Les révolutions tunisienne et égyptienne peuvent-elles avoir des conséquences sur les régimes africains du sud du Sahara ?

Les révolutions tunisiennes et égyptiennes font tâche d’huile au Yémen, à Bahreïn, Oman, en Libye, en Somalie, au Maroc. La majeure partie des observateurs, diplomates et autres spécialistes paraissent avoir été pris de cours. La communauté internationale est dépassée. A posteriori, tous ces analystes cherchent des similitudes entre ces événements qui secouent les pays arabes et des cohérences sont trouvées. Bien évidemment chaque contexte a ses spécificités mais à chaque fois les fondamentaux sont les mêmes : des régimes anciens, usés, corrompus, autoritaires, face à des citoyens aspirant à la justice, la liberté d’expression et la reconnaissance de leurs droits. La jeunesse, la hausse des prix des produits de base, le chômage de masse des diplômés et les nouvelles techniques de communication sont le fil conducteur de ces contestations de masse. Les ressemblances avec d’autres périodes révolutionnaires de l’histoire mondiale sont analysées : l’image d’un « printemps arabe » renvoie au printemps des peuples des révolutions européennes de 1848. La chute du mur de Berlin et son effet domino sont mobilisés pour analyser l’actualité dont on ne sait pas à quel moment l’enchainement des effets se stabilisera.

Ainsi plus personne aujourd’hui ne risque la moindre prédiction pour les pays arabes et a fortiori sur la possibilité d’un printemps africain pourtant bien présent dans la tête des chefs d’Etat et dans la rue en Afrique subsaharienne. Cette éventualité ne fait pas l’objet d’analyses approfondies. Les contextes ne sont pas les mêmes ! entend-t-on lorsque l’on se risque à une projection de la situation au nord du Sahara vers le sud. Il faut avouer que l’espérance démocratique en Afrique subsaharienne est particulièrement plombée par la crise ivoirienne qui ferme l’espoir de changements démocratiques à partir des urnes. Cette possibilité de changement avait été esquissée à partir des années 90, elle est morte à Abidjan, même si elle était déjà bien moribonde.

Mais les situations sont elles si différentes qu’il n’y aura pas de conséquences sur les régimes africains au sud du Sahara ? Non, il y en aura et rapidement. Les laborieuses fêtes des indépendances qui ont égrainé l’année 2010 risquent de rester dans l’histoire comme celles de l’autisme des élites politiques et économiques africaines devant leurs peuples qui se seront réveillés en 2011. La crise ivoirienne de 2011 oblige ces derniers à chercher de nouvelles issues.

Le Maghreb d’où est partie la contagion appartient au continent africain. Trois grands cycles historiques qui ont impacté le continent ont eu leur origine au nord du Continent. Le cabotage des portugais le long des côtes africaines à partir du XVe siècle annonce les comptoirs européens en Afrique et la traite négrière. Cette expansion européenne était mue par la volonté de contourner le monde arabo-musulman dominant en Afrique du nord. L’épisode du partage territorial de l’Afrique par les européens est le fruit de cette histoire mais il a été enclenché en 1881 par la question tunisienne quand l’Allemagne et l’Angleterre ont détourné le nationalisme et l’expansionnisme français sur le Maghreb. En vingt-cinq ans, jusqu’au protectorat français sur le Maroc (1906), tout le continent, sauf le Libéria et l’Ethiopie, était partagé entre sept pays européens. L’épisode formel des indépendances a débuté avec la Tunisie, le Maroc et l’insurrection algérienne de la Toussaint 1954. L’histoire ne se répète pas, formule consacrée, mais elle semble avoir une bonne mémoire. Le nouveau cycle qui a commencé en 2011 au Maghreb aura des répercussions en Afrique subsaharienne.

Le philosophe Allemand Habermas a théorisé comment l’ouverture de l’espace public est la condition nécessaire pour l’émergence de démocraties réelles. Par espace public, il entend ces lieux et ces moments de débats collectifs où les idées, les points de vues, les analyses des citoyens organisés librement circulent et forgent peu à peu des majorités d’idées, des consensus, des controverses, une opinion publique en un mot. Habermas parle d’agir communicationnel. La presse et les médias sont bien sûr les principaux vecteurs dans cet espace public auquel il faut aujourd’hui ajouter les nouvelles techniques de communication, les réseaux sociaux, les télévisions internationales, la téléphonie mobile. Cet espace public ne coïncide pas nécessairement avec l’espace citoyen qui correspond aux lieux et moments où s’exerce réellement la citoyenneté. Si ces deux espaces s’éloignent trop l’un de l’autre, les contradictions naissent et les remises en cause de l’ordre établi émergent, dans la violence parfois. L’historien Claude Lefort, à partir de cette grille d’analyse a montré que la révolution française avait été rendue possible par l’émergence au cours du XVIIIe siècle d’un espace public plus ouvert. Les cafés littéraires, la presse écrite, les libelles qui circulent sous la manche, la floraison des maisons d’éditions aux frontières, les loges maçonniques constituaient ce nouvel espace public qui a permis la constitution d’un terreau collectif et démocratique nécessaire pour faire tomber la monarchie. Au Maghreb, comme en Afrique subsaharienne, cet espace citoyen se cherche entre des Etats autoritaires et des logiques économiques prédatrices mais l’espace public s’ouvre à une vitesse accélérée. En Tunisie, comme en Egypte c’est bien le courage et la mobilisation de la rue qui ont fait tomber le pouvoir, mais l’ampleur et l’efficacité de ces rassemblements sont le fruit mûr d’une maturation citoyenne. En Afrique subsaharienne, malgré la fracture numérique et bien que le nombre de personnes qui ont accés à internet soit beaucoup plus limité, la jeunesse urbaine s’ouvre de plus en plus à ces nouvelles techniques de communication. L’utilisation des téléphones portables explose depuis dix ans et touche toutes les couches de la population. Les régimes politiques tentent bien de prendre le contrôle de ce nouvel espace public mais ils sont à la peine. Là aussi cette contradiction entre l’espace public et les espaces de liberté citoyenne aura une influence majeure sur l’émergence d’une contestation en profondeur des systèmes mis en place depuis les indépendances africaines. Les tripatouillages constitutionnels ont mangé leur pain blanc. Les mascarades électorales annoncées qui vont s’enchaîner en 2011-2012 seront sous haute tension. Les successions dynastiques ont du plomb dans l’aile.

A côté de ces deux mises en perspective historique, d’autres points communs permettent d’affirmer que le vent de révolte abordera le Sahel et les autres pays africains. En 2008 plusieurs émeutes de la faim avaient fait trembler des régimes africains comme au Cameroun, au Mozambique ou au Burkina Faso. Au Cameroun elles s’étaient soldées par de nombreux jeunes tués par balles tirées à hauteur de poitrine. Ces émeutes étaient toutes conduites par des jeunes urbains désœuvrés, chômeurs, diplômés survivant dans l’informel ou la débrouille. Elles avaient éclaté spontanément, sans revendications précises, suite à une augmentation du prix de l’essence que les chauffeurs de taxi contestaient. Ces derniers se mirent en grève, suivis par les jeunes des quartiers périphériques qui vouaient exprimer dans la violence une désespérance généralisée. Le 23 février dernier, date anniversaire des émeutes, des organisations de la société civile ont appelé les citoyens à commémorer les martyrs de ces journées sanglante en portant une chemise noire ce jour là. Des partis d’opposition ont voulu organiser des manifestations. Le régime a su anticiper en empêchant toute manifestation d’ampleur et en infiltrant les réunions préparatoires. Les canons à eau ont été utilisés, des leaders ont été arrêtés, la police a fait une démonstration de force à Douala, mais cett
e journée a surtout montré l’extrême nervosité des pouvoirs publics.

La soudure des récoltes de céréales entre les deux hémisphères s’annonce encore plus difficile en 2011. L’augmentation des cours du pétrole aggravée par l’insurrection Libyenne ajoutera ses effets à une nouvelle flambée des prix des produits de première nécessité qui font le quotidien de l’immense majorité des citoyens africains. Ces tensions alimentaires à venir se produiront dans un contexte où les inégalités se creusent et sont de plus en plus perceptibles par les citoyens. A Yaoundé, Abidjan, Lomé, Ouagadougou, Dakar, Ndjamena, les 4X4 rutilantes et les quartiers résidentiels au luxe indécent côtoient d’immense zones de pauvreté et de précarité où l’électricité est coupée la moitié du temps et l’accés à l’eau potable particulièrement dégradé. Pendant le Forum Social Mondial de Dakar, dans un quartier populaire, des usagers s’en sont pris à la compagnie d’électricité en détruisant l’agence locale. La semaine dernière le ministre du commerce du Togo a du démissionner parce qu’il n’avait pas réussi à masquer que la concession du monopole de l’importation des produits de première nécessité sans taxes douanières (huile, sucre, riz) à deux opérateurs proches du régime (dont une compagne du président), cachait en fait des techniques de blanchiment d’argent lié au trafic de drogue en provenance de Colombie. Ces opérateurs mettent sur le marché des produits hors droits de Douane à des prix inférieurs au prix du marché international et se récupèrent en important la drogue dans les containers. L’argent de la drogue finance la baisse des produits de première nécessité, on en est là. Ces pratiques concernent d’autres pays touchés par la crise alimentaire. Ce luxe tapageur, ostentatoire, fruit de la corruption, du vol et de l’exploitation sans limite des richesses de ces pays n’est plus supportable. La diffusion dans les télévisions privées africaines du journal de 20 heures tunisien qui montre les richesses du clan Ben Ali, une sorte de caverne d’Ali baba contemporaine inouïe, a eu des effets ravageurs en Afrique.

La Libye a développé des relations de domination financière avec certains régimes au sud du Sahara comme le Burkina ou le Tchad. L’exploitation des migrants subsahariens dans les chantiers du pays permet le transfert de revenus vers les familles restées au pays en assurant le maintien de familles entières juste au niveau du seuil de pauvreté en évitant le seuil de misère. La chute de Kadhafi aura un effet géopolitique direct sur l’Afrique subsaharienne. L’impuissance des chancelleries africaines à protéger leurs ressortissants coincés en Libye est étalée dans la presse et nourrit le ressentiment.

Dans ce contexte volatil, les régimes savent que la situation est explosive. Il suffirait qu’un taxi-moto, qu’un vendeur à la sauvette récalcitrant, soit tué par un policier zélé pour qu’un quartier s’enflamme et que la situation dégénère en une émeute, voire une révolution. Les événements particulièrement sanglants de Lybie montrent que la peur peut maintenant changer de camp. « Tirez, nous sommes déjà morts » criaient les jeunes émeutiers à Douala en 2008.

La question n’est pas celle de savoir si le printemps africain aura lieu mais quand et comment ? Ce n’est pas une hypothèse mais une équation que les peuples doivent résoudre avec leurs dirigeants. Toutefois deux paramètres de cette équation varient entre le Maghreb et l’Afrique sub-saharienne. Le premier est celui de l’idée nationale. On a vu à Tunis et au Caire, les jeunes arborant des drapeaux nationaux. Dans ces deux pays la profondeur de leur histoire nationale permet l’émergence d’une communauté de destin à l’échelle du pays. L’histoire de la décolonisation et les instrumentalisations centrifuges à caractère ethnique qui mordent de moins en moins auprès de la jeunesse urbaine politisée mais qui sont à l’œuvre dans tous les pays sub-sahariens, retardent cette construction nationale. Le second paramètre est celui de la maturité politique des acteurs de la société civile et des leaders d’opposition dans un contexte de corruption où tout s’achète : les emplois, les prébendes étatiques, les loyautés politiques. La convergence stratégique entre les mouvements sociaux qui s’annoncent, les leaders associatifs et les partis politiques a encore du mal à se construire. L’inconnue reste toutefois le rôle des armées mais surtout celui des gardes prétoriennes rapprochées, répressives et bien équipées que tous ces régimes ont créées. C’est à ce seul niveau des conditions d’utilisation de la force policière et militaire par les régimes qui feront face à une contestation que la fameuse communauté internationale des Etats aura un rôle légitime à jouer. Ces nuances, de taille, pourront donner des résultats différents dans la résolution des équations politiques au nord et au sud du Sahara en termes de délais, de niveau de violence ou de récupération politique, mais une chose est certaine, la carte politique de l’Afrique sub-saharienne sera chamboulée avant fin 2012. L’ultime question est celle de savoir de quel pays viendra l’hirondelle africaine qui annoncera le printemps.