Dans ce livre, les sociologues Matthieu Hély et Pascale Moulévrier confrontent l’utopie, le discours et les croyances entourant l’économie sociale et solidaire (ESS) avec les pratiques quotidiennes de ce secteur. Les associations, mutuelles et coopératives qui constituent l’ESS, revendiquent être un espace de « liberté » dans le cadre du capitalisme, et même plus, une « alternative » pragmatique à celui-ci. Qu’ils soient bénévoles, salariés ou encore chercheurs-promoteurs de ce secteur, ils sont nombreux à ériger cette utopie comme postulat. Pourtant, pour les auteurs de ce livre, l’ESS est consubstantielle au capitalisme et est partie prenante du mode d’organisation sociale qu’il constitue. Par l’étude du monde du travail de ce secteur de 2 millions de salariés, mais aussi de ses travailleurs-bénévoles, les auteurs opposent un contrepoint désenchanté issue de l’étude sociologique des pratiques.

Les mythes de l’Économie Sociale et Solidaire

Pour Matthieu Hély et Pascale Moulévrier, les bases historiques des croyances entourant l’ESS reposent sur trois mythes qu’ils considèrent comme fondateurs : les institutions de l’ « économie sociale » formeraient un ensemble cohérent et homogène fondé sur une doctrine commune ; l’organisation démocratique des structures productives de l’ « économie sociale » permettrait de dépasser l’antagonisme entre propriétaires des moyens de production et propriétaires d’une force de travail ; et enfin, ces structures (ré)inventeraient, au travers du principe affirmé « un homme, une voix », les formes possibles d’une « vraie » démocratie. La mythologie est confrontée aux faits et les auteurs démontrent que l’ESS est un véritable conglomérat dont l’unité apparente est une construction sociale réalisée notamment par l’investissement de nombreux chercheurs en sciences humaines. Qui plus est, si des origines à aujourd’hui il y a bien eu l’ambition, chez certains, « d’émousser la lutte des classes et de concilier les antagonismes » entre le capital et les travailleurs, la réconciliation n’a pas eu lieu. L’ESS s’est largement accommodée du taylorisme, des inégalités, de l’exploitation, ou encore du paternalisme civilisateur des classes laborieuses tel que l’a expérimenté Jean-Baptiste Godin avec son familistère. Pour le dernier mythe, prenant l’exemple d’une étude sur le Crédit Mutuel, ils montrent que les dirigeants bénévoles du sociétariat « populaire » sont très rarement les équivalents sociaux et économiques des membres. Qui plus est, « figures représentatives et emblématiques du fonctionnement démocratique mutualiste », usant d’ « actes d’imposition symboliques » ils laissent peu de place aux problèmes évoqués par les administrateurs locaux.

Publicisation du privé puis privatisation du public : la fin du monopole de l’ « autrement »

Une fois débarrassés des mythes, les auteurs réinscrivent l’ESS dans l’évolution historique des mutations de l’État. Ils montrent comment ce dernier a progressivement construit au XIXe et au XXe siècle sa place de leader dans l’exercice de « l’intérêt général », au dépend de l’Église et de la famille. Après 1945, l’État devenant providentiel va mettre sous sa tutelle un grand nombre d’institutions et d’initiatives relevant jusqu’alors du secteur privé, comme par exemple les associations de l’action sociale ou les mutuelles de santé, et prend en charge ce qu’elles ont participé avec lui à construire comme questions sociales. Cette « publicisation du privé » entérine le service public comme acteur de l’intérêt général. Ce mouvement d’ « étatisation » des associations, des coopératives et des mutuelles, relevant toutes du secteur privé, s’est poursuivi massivement jusqu’à la fin des années 1970, mais avec l’ère néo-libérale, et plus particulièrement depuis les années 2000, nous assistons à un troisième âge du processus de « publicisation du privé », celui-ci doublé d’une « privatisation du public ».

Ces dernières années ont vu les frontières entre secteur marchand et non marchand s’affaiblir, alors que l’État s’imprégnait progressivement du New Public Management, les entreprises capitalistes entraient sur le marché du « social et solidaire » longtemps réservé aux structures associatives, coopératives et mutualistes. Les auteurs font l’hypothèse d’une nouvelle étape dans la « publicisation du privé » où l’entreprise, entendue comme institution, est parvenue à s’approprier l’intérêt général et à l’incarner. L’époque du monopole de l’ « autrement » est terminée. Pour les auteurs, le capitalisme recherche, aujourd’hui plus visiblement qu’hier, la justification morale à son développement. Le nouvel « esprit capitaliste » serait alors marqué par la promotion de sa fonction « citoyenne » dans la prise en charge des problèmes sociaux : parallèlement au fait que les entreprises gagnent une légitimité à agir au nom de l’intérêt général, l’État, « diminué par la crise », perdrait quant à lui « progressivement sa légitimité à agir seul pour et au nom de la collectivité. » Cette recomposition conduit, en outre, à des formes plus ou moins accentuées de « privatisation du public » et démontre que la vertu et le désintéressement incarnés par le monde associatif ne sont aucunement incompatibles avec l’idéologie du nouvel esprit du capitalisme.

Le monde du travail associatif

Le monde associatif, qui concentre une grande majorité des salariés de l’ESS, est également amené à muter dans le cadre de la « modernisation de l’Etat » : les relations financières entre collectivités publiques et les associations évoluent. Alors qu’auparavant c’était le système de « subvention » qui était la règle, l’octroi de ressources budgétaires est aujourd’hui davantage fondé sur la « commande publique ». Sous prétexte de rationalisation, le développement du recours au « marché public » et la mise en concurrence des associations pour les ressources financières recomposent le monde associatif et favorisent le regroupement des associations et la mutualisation des fonctions supports. Le monde associatif, tout comme l’État, voit le recours aux pratiques de l’entreprise, en particulier celle du New Public Management, s’imposer à lui. Les institutions de l’économie sociale et solidaire sont alors confrontées à une contradiction ultime : celle de la mise en équivalence monétaire de leur « plus-value » sociale. En « monétisant » les bénéfices de leurs actions sur des protocoles de gestion, elles prennent le risque d’offrir une visibilité à un profit auquel elles disent originellement avoir renoncé, et in fine d’apparaître de plus en plus proches des entreprises commerciales. Pourtant, la mesure comptable des actions devient indispensable à leur pérennisation. Ce processus de « rationalisation des pratiques professionnelles » dans les entreprises de l’économie sociale n’est bien sûr pas sans effet sur le maintien de l’ « esprit solidaire ».

Le monde associatif, coopératif et mutualiste se pose souvent comme un monde du travail où les pratiques professionnelles sont revendiquées comme « alternatives » ou « solidaires ». Pourtant dans ce secteur c’est l’emploi « atypique » qui est typique : à poste égal le salaire est plus faible que dans le privé et le public, les heures supplémentaires et travail le week-end sont plus communs, et les statuts moins protecteurs. S’il est d’usage de présenter les travailleurs de l’économie sociale et solidaire comme des « militants » (ce qui au passage crée une confusion : le travail étant fréquemment dénié comme activité productive parce qu’il est souvent confondu avec le bénévolat), les auteurs montrent que leurs attentes par rapport à l’emploi sont les mêmes que celles des autres salariés sur le marché du travail : ils recherchent avant tout un emploi stable et des perspectives d’évolution ; ils se montrent attachés aux normes du salariat et peuvent même se mobiliser pour les faire valoir. Si une majorité des salariés des associations, des coopératives et des mutuelles rencontrés en entretien lors des diverses enquêtes évoquent régulièrement la « recherche de sens » comme principe pour la recherche d’un emploi dans l’économie sociale, les enquêtes sociologiques confirment que les motivations déterminantes pour « entreprendre autrement » sont davantage le résultat de l’absence d’autres perspectives professionnelles et, pour une part importante, d’une rupture biographique. Travailler « autrement », avec les conditions évoquées plus haut, n’est donc pas forcement un choix total de la part des acteurs. La surreprésentation des enfants de fonctionnaires apporte une confirmation à cette hypothèse : avec la règle de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, les postes de la fonction publique étant fermés aux nouveaux entrants, ces personnes dotées de dispositions à servir l’intérêt général souvent acquises par la socialisation familiale et l’institution scolaire se tournent vers l’ESS où l’emploi y est plus dégradé. Ainsi, le « travailleur solidaire » « accomplit un travail similaire au secteur public dans les conditions du secteur privé, sans pour autant bénéficier pleinement des garanties des emplois classiques du privé ».

En s’appuyant sur le travail de ce livre, et sur des travaux passé de Matthieu Hély, nous pouvons pousser la réflexion plus loin. La décentralisation entamée dans les années 1980 a transféré la charge de nombreuses compétences de l’État vers les collectivités locales. La mise en œuvre de ces missions a ensuite été en partie confiée aux associations. L’État « gouverne à distance » et nous pouvons compléter les propos des auteurs par l’hypothèse que tout se passe comme si à coté de la fonction publique d’État, de la fonction publique territoriale et de la fonction publique hospitalière, nous avions une « 4e fonction publique ». L’ouvrage nous amène à penser qu’une véritable « fonction publique déléguée » est apparue, ne garantissant pas la qualité de l’emploi mais seulement la mise en œuvre du service public. L’« économie sociale et solidaire », composée en très grande partie d’associations, et qui revendique « placer l’homme au centre » et « avoir l’économie comme moyen et non comme fin » exploite en pratique ses salariés comme n’importe quelle entreprise capitaliste, et même plus si on s’en tient aux statistiques. Le social et le solidaire ne vont que dans un sens, vers le public et non pas vers ses salariés.

Matthieu Hély et Pascale Moulévrier à la fin de leur ouvrage se placent face à leurs enquêtés. Ils expliquent qu’il ne s’agit pas pour eux de lancer le discrédit sur l’engagement et le travail des acteurs de l’ESS, mais de donner la lucidité et les moyens renouvelés de la réflexivité et de l’action. Ils nous amènent à penser qu’il est nécessaire que les acteurs associatifs et ses promoteurs prennent en compte la réalité de la situation et qu’ils refusent les mauvaises conditions de travail et de statut imposés aux salariés sous couvert de valeurs morales, d’engagement et d’altruisme. Nous pouvons ajouter que cette prise de conscience est d’autant plus nécessaire que, profiter de l’aubaine de la délégation des missions de service public tout en jouant la concurrence plutôt qu’imposer une nécessité de moyen, ce n’est pas seulement être compatible avec le capitalisme : l’étude des pratiques nous montre que c’est aussi tracer le chemin de la flexibilité et du travail gratuit.

Matthieu Hély, Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, La Dispute, 2013