Les travaux de Jules Falquet, chercheuse féministe, proposent d’analyser les phénomènes de mondialisation et de développement du libéralisme, notamment au prisme de l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de classe et de race. Elle s’intéresse également aux mouvements sociaux contestant le développement de la mondialisation capitaliste, particulièrement en Amérique latine et dans les Caraïbes.
Mouvements : Comment aborderiez-vous la vaste question des enjeux politiques de la division du travail en regard des rapports sociaux de sexe, de classe, de race ?
Jules Falquet : Après mon dernier livre, Imbrication. Femmes, race et classe dans les mouvements sociaux (qui portait sur l’imbrication des rapports sociaux dans les luttes), je suis revenue à l’analyse de l’imbrication des rapports sociaux dans le domaine du travail, tant pour comprendre la mondialisation néolibérale actuelle et ses dynamiques, que pour tenter d’en cerner le développement historique. En m’appuyant sur le constat désormais bien établi selon lequel l’un des traits frappants de cette mondialisation est l’internationalisation de la reproduction sociale (je reviendrai sur ce terme), j’observe avec attention trois phénomènes concomitants : montée du racisme islamophobe, avec une forte composante anti-migrant-e-s ; développement de logiques patriarcales particulièrement dures, avec l’appui décidé des franges réactionnaires des trois monothéismes, évangélistes en tête ; et enfin attaques virulentes contre le prolétariat et les anciens équilibres socio-démocrates (démantèlement du Code du travail, de l’assurance chômage, du système de retraite par répartition et de la Sécurité sociale, là où tout cela existe).
Pour bien comprendre les choses, revenons sur un apport essentiel du mouvement féministe des années 1970 : le travail qui doit être analysé (et qui est aujourd’hui réorganisé dans le cadre néolibéral), ne se réduit pas au travail salarié. Ajoutons-y le fait que la perspective de l’imbrication des rapports sociaux de sexe, race et classe (plutôt que de l’intersectionnalité des identités) permet de s’appuyer sur l’analyse marxienne de la division du travail. Dans cette perspective, le système est sous-tendu par la réalisation de plus-value à partir du travail humain, dans le cadre du salariat, qui structure les rapports de classe. Or ce travail salarié réalisé par le prolétariat n’est possible que grâce à une immense quantité de travail réalisée « en amont » : celui que Marx prenait pour acquis et qualifiait de travail « reproductif ». Si on articule cette analyse de l’exploitation avec celle de Colette Guillaumin concernant l’appropriation (sur laquelle je reviendrai), on comprend mieux l’organisation du travail dit « reproductif » : abaisser son coût permet d’augmenter la plus-value réalisée sur le travail « productif ». Or, dans de nombreuses formations sociales et tout particulièrement dans celles qui donneront naissance au mode de production capitaliste, ce travail reproductif, auquel il convient d’ajouter la production agricole, a été historiquement attribué-imposé aux femmes dans leur ensemble et aux populations racisées dans leur ensemble – et de manière particulièrement lourde aux femmes racisées. Cela par (1) la mise en esclavage, à la suite d’un processus de traite transatlantique ou intra-américaine, de dizaines de millions de personnes initialement issues des régions colonisées d’Europe (à commencer par l’Irlande), puis plus massivement d’Afrique et d’Amérique même, ainsi que de (2) l’imposition de ce que la philosophe argentine décoloniale María Lugones a nommé l’idée moderne de genre, débouchant notamment sur la « housewificiation »/« domesticisation » des femmes blanches et l’animalisation des femmes racisées traitées comme des bêtes de somme, conceptualisée notamment par les sociologues marxistes-féministes indépendantes états-unienne Silvia Federici et allemande Maria Mies.
Dit en d’autres termes, on assiste depuis cinq siècles au développement d’un système d’accumulation de plus-value captée à travers le travail salarié, mais qui repose fondamentalement sur du travail non-salarié, faiblement ou pas du tout rémunéré. Celui-ci est considéré comme improductif et à ce titre invisibilisé, alors qu’il est en réalité indispensable – aussi bien d’ailleurs au bien-être quotidien des majoritaires qu’à l’extraction de plus-value.
Là-dedans, le prolétariat – d’apparition relativement plus récente (cent cinquante ou deux cent ans) –, c’est le groupe qui s’en sort bien, en quelque sorte… En effet, seule sa force de travail est accaparée, dans le cadre de rapports d’exploitation. Les groupes de race et de sexe, eux, sont créés par des rapports d’appropriation physique directe et concernent ce que Guillaumin appelle les corps comme machine à force de travail. Le travail salarié, longtemps le seul à être analysé, ne constitue en fait que le dernier moment du processus, celui où l’on recueille une plus-value dont les racines plongent dans l’indispensable terreau du travail de reproduction, réalisé dans le cadre des rapports d’appropriation.
Or, « techniquement », presque toutes les tâches peuvent être réalisées aussi bien dans un cadre salarié (rapports d’exploitation) que dans le cadre de rapports d’appropriation. Cependant, historiquement, certaines tâches ont été organisées de manière prédominante dans le cadre des rapports d’appropriation. Certaines ont été imposées le plus souvent aux épouses et aux femmes en général, dans le cadre des rapports sociaux de sexe. C’est particulièrement le cas de ce que l’anthropologue italienne Paola Tabet nomme les tâches de « l’amalgame conjugal » : travail domestique, travail procréatif, travail sexuel, travail d’appui émotionnel. D’autres, tout particulièrement les tâches agricoles et minières, ont plutôt été imposées dans le cadre des rapports sociaux de race, dans les systèmes coloniaux, à des populations transformées pour cela en populations Noires et Indiennes (colonisation européenne de l’Améfrique ladine), puis Indigènes (colonisation de l’Afrique et de l’Asie au XIXème siècle).
Aujourd’hui, concernant les transformations de la « mondialisation néolibérale », la question de fond qui se pose est la suivante : quel secteur se verra infliger les activités indispensables mais non rémunérées ou sous-rémunérées du dernier secteur à se voir « subsumer » par l’économie de marché, à savoir la reproduction sociale ? Pour le dire dans les termes d’Evelyn Nakano Glenn, qui va-t-on forcer à réaliser le care ? Et, plus largement, qui va assurer la reproduction sociale de la main-d’œuvre ? Plus profondément encore, qui va assurer ce que j’ai appelé le travail dévalorisé ou travail considéré comme féminin, qui inclut aussi le travail agricole non-mécanisé et les tâches les plus dévalorisées dans les secteurs secondaires (industrie) et tertiaires (services) ?
J’ai proposé le concept de vases communicants pour penser la manière dont fonctionne actuellement l’imbrication entre les rapports d’exploitation et les rapports d’appropriation. J’y ajoute l’idée que le travail dévalorisé, c’est-à-dire informalisé et transnationalisé, s’est considérablement développé, et qu’il brouille désormais les frontières entre salariat, activités de survie et tâches effectuées de manière gratuite – autrement dit, qu’il rend floues les frontières entre les logiques d’appropriation et d’exploitation. En termes pratiques, l’idée des vases communicants signifie que l’on peut faire réaliser les activités non rémunérées ou très faiblement rémunérées (le travail dévalorisé) plutôt dans le cadre des rapports de sexe, ou de race, ou de classe. Prenons l’exemple du soin aux personnes âgées, qui est tantôt assigné aux femmes, qui l’effectuent gratuitement dans le cadre des familles hétérosexuelles (rapports de sexe), tantôt délégué à des travailleuses (et des travailleurs, dans une moindre mesure), salarié·e·s dont les statuts sont plus ou moins protégés (rapports de classe). Et de plus en plus, ce travail de soin à autrui est pris en charge, par des travailleuses et travailleurs racisé·e·s, là encore dans des conditions d’emploi et de travail variables en termes de protection, de formalité et de légalité. En d’autres termes, les gouvernements nationaux et leurs politiques publiques, mais aussi différentes institutions internationales, ou encore les mouvements sociaux, font peser la balance d’un côté ou de l’autre et organisent le fonctionnement de ces vases communicants.
En France, aujourd’hui, les pouvoirs publics font passer d’abord les intérêts des hommes nationaux, principalement blancs, et des femmes nationales, principalement blanches, dans un geste de soutien manifeste à la famille hétérosexuelle nucléaire (petite) bourgeoise classique. Il s’agit de décharger les hommes et les femmes de ces familles d’une grande part du travail reproductif, en le faisant exécuter en partie dans le cadre du salariat (de moins en moins) protégé (par des professionnel-le-s de l’éducation et de la santé, majoritairement des femmes, partiellement racisées), et dans une proportion croissante par une population racisée locale ou migrante (en grande partie féminine) savamment privée de droits par des politiques migratoires de plus en plus restrictives. Imposer un statut dégradé à ces deux secteurs (privation de papiers, non-reconnaissance de diplômes ou de qualification de fait) permet de réduire le coût de la main-d’œuvre et d’imposer des conditions de travail très dégradées, et donc de proposer aux familles nationales majoritairement blanches, de classes moyenne et supérieure, une reproduction peu coûteuse. Ce faisant, on contente une population qui exerce son droit de vote, mais il s’agit aussi de récolter le retour sur investissement de l’effort consenti par les États et les entreprises pour élever le niveau de formation et le taux d’emploi de la main-d’œuvre féminine. Les institutions européennes et internationales (OCDE, Union européenne) préfèrent ainsi assigner ce travail productif à des populations racisées et précaires, plutôt que d’obliger les hommes à prendre une plus grande part au travail domestique.
Pour légitimer ces choix, les pouvoirs publics jouent clairement le sexe contre la race, en mettant en scène d’une part des femmes nationales/blanches/de classes moyenne et supérieure dont ils encouragent la supposée volonté d’autonomie économique grâce à l’accès au travail salarié (en omettant le fait qu’elles ont besoin de ces revenus, qui sont par ailleurs insuffisants pour vivre, et en soulignant leur égoïsme supposé), et d’autre part des migrant-e-s et des populations racisées qui seraient avides d’emplois, même mal rémunérés (non sans souligner leur faible qualification supposée). Cette mise en opposition permet de réduire la contestation et de préserver les intérêts des groupes qui profitent directement et quotidiennement de ce travail de reproduction dont ils restent absolument exemptés : les hommes nationaux-blancs. Cela permet également de détourner l’attention du secteur qui retire les bénéfices économiques majeurs de tout cela, à savoir la bourgeoisie – car c’est bien elle qui bénéficie au premier chef de tout abaissement des coûts de la reproduction sociale lui permettant de réaliser une plus-value plus importante sur le travail salarié. D’où l’intérêt d’éclairer ces mécanismes, pour éviter de tomber dans le piège qui consiste à opposer les femmes aux racisé-e-s, par exemple, ou les racisé-e-s aux prolétaires, ou les prolétaires aux femmes. Il convient au contraire de mener des luttes qui prennent en compte l’imbrication des rapports sociaux et ce mécanisme des vases communicants.
M. : Quelles sont les pistes pour mener ce type de luttes ? Les contraintes sont tellement fortes, on le voit bien avec cet exemple des femmes qui profitent de cette assignation du travail de care à d’autres femmes.
Je voudrais insister à nouveau sur le fait que les premiers bénéficiaires de tout cela, que l’on oublie systématiquement, ce sont les hommes nationaux-blancs et de classes moyenne et supérieure. On restreint considérablement la discussion quand on se contente d’opposer des femmes blanches et des femmes racisées (jadis, des bourgeoises et des femmes prolétaires : opposer les femmes, comme opposer les racisé-e-s, constitue un mécanisme de domination bien éprouvé et fort efficace). Non que ces oppositions n’existent pas, mais elles en cachent d’autres, qui valent d’être analysées : entre les hommes nationaux-blancs et l’ensemble des femmes, ou bien entre les hommes nationaux-blancs et l’ensemble des racisé-e-s, par exemple. Et bien évidemment, opposer les femmes entre elles masque le rôle des États et des institutions internationales, qui sont à la fois la résultante des intérêts des classes dominantes (classes sociales, classes de sexe et classes de race), et l’instrument de la perpétuation du pouvoir de ces classes.
Nous avons tout à gagner à déconstruire les oppositions « toutes faites » entre groupes minorisés et à les replacer dans un cadre beaucoup plus large, qui inclut deux groupes sociaux qui, sinon, passent en dessous ou au-dessus des radars – alors qu’ils sont capitaux pour comprendre ce qui se passe. D’une part, passe au-dessus du radar le groupe social qui bénéficie le plus de tout cela : celui des hommes blancs-nationaux de classe bourgeoise, dont l’invisibilité et la non-problématisation constitue un immense privilège, essentiel à son pouvoir. Ce groupe-là n’est quasiment jamais interrogé et s’est fait une spécialité de mettre en scène les vices supposés des hommes racisés-migrants et des femmes nationales-blanches (en épargnant quelque peu les hommes racisés bourgeois et les femmes blanches bourgeoises, avec qui il partage une partie de sa sociabilité tout en les tenant en lisière). D’autre part, passent au-dessous du radar les femmes racisées prolétaires, sur qui retombe la plus grande partie du travail informalisé et internationalisé, autrement dit du travail dévalorisé, notamment celui de la reproduction sociale. On notera d’ailleurs, et ce n’est pas un hasard, au plan épistémologique, que ce sont précisément des femmes de ce segment social qui, historiquement, ont produit les analyses les plus riches et les plus radicales du fonctionnement social. D’abord les féministes Noires états-uniennes issues du mode de production esclavagiste, qui ont théorisé d’abord l’imbrication des systèmes d’oppression puis l’intersectionnalité, ensuite les féministes de l’ancienne colonie latino-américaines et des Caraïbes, qui ont proposé les analyses féministes décoloniales ou le « féminisme communautaire » (Indien), formalisé respectivement par Lugones, Cabnal ou Paredes, entre autres.
Le continuum des violences néo-libérales
M. : Dans tes travaux, notamment Pax Neoliberalia. Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence, tu établis des parallèles forts entre les violences exercées sur les corps, et notamment sur les corps des femmes racisées, et les violences du capitalisme et du néolibéralisme. Peux-tu revenir sur cette imbrication du néolibéralisme avec certaines formes de violences ? Est-ce que les personnes racisées tuées par la police, c’est en lien avec le néolibéralisme ? Comment peut-on faire un parallèle entre ces violences-là et celles qui touchent les femmes ?
J’analyse la violence non pas comme une violence anomique, mais comme une violence instrumentale, destinée à obtenir des résultats. Le système néolibéral produit une très forte aggravation des inégalités imbriquées de sexe, de classe et de race, tant à l’intérieur des formations nationales qu’à l’échelle internationale. Or, pour imposer cette aggravation des injustices, la stratégie de création de consensus des années 1990, que j’avais analysée dans De gré ou de force, avec le discours enchanté sur le néolibéralisme (l’idée du « ruissellement » de la richesse des riches vers les pauvres, la promesse que les femmes vont obtenir l’égalité, etc.), ne suffit plus. Cependant, au-delà de la tentative de créer du consensus, le système est aujourd’hui obligé d’exercer une violence considérable pour se maintenir, comme on peut le constater dès que l’on sort manifester par exemple, mais aussi dès que l’on est un-e jeune racisé-e vivant dans un quartier populaire.
Ce que j’analyse dans Pax Neoliberalia, c’est la façon dont l’exercice de la violence s’est transformé pour répondre aux besoins du néolibéralisme. Je développe l’hypothèse selon laquelle on assiste à une double privatisation de la violence, qui permet un double abaissement de ses coûts – politiques et économiques. Privatisation de la violence, au sens où, de plus en plus, l’État la délègue à (ou la laisse exercer par) toutes sortes de vigiles, de matons, de mercenaires, de milices, voire de groupes paramilitaires, que je propose de considérer comme un continuum des hommes en armes. Les récentes initiatives du gouvernement français souhaitant unifier polices municipale, nationale, armée et vigiles l’illustre hélas à merveille. Privatisation aussi au sens de tirer parti des violences « privées » exercées par les hommes dans le cadre privé (familial, de couple), violences de plus en plus visibles dont les féminicides constituent l’illustration extrême et, semble-t-il, en augmentation presque partout dans le monde. Ces violences croisées ont pour principal effet de démoraliser, voire de paralyser tant les femmes que les populations racisées et les prolétaires, de plus en plus absorbé-e-s à défendre leur intégrité psychique, physique, voire leur vie, dans le peu de temps qu’il leur reste après avoir travaillé durement pour des sommes dérisoires dans les activités dévalorisées qui leur sont imposées. Quant aux coûts, cette violence privatisée est exercée à bien moindres frais pour l’État : aux compagnons violents ou aux vigiles, il n’a pas à fournir d’armes de service, pas à payer de salaire ni garantir de retraite. Le coût politique, lui, est voisin de zéro puisque l’État peut faire passer toute cette violence pour des dérapages individuels – qu’il se garde au maximum de punir. Et cette impunité en quelque sorte garantie par l’État (ses lois, son inaction dans le domaine judiciaire), pointée d’abord au Mexique par la féministe mexicaine Marcela Lagarde à propos des féminicides de Ciudad Juárez, peut être interprétée comme un encouragement et comme le signe qu’il s’agit, finalement, d’une stratégie gouvernementale délibérée d’utilisation de cette violence qui prétendument lui échappe.
Le Mexique, à propos duquel je travaille depuis maintenant plus de trente ans, est un pays-clé pour comprendre la mondialisation néolibérale. Rappelons qu’il s’agit d’un pays membre de l’OCDE et qu’il constitue un réservoir de matière première et de main-d’œuvre absolument indispensable pour les États-Unis, pays pionnier du néolibéralisme, tout particulièrement depuis 1994, avec la mise en place du traité de libre-échange Mexique-États-Unis-Canada. Les féminicides commis à Ciudad Juárez constituent l’un des points de départ de mon analyse. En effet, les jeunes filles assassinées par centaines, justement depuis le début des années 1990, sont non seulement des femmes, mais aussi des prolétaires et souvent des migrantes d’origine rurale et/ou des jeunes femmes « brunes » (morenas), c’est-à-dire racisées. Plus précisément encore, il s’agit de travailleuses de deux secteurs-clés de l’accumulation néolibérale : les usines d’assemblage caractéristiques des zones franches et les bars et lieux de « divertissement » masculin de cette ville frontière emblématique. En d’autres termes, elles constituent la main-d’œuvre « fétiche » du néolibéralisme, celle dont il importe tout particulièrement de garantir le contrôle et les bas salaires. Quoi de mieux, pour cela, que de les terroriser ? Et quoi de plus efficace que de le faire « hors travail » et en les rendant responsables de leur propre sort, en les accusant de sortir travailler à des heures indues, dans des emplois que les hommes voudraient se réserver (usines) ou qu’ils estiment immoraux (bars) ? Présenter ces crimes comme motivés par la misogynie des assassins ou par la vulnérabilité des femmes cache un point essentiel : les cibles de cette violence font partie d’un secteur économique essentiel et alors qu’elles restent elles-mêmes dans la misère, leur activité permet à d’autres d’empocher de considérables plus-values.
Dans la France placée en « état de guerre » pour cause de pandémie, la violence exercée par la police sur la population racisée des quartiers populaires – les jeunes mères de famille « tasées », les jeunes hommes contrôlés à répétition, les adolescents tués ou violés – peut être analysée dans la même logique. Ces personnes racisées constituent une main-d’œuvre essentielle pour livrer les pizzas, nettoyer les hôpitaux ou s’occuper des enfants des classes supérieures, et c’est pour cette raison même qu’elles sont malmenées et brutalisées publiquement. Plus largement, la « découverte » émue des travailleurs dits essentiels (surtout des travailleuses, de fait) par les médias et certain-e-s intellectuel-le-s est une vaste fumisterie : tout le monde sait depuis longtemps qu’elles sont essentielles au fonctionnement social (1) parce qu’elles font un travail possédant une utilité réelle, et surtout (2) parce qu’elles le font pour pas cher ou gratuitement. Or, c’est cette semi-gratuité que la violence vise à préserver. La dévalorisation des personnes et celle de leur travail vont de pair. Dès lors, il importe de remettre la réalité sur ses pieds : loin d’être le résultat d’une vulnérabilité particulière des minoritaires (ou d’un trait psychologique des majoritaires), la violence est (1) à la fois illustration et surtout moyen de la dévalorisation des personnes minoritaires (par le sexe, la race et/ou la classe), et (2) ces personnes doivent être considérées analytiquement non comme « pauvres et vulnérables », mais comme centrales dans l’organisation du travail et comme les véritables « poules aux œufs d’or » du système, du fait des plus-values considérables qu’elles permettent de réaliser.
Le complexe militaro-industriel et le coup d’État sanitaire
M. : Tes travaux s’intéressent aussi à la manière dont les enjeux de genre et de race traversent les activités de guerre et de répression (production d’armes et de soldats, développement d’emplois de vigiles, milices…).
Nous vivons dans un pays qui est l’un des principaux producteur et exportateur d’armes et de doctrines militaires dans le monde. Une énorme part de l’organisation sociale, économique et politique de la France est intimement liée à cette réalité. Notre vie quotidienne également, tant en termes d’emplois que de loisirs, de choix énergétiques que de niveau de vie, de « prestige » international en tant que pays, que de liberté individuelle de mouvement à travers les frontières. C’est ce qu’a analysé notamment, dans les années 1980, la sociologue Andrée Michel, en reprenant dans une perspective féministe le concept classique aux États-Unis de « complexe-militaro-industriel » (CMI). Elle a alors clairement montré comment un étroit « old boy’s club » composé de militaires, de politiciens, d’industriels et de financiers, associés à quelques magnats des médias et de l’industrie culturelle (souvent les mêmes ou issus des mêmes milieux et formés aux mêmes endroits), violente les femmes du Sud comme du Nord et organise, pour son plus grand profit, la maximisation de la production et de la vente d’armes. Le CMI profite bien évidemment des nombreuses guerres qu’il suscite, de préférence dans des régions « périphériques ». Cependant, il fonctionne tout autant en temps de paix. En effet, la recherche militaire et les intérêts du CMI orientent en profondeur les grands choix d’infrastructures (les routes, les ports, etc.) et l’organisation de la production elle-même (les industries militaires, qui emploient énormément de femmes comme ouvrières « non-qualifiées », tout particulièrement dans les pays du Sud, comptent par exemple parmi les plus taylorisées).
On peut aller plus loin, en comprenant qu’entre guerre et paix, nous sommes passé-e-s aujourd’hui dans ce que j’appelle la Pax Neoliberalia : une guerre « de basse intensité » qui ne dit pas son nom, menée par le CMI contre la population civile. Un exemple caractéristique, encore une fois illustré par le Mexique, est celui de la « guerre contre le narco trafic » lancée en 2007, qui a fait de ce pays, en quelques années à peine, l’un des plus meurtriers au monde – et cela en temps de paix ! En effet, après qu’un certain nombre de militaires eurent reçu une formation contre-insurrectionnelle spéciale à l’École des Amériques (pour enrayer le soulèvement indien zapatiste de 1994), puis que plusieurs dizaines de ces militaires eurent déserté pour former l’embryon du groupe paramilitaire des Zetas, la police et l’armée mexicaines sont devenues presque indémêlables du narcotrafic, illustrant de manière très inquiétante un continuum de l’insécurité induite par les hommes en armes qui pourrait bien nous guetter dans le reste de l’OCDE. Mais pour l’instant, cela n’est pas pour déplaire aux États-Unis et à la France, dont les CMI respectifs trouvent là d’importants débouchés, tant du côté de la demande du narcotrafic que de la police et de l’armée : les véhicules les plus rapides, les instruments de détection les plus performants servent à faire passer la drogue ou à l’intercepter – comme à l’époque de la traite esclavagiste, les meilleurs bateaux, certains au service des armateurs négriers, d’autres de la marine anglaise.
Aujourd’hui, l’une des composantes les plus dynamiques du CMI sont les nouvelles technologies de transport et de communication, incluant les industries de la surveillance et l’intelligence artificielle. On retrouve ici les constructeurs de murs frontaliers, de drones, de caméras, de porte-avions et de robots divers, ainsi que les concepteurs de logiciels de reconnaissance faciale, de cryptage des données et, plus largement, de data mining. C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui rattrapé-e-s par la société de surveillance (pardon, de sécurité) : il s’agit hélas moins d’une dystopie, d’un cauchemar qui deviendrait réel par la volonté machiavélique d’une poignée de dirigeant-e-s voulant voler des voix à l’extrême-droite, que d’une logique économique de recherche de profit, bien plus aveugle et difficile à arrêter malheureusement.
Depuis 2006, je développe des analyses sur ce que j’ai d’abord appelé la paire fatale des hommes en armes et des femmes de service, où je tentais de penser la mondialisation néolibérale, l’internationalisation et l’informalisation du marché du travail, en partant des femmes et des hommes non privilégié-e-s par la classe et la race. J’avais constaté que ces deux segments de la population étaient massivement poussés, les unes, à travers la migration interne ou internationale, vers des emplois de service (services domestiques ou dans le secteur tertiaire, « services » sexuels, « services » procréatifs), les autres vers des activités armées (police, armée, sécurité, petite délinquance, narcotrafic ou encore groupe s’affirmant révolutionnaire). J’avais surtout montré que l’activité des hommes en armes produisait non seulement une demande de femmes de services (ce qui est bien connu), mais aussi une offre, en créant par veuvage, viol et destruction de leurs emplois et de leur environnement, des bataillons de femmes sans ressources, chargées d’enfants orphelins ou abandonnés, et psychologiquement prêtes à tout, idéales pour fournir toutes sortes de services aux meilleurs tarifs. J’ai ensuite affiné la réflexion pour faire apparaître, au-delà des individus, les structures – en pensant les femmes de service à l’ombre du complexe militaro-industriel.
Depuis le début des années 2000, on assiste à la multiplication de recherches féministes sur le développement et l’internationalisation typiquement néolibérale du care, analyses reprises jusque par les courants socio-démocrates qui présentent le care comme une panacée pour moraliser le capitalisme ou pour créer des emplois. Cependant, je crois être l’une des seules aujourd’hui à souligner que s’interroger sur la visibilité croissante du care, majoritairement exercé par une main-d’œuvre féminisée (et, en réalité, tenter de comprendre la reproduction sociale qui englobe ce travail de care), n’a pas réellement de sens sans considérer l’autre terme du rapport social de sexe. Il faut analyser simultanément l’activité dévolue à la main-d’œuvre masculinisée, à savoir la violence et la destruction sociale. Dans la lignée du texte fondateur de Nicole-Claude Mathieu sur les catégories de sexe, j’affirme que les deux sont dialectiquement liées et qu’il est vital de comprendre comment. Dans la perspective du féminisme imbricationniste et décolonial, j’affirme également que les logiques de classe et de race sont simultanément à l’œuvre dans ces transformations. Transformations néolibérales de la violence, transformation du marché du travail et instrumentalisation idéologique du sexe contre la race, de la race contre la classe et de la classe contre le sexe (et inversement), sont étroitement imbriquées.
Pour faire maintenant le lien avec la situation actuelle liée à la pandémie et surtout à sa gestion à la fois complètement irresponsable et très opportuniste par les pouvoirs publics des principaux pays industrialisés, j’ai proposé sous la formule du coup du virus, l’idée qu’on assistait à un véritable coup d’État de la part du CMI transnational. Cependant, à la différence des années 1970, les généraux ne prennent pas le pouvoir : ce sont des dirigeant-e-s civil-e-s qui adoptent des postures martiales et les forces de police qui sont à la manœuvre. Dans un premier temps, face au virus, ce sont moins les gros canons qui sont mobilisés que les nouvelles techniques de localisation de la population « infectée » et de calcul de la propagation du virus. Très vite, ce sont aussi les drones qui sont sollicités pour surveiller les déplacements, la téléphonie qui devient encore plus un moyen d’espionnage, les QR codes qui servent à gérer les transports, la reconnaissance faciale qui est mobilisée (en Chine, jusque dans les logements des personnes placées en quarantaine, en France, pour surveiller et réprimer les manifestant-e-s). L’intelligence artificielle et les industries de la surveillance qui lui sont liées, au centre du développement du CMI, paraissent devoir être les grandes gagnantes de la pandémie, entraînant un resserrement orwellien et mortifère du contrôle social. D’énormes bénéfices sont en jeu, en même temps que le politique se transforme à vitesse accélérée. Car très rapidement, le mécontentement des populations explose face à la gestion à la fois autoritaire, arbitraire et catastrophique de la pandémie et à la crise économique provoquée par les mesures de confinement qui paralysent une bonne partie de l’économie. Ce mécontentement est encore aggravé par le constat que de nombreux gouvernements, comme on l’observe en France notamment, profitent de la crise sanitaire pour confirmer leur tournant autoritaire et imposer des transformations juridiques extrêmement rapides, profondes et graves dans des domaines aussi variés que le travail, le chômage, les retraites et la sécurité, dans ce que je propose de considérer, à la suite de Naomi Klein, comme un véritable opportunisme du choc.
Perspectives de luttes globales
M. : Le travail de coalition qu’exige l’imbrication des rapports sociaux, on voit bien comment il passe par un travail discursif de déconstruction et de mise en visibilité des intrications et des solidarités objectives, et comment il a lieu parfois à travers ces mobilisations locales dont tu parles, la proximité territoriale permettant des rencontres et des actions communes au sens physique. Mais on a encore du mal à imaginer comment organisationnellement, en termes de coalitions concrètes, de rencontres entre groupes militants pour agir ensemble, ça peut se faire à l’échelle translocale, voire internationale ? Certains estiment que, justement, la bonne organisation c’est ça, des choses qui se passent localement pour que ce soit ancré dans des intrications très concrètes, et ensuite des connexions internationales ponctuelles par des réseaux de solidarité lointaine. Mais est-ce que c’est suffisant ? On ne va pas refaire le Komintern, mais, en gros, est-ce qu’on peut et est-ce qu’on doit imaginer une sorte de Komintern intersectionnel ?
Pour répondre à cette question, il faut revenir, une fois encore, au Mexique. En effet, dès 1996, le mouvement zapatiste appelait à une « Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme ». Il faut souligner que le mouvement zapatiste est le premier à avoir nommé le néolibéralisme comme l’adversaire, or il s’agit d’un mouvement du Sud, Indien, paysan, porté en grande partie par des femmes racisées. L’idée de la rencontre était précisément de fonder une nouvelle Internationale, « l’internationale de l’espoir ». Les attentes étaient vives et plusieurs milliers de personnes avaient fait le voyage jusqu’à la Forêt lacandonne – notamment 200 personnes venues de France (j’étais moi-même l’une des co-organisatrices de la rencontre, au titre du Comité de solidarité parisien avec les peuples du Chiapas en lutte). Malheureusement, cette internationale n’a pas vraiment fonctionné. D’abord, on parlait beaucoup de réseaux (internet était à ses débuts et paraissait encore un espace alternatif et libre, les GAFAM n’avaient pas encore pris le contrôle qu’ils possèdent aujourd’hui) et on attendait énormément de ce maillage international sur la Toile. On parlait alors d’internet de la même manière que d’autres parlaient du télégraphe à l’époque du Manifeste du parti communiste. Beaucoup pensaient que ce nouvel outil allait permettre d’organiser les luttes à l’échelle transnationale. Mais l’outil ne résout pas un problème qui, en réalité, n’est pas technique : ce n’est pas parce que l’on se met d’accord par mail pour organiser une journée mondiale contre la répression que la situation des prisonnières politiques Mapuche du Chili entre nécessairement en résonance avec celle des Kurdes.
Plus généralement, on se trouvait dans un moment politique et idéologique nouveau, post-démantèlement de l’URSS mais avant le début de la guerre internationale contre le terrorisme qui « répond » au 11 septembre 2001. La « gauche » se cherchait : à la rencontre appelée par les Zapatistes, des membres de toutes les Internationales précédentes étaient présent-e-s. Hélas, chacun-e tirait de son côté et personne n’a voulu lâcher. La 2e et la 3e Internationales, déjà très affaiblies à l’époque, se concentrèrent sur l’exploitation intellectuelle-médiatique du zapatisme (pour la 2e) et sur le développement de liens de solidarité concrète (pour la 3e). Prenant au mot les déclarations libertaires du mouvement zapatiste, les « anarchistes » de la 1ère et la 5e tentèrent de poursuivre l’effort d’organisation autonome des partis et des institutions, en organisant une deuxième rencontre l’année suivante, dans l’État espagnol, où elles étaient particulièrement implantées. Mais seul-e-s, il ne leur fut pas possible de transformer l’essai et d’élargir cette internationale. Enfin, voyant que face au mouvement zapatiste, aucunement naïf, et aux anarchistes, très motivé-e-s, il ne serait pas si facile d’occuper l’espace, les proches de la 4e internationale se désinvestirent et attendirent leur heure, en préparant la fondation d’Attac, qui vit le jour en 1998. En 1999, ces deux grandes tendances (libertaires et trotskistes) convergent, de fait, dans le contre-sommet de l’OMC à Seattle.
Depuis lors, en effaçant curieusement la généalogie zapatiste de l’anti et de l’altermondialisme, les tendances proches de la 4e internationales se sont concentrées sur l’organisation des Forums sociaux mondiaux, à partir de leurs bastions de Porto Alegre et Belém et en s’appuyant sur des structures comme Attac, tandis que les libertaires se concentraient plutôt sur la protestation contre les sommets du G7, G8 ou G20. Au fur et à mesure de l’avancée et du durcissement du néolibéralisme, du rétrécissement des espaces politiques et de l’affaiblissement des forces d’opposition, les deux espaces se mélangent dans un « altermondialisme » où les frontières entre les perspectives d’aménagement, d’humanisation du système, et celles de son renversement se brouillent parfois. Cependant, les clivages réapparaissent avec force autour du conflit stratégique et politique sur l’usage de la « violence ». Le récent contre-sommet du G7 à Biarritz en 2019, où la stratégie « non-violente » a pris le dessus, sans permettre de modifier d’un iota le cours des conversations du G7, semble marquer un nouveau point d’inflexion et invite à une réflexion de fond sur les stratégies à suivre. Autant dire que le chemin de l’unité (mais de qui avec qui, et surtout, sur quels objectifs exactement ?) paraît encore long…