Divisions au grand jour au sein du Parti socialiste, chute du nombre d’adhérents, cote de popularité et intentions de vote désastreuses, fragmentation des gauches françaises, l’échec proprement politique du quinquennat Hollande est patent. Comment comprendre une fin de règne aussi désastreuse ? Cherchant à éviter les paresseuses explications psychologisantes ou conjoncturelles, cet article se propose d’en analyser les causes politiques structurelles à travers une comparaison internationale. Il s’agira ainsi d’analyser la situation du Parti socialiste depuis que François Hollande en prend la tête en 1997 en la comparant à celle du Parti travailliste sous la direction de Tony Blair. Pour certains, l’échec du quinquennat qui s’achève s’explique d’abord par le refus d’assumer l’orientation sociale-libérale prise et d’aller plus loin, prenant comme modèle l’ex Premier ministre britannique. D’autres au contraire voient dans cette orientation précisément la cause du rejet des Français et des divisions de la gauche. Hollande a bel et bien choisi une stratégie différente de celle de Blair en faisant du social-libéralisme sans le dire ou en le disant à demi-mots. La thèse défendue ici est que c’est précisément cette stratégie qui est à l’origine de son échec. D’un côté, il s’est trop engagé dans cette voie pour que les recettes socialistes habituelles – le double discours, l’entre-deux doctrinal, etc. – suffisent à la masquer. De l’autre, il ne pouvait rompre avec ces mêmes recettes et opter pour la clarification idéologique parce que, contrairement à la situation du Parti travailliste en 1994, les conditions socio-politiques n’étaient pas réunies. Voilà pourquoi le social-libéralisme à la française échoue là où sa version britannique a permis au Labour de rester au pouvoir de 1997 à 2010.

La gestion des différences idéologiques

La première différence entre Blair et Hollande porte sur la gestion des divisions idéologiques au sein des deux partis. Le Parti travailliste connaît tout autant de divisions idéologiques en son sein que le Parti socialiste : des sociaux-libéraux cohabitent avec les partisans de Jeremy Corbyn comme les blairistes le faisaient avec l’opposition interne autour de Tony Benn dans les années 1990. Une telle diversité idéologique s’explique d’abord par le fait que le Labour a le quasi-monopole à gauche. Le problème est donc moins les divisions idéologiques que la manière de les gérer. Deux options existent en la matière : la clarification idéologique, qui consiste à trancher entre les différentes options en présence au profit de l’une d’elles, ou la synthèse doctrinale qui consiste à établir un compromis cohérent entre elles.

La première option est parfaitement représentée par la profonde transformation de la doctrine et de l’organisation du Parti travailliste opérée à partir de 1994 et l’arrivée de Blair à sa tête. Plus qu’une mise à jour du « logiciel » travailliste (pour reprendre une métaphore très prisée de nos jours), il s’agit d’une véritable rupture idéologique et identitaire pour le Labour[1]. Celle-ci a été rendue possible non seulement parce que les travaillistes étaient prêts à beaucoup de sacrifices pour rompre avec près de vingt ans dans l’opposition. Mais cette entreprise de refondation l’a été aussi et surtout grâce à deux facteurs. D’une part, le pragmatisme affiché de Blair ne doit pas masquer l’important de travail de théorisation – la fameuse « Troisième voie » – mené pour l’essentiel à l’extérieur du parti. Au-delà de la figure d’Antony Giddens, des centaines d’experts et d’intellectuels ont participé aux discussions et à la production de textes. Des think tanks comme l’Institute for Public Policy Research, le New Policy Institute ou Demos ont été mobilisés. Nombre de responsables néo-travaillistes en sont d’ailleurs issus[2]. Le degré de théorisation de la « troisième voie » ne doit bien sûr pas être sur-estimé et la dimension « marketing des idées » est loin d’être absente. Reste qu’elle est sans commune mesure avec les timides tentatives esquissées du côté français.

D’autre part, cette rupture idéologique a pu se faire grâce à la personnalisation du leadership au sein du Labour. C’est là où la question de la rénovation doctrinale et celle de l’organisation partisane sont liées. Introduisant de profondes réformes organisationnelles, Blair a été à la tête d’un parti centralisé et discipliné, fort de la légitimité qu’il a retiré du fait d’être élu directement par les adhérents, et de pouvoir s’adresser personnellement à l’opinion publique par le biais d’une communication bien rodée[3]. Une fois désigné, c’est désormais le leader qui définit le projet doctrinal et programmatique du parti. Le coût de cette transformation est loin d’être négligeable. Le Parti travailliste a connu une véritable hémorragie militante : 156 205 à la fin 2009, contre 405 000 en 1997[4]. Elle a néanmoins contribué à leurs succès électoraux grâce auxquels Blair a pu être réélu à deux reprises.

Contrairement à ce qu’on entend à l’envie, le PS contemporain n’incarne pas la seconde option – la synthèse doctrinale – mais plutôt un pâle succédané de celle-ci. Le problème que rencontrent les socialistes ne vient pas des divisions idéologiques mais du fait qu’elles débouchent sur des conflits politiques publicisés, faute d’avoir été prises en charge et traitées en amont par un travail doctrinal. Bien sûr, il convient de ne pas sur-estimer la dimension idéelle des luttes internes au sein du PS. Celles-ci renvoient tout autant à des rapports de force et à des logiques de clientèles personnelles. À ce titre, les courants ne se superposent que partiellement aux pôles idéologiques au sein du parti[5]. Ces luttes sont d’autant plus exacerbées que les dirigeants socialistes ont d’ores et déjà intériorisé non seulement la défaite mais la probable élimination dès le 1er tour à l’élection présidentielle de 2017. Le réflexe légitimiste à l’égard du Président sortant s’en trouve considérablement affaibli. Mais les ressorts de la division sont plus profonds. Dans cette perspective, les commentaires visant le « sens de la synthèse » de Hollande, sa supposée incapacité à trancher loupent l’essentiel en reprenant le terme des protagonistes. Car de synthèse, il n’y a eu que le nom et ce pour deux raisons structurelles qui dépassent de très loin la personnalité d’untel ou untel ou le choc des egos.

En premier lieu, le mode de gouvernance du PS post-mitterrandien favorise des alliances entre courants sans véritable synthèse doctrinale. Le PS s’est engagé dans une présidentialisation relative de sa gouvernance. Toutefois, le classement des candidatures au Conseil national et au Bureau national reste l’apanage des arbitrages internes à chaque courant[6]. Les principales composantes de la majorité d’aujourd’hui (aubryste, vallsiste, hollandaise, etc.) comme d’hier (jospinistes, fabiusiens, strauss-kahniens) ne se sont pas « comptées » à travers le dépôt d’une motion spécifique depuis 1990. La représentation des courants au sein du parti est donc négociée à chaque échéance en fonction d’une réappréciation, nécessairement arbitraire, des équilibres entre courants. Les membres des instances dirigeantes du parti sont recrutés en fonction de la position qu’ils occupent au sein de chaque courant. La direction, qui doit arbitrer entre les choix proposés par les motions, veille à l’équilibre des rétributions. L’adoption des primaires ouvertes en 2011 ne change pas fondamentalement la donne. La perte du monopole de la désignation du candidat n’a en effet été concédée par les élites socialistes qu’au prix de la conservation de la maîtrise des règles du jeu partisan[7]. Ce mode de gouvernance collégial explique que l’affrontement idéologique entre courants n’ait pas eu lieu, les principaux d’entre eux se ralliant à une motion de « synthèse » à l’issue de chaque Congrès. Dernier exemple en date : Martine Aubry et Manuel Valls signataires de la même motion majoritaire lors du Congrès de Poitiers de juin 2015.

Deuxièmement, l’ère Hollande se caractérise par une profonde désintellectualisation du parti, à peine masquée par les quelques tentatives de théorisation esquissées ça et là par un Jospin ou un Strauss-Kahn. Dire qu’il n’y a plus d’idées au PS comme on le lit bien souvent est faux. Il n’y a sans doute jamais eu autant de rapports d’experts, de notes de think tanks, etc. En revanche, le type d’idées valorisé et d’acteurs les produisant a considérablement évolué. L’idéologie, condamnée au nom de son abstraction et de sa généralité, quand elle n’est pas suspecte de dogmatisme, a été remplacée par l’expertise. En matière de textes partisans, on est ainsi passé du Capital au catalogue La Redoute. À cela, s’ajoute un désintérêt de la plupart des responsables socialistes pour la réflexion idéologique. Entre la « compétence » de l’expert et la « proximité » de l’élu de terrain, il n’y a désormais plus de place pour l’intellectuel généraliste. Le PS a abandonné de fait tout le travail de mise en sens des aspirations et du vécu des citoyens par leur réinscription dans un grand récit collectif. Or, c’est précisément ce travail qui permet en interne de fabriquer un nous partisan et de subsumer les différences idéologiques sous une série de revendications et de symboles communs. En place d’un telle synthèse doctrinale, les socialistes produisent des textes doctrinaux caractérisés par l’éclectisme. Pire : là où, sous Jospin, la rencontre des signifiés hétérogènes produisaient des textes schizophrènes[8], sous Hollande, elle aboutit à un vide sémantique. Non plus des sens contradictoires mal amalgamés entre eux mais une absence de sens qui satisfait à peine les socialistes eux-mêmes. Au final, les socialistes sont pris dans une double contrainte : le mode de gouvernance du parti et l’abandon de son rôle de producteur et formateur doctrinal rendent impossibles aussi bien toute clarification qu’une véritable synthèse idéologique. Ni trancher, ni unir mais contenir les divisions devient la seule option pour eux. Si un tel évitement des questions qui fâchent est possible dans l’opposition, l’exercice du pouvoir en 2012 a vite fait exploser les compromis entre courants et révélé les profondes fractures idéologiques qui traversent le PS.

Le grand écart entre discours et politiques publiques

Dès son arrivée à la tête du Labour, Blair a affiché l’orientation social-libérale qui était la sienne. Il a même cherché à la théoriser, comme on l’a vu. Au contraire, Hollande a pris très exactement soin de ne jamais le faire. Dans l’opposition pendant dix ans, les socialistes ont compris tous les bénéfices tactiques de l’ambiguïté. Lors de la campagne de 2012, Hollande a adopté un positionnement assez marqué à gauche : discours du Bourget dans lequel il désigne la finance comme son adversaire, proposition visant à taxer à 75 % les revenus supérieurs à un million d’euros par an, etc. Le discours de campagne du candidat socialiste semble alors clair : la France refuse l’austérité qui creuse les déficits publics plus qu’elle ne les comble, la croissance ne repartira en Europe que si le pays fait plier l’Allemagne sur la question de la rigueur, la France doit dépenser pour relancer la croissance par un soutien de la demande, etc. Si le gouvernement Ayrault applique très tôt quelques-unes des principales mesures du programme, un certain nombre d’engagements comme la renégociation du traité de stabilité budgétaire européen avec Merkel ne sont pas tenus. Par ailleurs, dès novembre 2012, le Crédit impôt compétitivité Emploi (CICE) est lancé. Le « virage » social-libéral n’a donc pas attendu 2014[9] mais s’est accentué. C’est ce grand écart entre une campagne plutôt marquée à gauche – bien que très modérée sur le fond – et les politiques publiques menées de plus en plus nettement sociale-libérales qui a abondamment nourri le procès en trahison fait à Hollande et plus encore la défiance des électeurs à son égard. Le changement d’orientation économique à partir de la fin 2013 est d’abord du à l’absence de résultats des mesures initialement prévues, en particulier sur le taux de chômage. Hollande a en réalité misé essentiellement sur une reprise de la croissance. À cet égard, les contrats de génération et la création d’emploi jeunes masquent mal l’absence de réforme économique structurelle. Il est du également au fait que l’Exécutif a sous-estimé la réaction qu’allait susciter la hausse de la fiscalité des classes moyennes supérieures et aisées. Mais cet écart entre discours et pratiques est plus profond. Il renvoie à une double contrainte structurelle que subissent les socialistes. D’un côté, le social-libéralisme est la seule option possible pour les socialistes. De l’autre, une politique sociale-libérale assumée ne permet pas d’obtenir une base électorale majoritaire. La seule solution à disposition est donc de faire du social-libéralisme sans le dire.

En premier lieu, le social-libéralisme est la seule politique économique possible dès lors que les socialistes ont abandonné la voie nationale vers le socialisme au profit d’une construction européenne de plus en plus marquée par l’idéologie néo-libérale. La mondialisation économique est un fait. Pour pouvoir en réguler les effets plutôt que de la subir, deux options : le protectionnisme national ou à l’échelle européenne (ce qui implique le fédéralisme). Même en écartant sa version nationaliste (repli sur soi identitaire et xénophobe), le protectionnisme économique à l’échelle nationale peut constituer une solution pour certains secteurs mais présente de sérieux défauts. À titre d’exemple, la politique de relance par la consommation est inadaptée dès lors que le taux d’ouverture du marché intérieur aux produits venant d’autres pays est important. Ce qui est le cas de l’économie française. Sauf à imaginer un protectionnisme intégral (barrières douanières, taxation des produits étrangers) qui serait suivi de mesures de rétorsion des autres pays, elle n’est donc pas viable. De telles représailles auraient des conséquences terribles pour l’emploi. L’essentiel des échanges des pays de l’U.E. étant intra-européens, une telle politique néo-keynésienne est en revanche possible à l’échelle communautaire. Mais l’état des rapports de force et la structure des intérêts au niveau européen rend l’adoption d’une politique néo-keynésienne et plus encore d’une harmonisation sociale et fiscale impossibles en l’état. Cela reviendrait à demander à l’Irlande de redevenir un pays pauvre puisqu’elle aura perdu l’essentiel de son attractivité économique (le dumping fiscal qu’elle pratique), à l’Allemagne de perdre l’avantage compétitif que lui procure un Euro calqué sur le Deutschemark fort et de consentir à un effort financier massif (comparable à celui de la réunification allemande) au nom de la solidarité européenne, aux pays de l’Est de voir leur croissance économique stoppée nette avec l’harmonisation sociale. Bref de sacrifier leurs intérêts objectifs à court terme. Les principaux partis frères du PS – au premier titre desquels le Labour – ont eux-mêmes choisi le social-libéralisme pour que leur pays tire leur épingle du jeu dans la concurrence mondialisée. Le temps des politiques macroéconomiques purement nationales est révolu tandis que celui de la coordination européenne, voire internationale, n’est pas venu (si tant est qu’il advienne). Toutes ces contraintes structurelles expliquent qu’en réalité l’aile gauche du PS n’aurait pas effectué une politique économique radicalement différente. Sans doute il y aurait une demande de contre-parties à la politique de l’offre, sans doute il n’y aurait pas de plafonnement des indemnités pour licenciement abusif. Mais tout cela est une question de degré, non de nature. Entre un protectionnisme national dont les socialistes ne veulent pas, et une Europe fédérale pour l’instant impossible, le social-libéralisme est pour eux la seule option possible[10].

Deuxièmement, la clarification idéologique qu’appellent les sociaux-libéraux de leurs vœux est une stratégie perdante car elle ne repose pas sur une base électorale majoritaire. D’un côté, l’orientation sociale-libérale du mandat Hollande a aggravé le fossé entre les socialistes et les classes populaires. Le PS a depuis longtemps cessé de parler à, de et au nom de celles-ci[11]. Un rapport de Terra Nova de 2011 a même théorisé l’abandon d’une partie d’entre elles, en particulier les ouvriers en décrochage ou ayant peur du déclassement[12]. Pourtant, ces derniers, comme les seniors, représentent des électorats importants, qu’il serait stupide de délaisser. Hollande l’a d’ailleurs très bien compris en se rendant dans les usines pendant la campagne (Florange, Thionville, Saint-Nazaire) et en brandissant le thème du « redressement productif ». Dès son arrivée au pouvoir, il commet pourtant une erreur analogue à celle de Jospin avec les 35 heures : en supprimant la défiscalisation des heures supplémentaires (symbole du « Travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy) sans la compenser, il ampute sérieusement le budget de certains ouvriers et employés. L’Accord national interprofessionnel de janvier 2013 et plus encore la loi El Khomri adoptée en 2016 – symboles d’une flexisécurité asymétrique – finissent par la suite de creuser le fossé entre les ouvriers de gauche et l’Exécutif.

De l’autre, les socialistes ne peuvent compenser la perte de leur ancrage populaire par un appui des classes moyennes à l’orientation sociale-libérale prise. Une majorité des électeurs des classes moyennes est favorable au libéralisme culturel (droits des LGBT et des minorités ethniques, parité, etc.), malgré une percée du FN parmi les classes moyennes inférieures. En revanche, ils restent encore largement hostiles au libéralisme économique[13]. Parmi eux, les électeurs sociaux-libéraux – des personnes votant à gauche tout en souhaitant une politique économique libérale – ne  constituent ainsi qu’une portion congrue : à peine 6 % de l’électorat[14]. Il s’agit pour l’essentiel d’individus issus de classes aisées, diplômés, travaillant pour l’essentiel en tant que cadres dans le secteur privé. Non seulement ils sont peu nombreux mais leur comportement électorat diffère sensiblement des électeurs centristes et de la droite libérale. Pas de quoi former donc une base électorale majoritaire.

Les socialistes doivent faire face à une double contrainte : tenir un discours de vérité (c’est-à-dire leur impuissance en partie volontaire) et ne pas être élu ou mentir (c’est-à-dire promettre un changement structurel dont les partenaires européens ne veulent pas) et décevoir. L’écart entre discours et pratiques au pouvoir constitue donc la seule option pour des élites socialistes convaincues que le social-libéralisme est la seule option possible envers et contre le peuple. Mais une telle stratégie est ravageuse pour le lien entre gouvernants et gouvernés, justifiant la défiance des citoyens à l’égard d’élus qui ne font pas ce qu’ils disent. L’impopularité record dans l’histoire de la Ve République du Président sortant en est la conséquence directe. Qu’il en fasse les frais est un juste retour des choses, mais le mal est plus grand et il est à craindre que cela nourrisse le FN et sa petite musique du « Tous pourris ». Une fois de plus, la gauche socialiste vient de faire à l’extrême-droite un cadeau qui nous engage tous.

Faire avec la pluralité des gauches françaises

La troisième différence fondamentale entre Blair et Hollande a trait au champ politique national dans lequel leur parti évolue respectivement. Le Parti travailliste a le quasi-monopole électoral à gauche. Il ne connaît pas d’opposition politiquement constituée à sa gauche qui pourrait lui faire concurrence, malgré quelques tentatives comme la coalition Respect apparue en 2004. Il n’a donc pas à composer avec des alliés de gauche pour former une majorité gouvernementale. Tout cela est liée à l’histoire du travaillisme britannique mais aussi et surtout aux institutions politiques qui favorisent très largement le bipartisme. L’émergence des Lib-Dem et le poids croissants de petits partis à l’instar du Scottish National Party en Écosse, de Plaid Cymru au Pays de Galles ou encore du UK Independance Party (UKIP) et des Verts en Angleterre a certes modifié la donne. Mais le scrutin proportionnel à un tour reste malgré tout très favorable au duopole LabourTories. Les travaillistes ont donc pu opérer une profonde transformation de l’identité et de la doctrine de leur parti parce que leur position dans le champ politique, favorisé par les règles institutionnelles, le permettait.

Le Parti socialiste se trouve, lui, dans une configuration bien différente. Il se trouve de fait tiraillé entre un élargissement vers le centre et la nécessité de composer avec ses alliés/concurrents de gauche. Le PS n’a jamais eu le monopole à gauche, devant composer historiquement avec, à sa droite, un Parti radical et, à sa gauche, le Parti communiste français. Le premier a disparu depuis longtemps et son avatar tardif – le Parti radical de gauche (PRG) – ne constitue plus qu’une force d’appoint, maintenu sous perfusion grâce à son allié socialiste. De son côté, le PCF connaît un lent déclin depuis les années 1980. Le PS se trouve donc à partir des années 1990 dans une position inconfortable. Certes, il est devenu le parti dominant sur le segment de gauche. Malgré différentes tentatives, il n’a pas de concurrent sérieux à sa gauche. La mue de la Ligue Communiste Révolutionnaire en Nouveau Parti Anticapitaliste en 2009 est un échec. Les Verts s’avèrent incapables de devenir une véritable force électorale, malgré leur transformation en Europe Écologie les Verts en 2010. La stratégie du Front de gauche a, elle aussi, montré ses limites dès les élections législatives de 2012. La stratégie de conquête de la position dominante du PS sur la gauche a si bien fonctionné qu’avec le déclin du PCF, il a perdu son partenaire/concurrent privilégié avec lequel il pouvait prétendre réunir une majorité, sans lui trouver de substitut. Si bien qu’il est obligé de composer avec une multitude de partenaires qui sont par ailleurs en désaccord entre eux.

Lorsqu’il parvient à nouveau au pouvoir en 1997, il est ainsi à la tête d’un type de coalition inédit qui comprend les Verts, le PCF, le PRG et le MDC, baptisée la « gauche plurielle ». Les oppositions entre ces partis sont telles qu’elles nécessitent une intense activité de débat, de concertation et d’arbitrage au gouvernement et à l’Assemblée. Les socialistes ne peuvent pas de ne pas s’allier avec eux, ne serait-ce que pour éviter la multiplication des candidatures à gauche, qui joua notamment un rôle dans l’éviction de Jospin un certain 21 avril 2002. Toutefois, même en faisant l’union à gauche, cela ne suffit pas à constituer une majorité électorale. Le PS ne peut en réalité gagner qu’en parvenant à rallier les voix du centre. La logique même de la Ve République favorise la bipolarisation. Le scrutin majoritaire à deux tours exige pour gagner de rallier plus de 50 % des voix quand l’électorat de gauche oscille entre 35 % et 45 % selon l’élection. La gauche est structurellement minoritaire en France au niveau national. Elle n’est jamais parvenue à conquérir le pouvoir que lorsque la droite était divisée (Mitterrand élu de peu grâce au soutien officieux de Chirac contre Giscard d’Estaing ou Hollande élu grâce au rejet d’une partie de la droite d’un Sarkozy très clivant) ou discréditée (victoire socialiste de 1997 après deux années désastreuses pour la droite et la dissolution surprise de l’Assemblée nationale par Chirac). Et l’émergence du Front National comme troisième force électorale puissante ne fait que renforcer un peu plus sa situation minoritaire.

Dans cette configuration, F. Hollande a réussi le tour de force de s’aliéner une partie de ses alliés sans gagner au centre. Il n’a rien fait au pouvoir pour faciliter les relations avec les autres partis de gauche. Il a rompu le contrat gouvernemental qu’il avait contracté avec les Verts : abandon de l’écotaxe, du droit de vote des étrangers aux élections locales, recul sur la fermeture de Fessenheim ou sur la réduction de la part du nucléaire, etc. À quoi s’ajoutent d’autres affaires qui finissent de détériorer les relations entre PS et Verts : Sivens, Notre-Dame-des-Landes, etc. Sur le plan économique, l’accumulation des réformes sociales-libérales (CICE, Pacte de responsabilité, loi Macron, loi El-Khomri) a contribué à rejeter le PCF dans l’opposition de gauche, aux côtés du Parti de gauche. Enfin, si le virage sécuritaire a été engagé par Manuel Valls bien avant les attentats de Paris en 2015, son renforcement a fini de faire éclater la gauche autour notamment de la déchéance de nationalité. Hollande a-t-il considéré qu’une des causes de la défaite de 2002 venait précisément de la gestion complexe et difficilement lisible de l’extérieur de la gauche plurielle ? Il n’a pas vu qu’en affaiblissant ses alliés, c’est la gauche toute entière qu’il affaiblissait. Constatant leur faiblesse, a-t-il cru que le PS pouvait se passer d’eux et compenser cette perte par la captation des voix du centre ? C’était oublier que les électeurs du centre ont d’abord voté pour lui par rejet de Sarkozy et que, pour que ce vote négatif devienne un soutien appuyé, il lui aurait fallu aller beaucoup plus loin et adopter un social-libéralisme décomplexé, n’hésitant pas à emprunter aux thématiques de la droite comme l’a fait Blair.

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Les contraintes socio-politiques qui pèsent sur les socialistes sont si nombreuses que Hollande a du se plier à un jeu d’équilibre très complexe. Se déclarer trop ouvertement social-libéral, c’était menacer l’unité du parti par une défection de l’aile gauche, prendre le risque d’exploser les alliances avec les Verts et le PCF, prêter le flanc aux critiques conjuguées de la gauche radicale et de la droite française. Rejeter sans ménagements le social-libéralisme, c’était perdre le soutien de l’aile droite du parti et laisser un espace libre au centre-gauche que les centristes ou plus récemment Emmanuel Macron cherchent à occuper. Qu’on le veuille ou non, qu’on le salue ou qu’on le déplore, les socialistes sont contraints par ces logiques. Leur demander de s’en affranchir, c’est leur demander leur mort politique. Le tour de force de Hollande est d’avoir jusqu’au bout préservé l’ambiguïté et le non-dit tout en en perdant les bénéfices tactiques. L’orientation sociale-libérale a été accentuée à tel point que le double discours ne pouvait plus suffire. Il s’est retrouvé ainsi avec un parti divisé, des alliés hostiles sur sa gauche (Mélenchon) comme sur sa droite (Macron), sans même pouvoir tirer parti des avantages de la clarification doctrinale. L’écart entre le discours de campagne et les politiques publiques de plus en plus nettement sociales-libérales a entériné le divorce des classes populaires mais aussi d’une partie des classes moyennes avec le PS. Les socialistes ont eux-même créé une partie des contraintes auxquels ils doivent désormais se soumettre. L’abandon du travail doctrinal et du débat idéologique, leur acceptation de réformes néo-libérales au nom de la construction européenne ou l’adoption du social-libéralisme sont de leur fait. Toutefois, d’autres de ces contraintes pèsent sur eux comme sur n’importe quel acteur qui voudrait peser sur le cours politique des choses. Car la division idéologique au sein du PS, la pluralité des aspirations et revendications de l’électorat et la pluralité des gauches françaises sont autant de données structurelles que l’on doit prendre en compte si l’on veut demain refonder la gauche.

 

Thibaut Rioufreyt, post-doctorant en science politique et chercheur associé au laboratoire Triangle.

Il a notamment publié Les socialistes français face à la troisième voie britannique. Vers un social-libéralisme à la française (1997-2015), Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2016.

 

[1]             Parler ici de clarification ne signifie donc pas que Blair se serait contenter de mettre au clair des idées déjà là dans la tradition travailliste mais qu’il assume clairement la rupture vis-à-vis de celle-ci.

[2]             J. Tournadre-Plancq, Au-delà de la gauche et de la droite, une troisième voie britannique, Dalloz, Paris, 2006.

[3]             M. Russel, Building New Labour. The Politics of Party organisation, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2005.

[4]             J. Kirkup et R. Prince, « Labour Party membership falls to lowest level since it was founded in 1900 », The Daily Telegraph, 30 juillet 2008.

[5]             L’enquête que j’ai menée a permis d’isoler trois principales familles idéologiques socialistes : sociale-libérale, néo-sociale-démocrate et sociale-républicaine.

[6]             C. Bachelot, « Un gouvernement des pairs ? De la collégialité au sommet des partis: le cas du Parti socialiste », Revue française de science politique, vol. 62, no 3, 2012, p. 383‑407.

[7]             R. Lefebvre et É. Treille (dir.), Les primaires ouvertes en France. Adoption, codification, mobilisation, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2016.

[8]             T. Rioufreyt, « Non dits et écrits. Les ambiguïtés du “socialisme moderne” jospinien face à la “Troisième voie” britannique (1997-2002) », Histoire@Politique, no 30, décembre 2016.

[9]             Ni même 2012. Sur le rôle des gouvernements Fabius et Bérégovoy dans le tournant monétariste ou la déréglementation des marchés financiers, voir R. Abdelal, « Le consensus de Paris : la France et les règles de la finance mondiale », Critique internationale, vol. 3, no 28, 2005, p. 87‑115.

[10]           On voit là le caractère de « prophétie autoréalisatrice » du syndrome TINA (There is No Alternative » en référence à un célèbre discours de Thatcher) : les socialistes français ont contribué à l’édification d’une union européenne qui rend impossible le socialisme européen.

[11]           R. Lefebvre et F. Sawicki, « Pourquoi le PS ne parle-t-il plus aux catégories populaires ? », Mouvements, vol. 2, no 50, septembre 2007, p. 24‑32.

[12]           O. Ferrand, R. Prudent et B. Jeanbart, Gauche: quelle majorité électorale pour 2012, Terra Nova, Paris, 2011.

[13]           É. Dupoirier, Le vote des classes moyennes: À la recherche d’un ancrage politique durable, CEVIPOF, Paris, 2012.

[14]           L. Rouban, Existe-t-il un électorat social-libéral?, CEVIPOF, Paris, 2016, p. 1.