démolition des monuments, je ne fais que constater.

Ne te semble-t-il pas que Lénine reste d’une certaine manière un symbole de la Russie en général ?

Pour certain·e·s, oui, mais pas pour tout le monde, loin s’en faut, et même – pas pour la majorité. Et pas le symbole principal. Aujourd’hui, la majorité des gens est plutôt agressive envers Lénine, et ce indépendamment du fait qu’ils soutiennent ou non la politique du gouvernement actuel.

Quelles sont tes hypothèses concernant la conservation de ce corps de Lénine ?

Avant d’échafauder des hypothèses, il faut comprendre en détail de quel objet matériel il s’agit. Je suis frappé par le fait que nombre des manipulations menées par les scientifiques sur ce corps ont pour but la conservation de parties et de caractéristiques du corps qui n’ont aucun rapport avec son exposition publique au Mausolée. C’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire, par exemple, de maintenir la mobilité des articulations du genou pour montrer aux gens le corps léniniste au Mausolée : ce qu’ils voient, c’est un homme allongé vêtu en costume, seules sa tête et ses mains sont exposées. Pour moi, il était important de comprendre que beaucoup de ces procédures n’ont pas de rapport avec la conservation du corps pour son exposition publique, qu’elles ont d’autres objectifs. Les historien·ne·s qui ont écrit sur le corps de Lénine ne connaissent pas ces faits. Ils analysent le corps symboliquement, mais là on peut tomber complètement à côté de la plaque avec ces interprétations. Tu comprends ce que je veux dire ?

Tu fais référence à cette métaphore basique de la souplesse – « la souplesse du léninisme, c’est la souplesse du corps » ?

Non, non, ce n’est pas ce dont il s’agit. Ce qui compte, c’est de conserver son corps tel qu’il était au moment du décès. Il est beaucoup plus qu’un pur symbole de propagande. Il a un autre rôle également, qui n’était visible que pour l’État, les dirigeant·e·s du Parti, qui s’y rendaient sans arrêt, qui envoyaient des commissions, qui vérifiaient ce corps avec les scientifiques. Ce qui comptait pour eux·lles, c’était qu’il demeure tel qu’il était au moment où il·elle·s ont créé le « léninisme », c’est-à-dire au moment de la mort de Lénine. C’est à ce moment que le corps a commencé à incarner pour le régime la forme matérielle d’une certaine Vérité fondatrice extérieure. Le corps est devenu le substrat matériel de cette Vérité, son empreinte physique concrète. Quelque chose de similaire à ce qui, aux États-Unis par exemple, est l’original physique de la constitution – un document concret, écrit à la main à la fin du XVIIIe siècle. De tels objets matériels sont la trace concrète, physique, le reste de ce moment où la souveraineté s’est formée. C’est-à-dire que ce n’est pas tant le corps d’une personne concrète que l’incarnation matérielle du « léninisme ». C’est pour cela que ce n’est pas si important qu’une part importante de sa matière ait été remplacée par des matériaux artificiels, mais qu’il est extrêmement important que la forme physique du corps ne change pas. Ce qui compte, c’est qu’il ait l’air immuable. Et cela inclut l’inaltérabilité de son fonctionnement dynamique, l’élasticité de ses tissus, la couverture pileuse sur son buste – tout cela est vérifié en permanence. Ce qui compte, c’est que de nouvelles taches ou plis n’apparaissent pas : on les corrige instantanément. Les spectateur·rice·s qui vont au Mausolée ne savent rien de tout cela et ne peuvent en juger. Cela ne leur est pas visible, et ce n’est pas pour eux que cela se fait.

Et pour qui cela compte-t-il maintenant, dans notre présent ?

Maintenant, ce n’est plus pour un projet politique que cela a de l’importance. Maintenant, ce qui fonctionne, c’est l’inertie des différents instituts, et l’inertie de cette science, relativement complexe, qui a été créée autour de ce corps. Et puis, dans l’immédiat il n’est pas question de faire un geste qui serait compris comme un refus de l’histoire soviétique. La direction de l’État – elle seule peut prendre cette décision – a, visiblement, l’approche suivante : tout laisser tel quel, mais ne pas particulièrement afficher la présence du corps. Autrement dit : ce qui compte pour eux·lles maintenant n’est pas tant de conserver Lénine au Mausolée que de ne pas amorcer de pas en direction de sa sortie.

[1] Traduit en russe sous le titre Èto bylo navsegda, poka ne kontshilos’, Moscou, Novoe Literaturnoe Obozrenie, 2014. Pour un compte rendu récent de l’ouvrage en français, lire M. V. Anastasoaie, « Politique du temps, régime d’historicité et subjectivité en URSS », Temporalités, 22 | 2015, mis en ligne le 10 février 2016, consulté le 07 avril 2016 : http://temporalites.revues.org/3315.

[2] Au point de susciter des tentatives d’attentat – contre la tombe de Nicolas II, ou contre le monument à Pierre le Grand érigé par Tsereteli, par exemple. S. Carton de Grammont, « Un objet de pouvoir à Moscou », EspacesTemps.net, « Objets », 14.05.2007. http://www.espacestemps.net/articles/un-objet-de-pouvoir-a-moscou/

[3] Il faut d’ailleurs noter que le texte original n’utilise jamais ce terme au profit de « corps ». On peut supposer que le mot « cadavre » renverrait à un processus de putréfaction, précisément empêché ici [NdT].

[4] A. Yurchak, « Bodies of Lenin: the hidden science of communist sovereignty », Representations 129, Winter 2015, p. 116-157.

[5] https://www.youtube.com/watch?v=d6ern5EgShA.