L’entrée en fonction de Dmitri Medvedev suscite de nombreuses questions : se dirige-t-on vers un “troisième mandat” déguisé de V. Poutine ? D. Medvedev prendra-t-il une certaine autonomie ? Retour sur les évolutions de long terme qui ont affecté le système politique et la société russes, et sur les pré-supposés politiques du regard porté sur la Russie en Europe.

Le 7 mai 2008, le nouveau président de la Fédération de Russie, Dimitri Medvedev, est entré officiellement en fonction. À 42 ans, ce vainqueur de l’élection présidentielle avec 70 % des suffrages dès le premier tour, fidèle de Vladimir Poutine depuis l’époque « libérale » de celui-ci à Saint-Pétersbourg dans les années 1990, va présider aux destinées d’un pays que l’on sait à la fois puissant et traversé de tensions multiples, et dont on souligne avec une admiration mêlée d’appréhension les succès économiques de ces dernières années, tout en condamnant, à intervalles plus ou moins réguliers et en fonction des enjeux diplomatiques du moment, les atteintes aux droits et libertés… Quant à Vladimir Poutine, on sait depuis longtemps qu’il restera au plus près du pouvoir puisqu’il a été désigné à l’avance comme futur Premier ministre et qu’il vient de surcroît d’être élu à la tête du parti qui domine la vie politique depuis plusieurs années Russie Unie… sans en être membre . On sait aussi que ce choix est approuvé par la majorité d’une opinion dont l’absence de lassitude vis-à-vis de son président tout au long de ses deux mandats pourrait faire pâlir d’envie nombre de dirigeants d’Europe de l’Ouest.

S’agit-il alors d’un « non-événement », qui n’attesterait que la dérive croissante d’un régime qui se contente de respecter de plus en plus formellement les règles démocratiques ? Depuis plusieurs mois, analystes et experts politiques s’accordent généralement à considérer que pour une large part, le système politique mis en place par Vladimir Poutine et son entourage va continuer à fonctionner, mais se divisent sur la part d’incertitude que représente, sur le moyen ou le long terme, l’arrivée de D. Medvedev. Alors que le nouveau Président entre à peine en fonction, il serait absurde de vouloir tirer quelque conclusion que ce soit pour l’avenir politique à court terme du pays. On peut en revanche prendre appui sur ces événements pour tenter de comprendre ce qu’ils sous-tendent de la vie politique en Russie telle qu’elle s’est construite ces quinze dernières années, et de certains des grands enjeux et des orientations de la société.

Une fois contourné l’écueil de la « boule de cristal », reste celui, plus imposant, du « point de vue » à adopter lorsque l’on veut parler de la Russie en contribuant au débat d’idées de manière à la fois engagée et rigoureuse. En effet, les discours sur la Russie semblent souvent, ces dernières années plus encore qu’auparavant, être partagés entre une critique très virulente de la Russie de Poutine qui mêle dénonciation des violations des droits de l’Homme, de la dérive autoritaire du pouvoir mais aussi de tendances alarmantes dans une partie dela société, perception du pays en termes de « nouvelle menace » sur la scène internationale et choix économiques ou énergétiques hostiles aux pays occidentaux, et un contre-discours, sans doute minoritaire en France, qui tente de prendre le contre-pied en défendant la restauration de l’État et la remise en ordre de l’économie et des institutions comme une réponse à des aspirations profondes, et réelles, de la société russe à la sécurité après la période chaotique des années 1990.

Lorsqu’ils sont passés par le filtre du débat idéologique tel qu’il est communément conçu en Europe et notamment en France, ces discours tendent à se transformer en une opposition libéral / étatiste, voire droite / gauche : ce serait donc au nom d’arguments « de gauche » et antilibéraux, qui s’appuient notamment sur l’intervention de l’état dans l’économie et la reconquête de la souveraineté,que l’on pourrait dédouaner Poutine de ses excès d’autoritarisme, voire lui pardonner une guerre en Tchétchénie qu’ailleurs ou en d’autres temps on aurait dénoncé au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Et les défenseurs des droits de l’Homme seraient soit des partisans, soit des alliés objectifs de l’ultralibéralisme ou des politiques mises en place dans les années 1990 qui ont plongé le pays dans une récession économique et une crise sociale sans précédent. On l’aura compris : le débat mérite d’être décrit en des termes plus complexes, surtout si l’on tente de comprendre la manière dont il se pose en Russie, au-delà de ce qui peut apparaître comme un simple ralliement massif de la société autour de quelques notions simples mises en avant avec succès par son président.

Des élections réduites à une simple formalité dans un régime de parti dominant ?

À la veille d’une élection présidentielle qui mettait un terme,- au moins officiellement – à deux mandats successifs du président Vladimir Poutine |1| qui auront – c’est un euphémisme, fortement marqué le pays, l’opinion russe semblait surtout se passionner… pour les élections américaines. La campagne électorale affichait un encéphalogramme plat, à peine troublé ici ou là par une déclaration provocatrice de V. Jirinovski, le candidat national-populiste qui fait partie du paysage politique depuis 1993, ou par une visite d’usine du candidat communiste G. Ziouganov, en mal de soutien de sa base ouvrière. Pour les candidats concurrents du dauphin désigné D. Medvedev qui avaient été autorisés à se présenter |2|, il s’agissait essentiellement de parvenir à rester présents sur la scène politique et non de tenter de concurrencer le vainqueur annoncé. Ce scrutin intervenait surtout quelques mois après les élections parlementaires du 2 décembre 2007, qui avaient vu le parti majoritaire Russie Unie remporter 64 % des suffrages |3|.

Quels enseignements peut-on tirer de ce scrutin ? Il a bien sûr consacré l’emprise croissante de la machine politique Russie Unie (Edinaya Rossia) le parti du pouvoir, qui dominait déjà largement la Douma sortante élue en décembre 2003, après avoir éliminé pratiquement toute l’opposition du jeu politique institutionnel. Depuis, Russie Unie a encore accentué son emprise sur la vie politique, en usant notamment de la « ressource administrative » : ce terme devenu fort à la mode en Russie désigne l’ensemble des moyens à la disposition des autorités pour orienter les résultats du scrutin dans un sens favorable au pouvoir en place, qu’il soit régional ou fédéral, y compris des pressions directes sur les électeurs, notamment sur leur lieu de travail (administrations locales, hôpitaux, écoles…) . Russie Unie est ainsi devenu le parti dominant non seulement sur la scène politique proprement dite, mais aussi en occupant toutes les niches de l’administration, à tel point qu’il pourrait être apparenté davantage à un syndicat loyaliste de fonctionnaires qu’à un parti politique et qu’on hésite à déterminer dans quel sens se fait l’influence parti/État ou État/parti. La gestion du pouvoir via la ressource administrative a d’autant mieux fonctionné que le contrôle du pouvoir exécutif fédéral s’est considérablement renforcé vis-à-vis des régions comme du pouvoir législatif.

Vis-à-vis des régions, le rétablissement de la « verticale du pouvoir » est annoncé par V. Poutine dès mai 2000, sous la forme d’un ensemble de mesures dirigées contre les gouverneurs élus au suffrage universel et dont l’influence avait crû tout au long des années 1990. Dès son arrivée à la présidence, V. Poutine a voulu casser ce pouvoir en établissant un nouvel échelon administratif, le district fédéral, dirigé par un représentant spécial (polpred) nommé par le Président. V. Poutine emporte d’ailleurs avec lui cette institution ad hoc puisque la tutelle des polpredy doit passer au Premier ministre .

Une étape supplémentaire dans la mise au pas des régions était franchie ave les réformes annoncées par V. Poutine le 13 septembre 2004 , quelques jours après la prise d’otage de Beslan et présentées comme un élément de la lutte contre le terrorisme. La loi de décembre 2004 mettait fin au principe de l’élection au suffrage universel des gouverneurs régionaux et des présidents des Républiques fédérées, tandis que le scrutin proportionnel était étendu à l’ensemble de la Douma, remplaçant le scrutin mixte en vigueur jusque-là. La suppression des circonscriptions électorales, qui avantagent les candidats locaux et sans affiliation politique, visait avant tout à renforcer le parti Russie Unie, et ce d’autant plus qu’un nouveau seuil était fixé à 7 % pour avoir une représentation à la Douma.

En décembre 2007, 3 autres partis seulement ont franchi cette barre : outre le LDPR, le parti nationaliste et populiste de Vladimir Jirinovski, et le parti communiste (KPRF), une nouvelle formation politique, Spravedlivaya Rossiya (Russie Juste), dirigée par le président de la Chambre haute Serguey Mironov est représentée, avec 7,75% des voix et 38 députés. Ce parti est apparu au moment de sa création fin 2006, comme la tentative de créer une opposition modérée de « centre gauche », globalement loyale envers les grandes orientations du régime mais représentant une sensibilité plus sociale. Le versant « loyaliste » l’a largement emporté sur le versant « opposant » même si l’existence de ce parti satellite de Russie unie n’est pas totalement sans signification : en effet l’hégémonie de Russie Unie peut aussi se retourner contre elle, notamment dans les grandes villes où le vote est moins contrôlable et les classes moyennes hors administration sans doute davantage en quête de pluralisme, de même que des catégories guettant en vain un partage des fruits de la croissance et souhaitant donner un signal au pouvoir russe, celui de la prise en compte des questions sociales dans la nouvelle législature. Spravedlivaya Rossiya pouvait donc capter à la fois un vote d’avertissement et une partie du vote protestataire communiste, atout supplémentaire dans une stratégie de “boule de neige” qui consiste pour le pouvoir à agglomérer tout ce qui peut l’être en ratissant aux marges de l’opposition tout en éliminant toute véritable contestation politique. L’annonce de départs massifs du KPRF vers Spravedlivaya Rossiya va dans le même sens.
Il est donc difficile de parler de l’existence d’un système de partis en Russie au sens classique d’une représentation pluraliste des intérêts, d’une médiation entre la société et les institutions, d’une compétition démocratique et d’un rôle structurant dans les processus politiques, notamment dans la désignation des leaders |4|. Comment alors analyser cette absence de pluralisme et de débat politique qui laisse le champ libre à la machine du pouvoir, suscite l’impression d’une société indifférente à l’engagement et de responsables bien peu soucieux de la recherche de l’intérêt général ?

La déroute politique et électorale des formations dites « démocrates » ou « libérales » permet d’illustrer, en creux, l’impossible construction d’une scène politique pluraliste en Russie. Au soir des élections législatives du 2 décembre 2007, deux idées répétées par les nombreux experts proches du pouvoir peuvent donner quelques pistes de réflexion. La première se résumait à affirmer avec force et satisfaction l’enterrement définitif des années 1990, c’est-à-dire une période qui, sous couvert de démocratisation, n’aurait mené qu’au chaos et à l’affaiblissement du pays jusqu’à ce que l’arrivée de V. Poutine n’y mette un terme. Le pays aujourd’hui redressé sur le plan des institutions de l’économie et de la politique étrangère serait donc engagé sur la voie d’une stabilité à long terme, et le cours suivi depuis 2000 doit être maintenu puisqu’il a permis ce résultat. Ce constat, pour amer qu’il soit pour les partisans de la démocratie et du pluralisme, n’est pas totalement faux et explique en partie la popularité dont bénéficient non seulement V. Poutine mais aussi les politiques suivies par son gouvernement, comme l’atteste un taux de popularité déjà élevé de son successeur avant même son entrée en fonction.

« Le libéralisme est mort, vive le libéralisme »

La deuxième idée entendue plusieurs fois au cours de la soirée électorale du 2 décembre est un peu moins attendue : c’est celle de l’effacement de l’idée libérale de la scène politique russe et de la représentation parlementaire : « Le libéralisme est mort, vive le libéralisme ». De quoi s’agit-il ? De la disparition d’un courant d’idées fondamental dans la vie politique russe depuis la fin de l’époque tsariste, celui qui avait porté l’espoir de réformes graduelles face aux bolchéviques vainqueurs d’octobre 1917 ? Cela témoignerait pour certains milieux proches du pouvoir d’une inquiétude face à l’unipolarisation du champ politique autour d’un discours et de valeurs trop marquées comme autoritaires ou conservatrices et le système de « parti dominant » serait en quelque sorte pris à son propre piège. Il se glisse peut-être aussi chez les commentateurs une pointe de regret pour l’époque où un débat politique pluraliste entre différents courants d’idées passionnait une partie de l’opinion, c’est-à-dire avant que la dérive autoritaire du gouvernement Eltsine, suite au bombardement du Parlement en 1993, ne dégoûte de la politique une bonne partie de la société mobilisée autour des idées démocratiques. Autre hypothèse : la récupération par le système de l’idée libérale, après avoir éliminé les partis qui la représentaient, en la réorientant dans sa dimension « éco-libérale », ce qui remet en cause le lien si souvent établi entre libéralisme et démocratie.

Aux yeux d’une opinion en quête d’ordre et de sécurité au premier chef à la fin des années 1990 |5|, les formations dites démocrates ont été disqualifiées pour longtemps par leur soutien aux politiques de réformes économiques qui ont provoqué le choc social des années 1990. Ces formations se retrouvaient sur le plan économique autour de l’attachement au marché et à la libre concurrence, et partageaient également un attachement aux procédures et aux valeurs de la démocratie occidentale : élections libres, système pluraliste de partis, médias indépendants, nécessité de développer une société civile comme contrepoids à l’État, le tout dans un contexte de sortie de régime de parti unique qui avait fédéré contre lui ces courants. Même un parti comme Yabloko, moins « libéral » que « démocrate », plus attentif aux questions de société, aux droits de l’Homme, et au coût social des réformes, n’a pas échappé au discrédit. En d’autres termes, la population a vu du libéralisme les dégâts sociaux de son versant économique et n’a guère eu la possibilité de goûter les avantages du libéralisme politique, libéralisme très relatif compte tenu de la forte concentration du pouvoir entre les mains du président et de la faiblesse des contre-pouvoirs.

Après avoir beaucoup hésité entre loyalisme et opposition au début de l’ère Poutine, prenant le risque de brouiller leur image, perdant aussi les soutiens dont elles bénéficiaient du côté du monde associatif au fur et à mesure que celui-ci voyait son espace se réduire, les formations politiques représentant le courant l’aile libérale ont été peu à peu non seulement laminées sur le plan électoral mais de plus en plus disqualifiées dans leur légitimité à représenter ce courant. Et lorsqu’elles sont, après leur élimination de la Douma en 2003, franchement entrées en opposition, il était bien tard. Entre utilisation massive de la ressource administrative lors des élections, et répression directe des manifestations ou de responsables locaux de ces formations sous le coup d’accusations fantaisistes, la machine du pouvoir a réussi à éliminer massivement l’opposition de la scène publique, n’hésitant pas à retourner contre les opposants les accusations d’usage de la violence que lui adressent ces derniers.

D’un autre coté, sur d’autres dossiers comme la guerre en Tchétchénie, tous ces partis dits démocrates, après avoir été manifesté leur opposition à la première guerre, alors même qu’ils étaient proches du pouvoir de l’époque, n’ont que très mollement protesté en 1999-2000, voire ont soutenu l’intervention des forces fédérales, comme Anatoly Tchoubaïs, un des responsables des privatisations de 1992, membre du parti Union des forces de droite (SPS, Soyouz pravykh sil) mais aussi directeur du complexe électrique russe et à ce titre loyal au cours suivi par le président Poutine. Ce seul exemple peut suffire à montrer à quel point les identités politiques sont brouillées dès lors que l’on cherche à attribuer à tel ou tel courant une étiquette applicable au débat politique français ou ouest-européen.

De son côté, la coalition improbable Autre Russie qui rassemble autour de GarryKasparov ou de l’ancien premier ministre Mikhaïl Kassianov, les plus libéraux de l’Union des forces de droite (SPS) et les nationaux-bolchéviques d’Edouard Limonov, écrivain sulfureux tentant de présenter le visage d’une opposition respectable après un passé nationaliste radical, a du mal à passer, que ce soit dans l’opinion au sens large ou même parmi les sympathisants de partis démocrates comme Yabloko. Le couple « libéraux/démocrates » fonctionne donc toujours avec difficulté sur la scène russe |6|| , même si beaucoup avaient eu tendance à tenir pour équivalentes les deux notions, avec le couple “démocratie/économie de marché” comme maître mot des analyses transitologiques du début des années 1990.

Loin d’être une idée nouvelle, le découplage entre démocratie et libéralisme économique avait fait les beaux jours des débats de la fin des années 1980, lorsque l’expérience chilienne était admirée de certains économistes réformateurs. Ensuite, les cercles d’experts économiques autour de V. Poutine ont rassemblé des personnalités de différentes tendances, parmi lesquels les libéraux comme Vladimir Mau, un des proches d’Egor Gaïdar, premier chef du gouvernement Eltsine et responsable notamment des privatisations et de la libération des prix du début des années 1990 ; ce n’est qu’à la fin de l’année 2003, avec l’affaire Khodorkovski |7|, que le pouvoir a mis fin à une période pluraliste en matière économique. Ont été alors mis à l’écart un certain nombre de ministres ou conseillers écoutés au début des années 2000 comme GermanGref ou Andreï Illarionov, passé ensuite franchement à l’opposition, de même que l’ex-Premier ministre Mikhaïl Kassianov.

Ainsi, la victoire à nouveau acquise dans un paysage de plus en plus contrôlé, il est à nouveau possible de mettre en avant la composante économique du libéralisme sans pour autant lâcher du lest sur les droits et libertés. On peut d’ailleurs se demander ce qu’il resterait de la critique occidentale si la Russie de Dmitri Medvedev se révélait beaucoup plus ouverte aux investisseurs occidentaux et moins menaçante sur le plan de la sécurité énergétique, tout en poursuivant la même ligne répressive vis-à-vis des partis d’opposition, du monde associatif et de la presse…

Il est relativement aisé pour le pouvoir de verser, modérément et par la bouche d’experts choisis, des larmes de crocodiles sur le libéralisme. Une fois disqualifiés et délégitimés les partis et personnalités représentant le courant libéral en Russie, le pouvoir peut à nouveau appeler de ses vœux un « bon » libéralisme à occuper une place dans l’espace politique russe, après lui en avoir fixé
les limites. Il s’agit d’une part de « garder plusieurs fers au feu », mais aussi plus profondément de ne pas s’aliéner, à terme, la classe moyenne consumériste des grandes villes. Peu ou pas du tout intéressée actuellement par la politique, celle-ci n’est pas prête pour autant à renoncer à un mode de vie qui s’accommode au mieux des politiques libérales qui sont menées depuis le début des années 1990, notamment en matière sociale logement, services publics, éducation.

Cette combinaison pourrait donc être un des nouveaux visages du régime russe dans les années à venir, après un début de décennie marquée par le thème du patriotisme.

La mobilisation patriotique au service de la consolidation du pouvoir et de la résorption de la fracture État / société

Mise en place dès les premiers mois de sa prise de fonctions, la mobilisation de l’ensemble de la société autour du patriotisme va accompagner les deux mandats de V. Poutine. Du programme d’éducation patriotique dans les écoles aux chansons de variétés du top-50, des commémorations historiques aux « clubs patriotiques », le patriotisme est décliné sur tous les tons. On retrouve, dans cette dynamique largement soutenue par le pouvoir exécutif, le parti Russie Unie, notamment par le biais des deux mouvements de jeunesse qui lui sont affiliés Nachi (les nôtres) ou Molodaya Gvardiya (la Jeune garde) .
Mais c’est bien sûr la guerre en Tchétchénie, dont le redémarrage à l’automne 1999 coïncide avec la nomination de V. Poutine premier ministre qui va le plus dramatiquement jouer ce rôle de consensus de l’opinion autour de ses dirigeants, entreprenant de résorber ainsi la fracture croissante entre la société et le pouvoir qui avait caractérisé les années 1980. Le conflit tchétchène a non seulement contribué à alimenter le discours patriotique autour d’une politique de puissance, de la restauration du prestige de l’armée, mais a aussi largement favorisé la construction d’une image de l’ennemi et encouragé ou autorisé la diffusion de pratiques discriminatoires et xénophobes tant de la part des institutions en charge du maintien de l’ordre que de l’ensemble de la société.

Face à cette communion patriotique recherchée, les voix discordantes ont été rapidement exclues. Arborer une attitude patriote, afficher en public son patriotisme lors de réunions électorales est ainsi devenu un passage obligé pour faire partie de l’espace public légitime. Celui qui n’affiche pas son patriotisme et son loyalisme envers le pouvoir devient rapidement un ennemi de la Russie. De nombreuses ONG, accusées de faire le jeu de l’étranger ont subi le poids d’une rhétorique de plus en plus agressive et d’un harcèlement quotidien. Parallèlement, le pouvoir a tenté de construire « sa » société civile , appelé à renforcer « d’en bas » la consolidation nationale en contribuant de manière constructive au redressement du pays tout en faisant part des défauts ou des insuffisances le cas échéant.

Le retour des questions sociales ?

La très large victoire du parti Russie Unie en décembre 2007 a-t-elle été vraiment aussi écrasante qu’annoncée et espérée ? Ne laisse-t-elle pas passer aussi un signal, celui d’une volonté de voir mieux partagés les fruits d’une croissance sans cesse célébrée mais dont de nombreuses catégories de la population ne voient pas le résultat concret ?

Sans même parler des fraudes constatées et en se fondant uniquement sur les résultats déclarés, on peut constater que le vote aux élections parlementaires est pour le moins contrasté : si l’on excepte les régions, certes de plus en plus nombreuses, où le vote est grossièrement manipulé pour atteindre des résultats de 90% et plus en faveur du pouvoir, les scores ne dépassent pas 50% dans de nombreux endroits du pays, notamment dans les grandes villes.

Le choix de D. Medvedev contre l’autre grand favori S. Ivanov, issu quand à lui des « structures de force » |8|, pourrait alors signifier un certain tournant : la période de consolidation autour des idées patriotiques marquerait le pas, parce qu’elle a rempli sa fonction tout d’abord, mais aussi parce que l’idée patriotique a du mal à trouver sur le long terme un contenu idéologique au-delà d’un programme minimum de discours et de programmes éducatifs et culturels surtout tournés vers le passé |9|.
L’arrivée de Medvedev, qui a notamment été responsable des « projets nationaux » dans le domaine social, serait alors le signe que la période est au retour des questions sociales. Depuis 2005 d’ailleurs, des mouvements de protestations à travers toute la Russie se sont chargés de les remettre à l’agenda. Déjà, au printemps 2004, de nombreuses manifestations contre la réforme des avantages sociaux , qui ont surpris les politiques comme les analystes par leur caractère massif et largement auto-organisé au départ, et dans lesquelles on comptait la présence de nombreux retraités, ont constitué un véritable test pour la popularité du régime. Ces mobilisations ont été pérennisées dans un assez grand nombre de régions, avec la création de comités ou « conseils de coordination » qui tentent de fédérer leur action, localement, s’appuient sur une coalition de forces politiques très variable, dont le dénominateur commun est l’opposition à la politique du président V. Poutine et à la monopolisation de la vie politique par Russie Unie. Ces forces appartiennent surtout à l’opposition dite de gauche (levye), s’appuient sur quelques personnalités de l’opposition pour contribuer à politiser et faire monter en généralité leur mouvement , mais on y trouve parfois aussi le parti démocrate centriste Iabloko et même le très libéral SPS, sur une ligne de protestation face à l’arbitraire de décisions administratives imposées par un pouvoir non démocratique.

Si la peur éprouvée par les autorités d’une extension à la Russie des mécanismes de mobilisation qui ont conduit aux « révolutions colorées » de Géorgie et d’Ukraine ne semble pas d’actualité, le pouvoir continue d’utiliser au maximum la ressource administrative et politique, voire les ressources policière et judiciaire pour contenir le potentiel de contestation émanant par exemple de la jeunesse |10|. Après le 7 mai 2008, il est peu probable que le régime et la vie politiques russes connaissent à court terme d’importants changements. Mais il n’en reste pas moins qu’un potentiel de mobilisation existe, même s’il se situe souvent au niveau « micro » des problèmes de logement ou d’environnement urbain immédiat , ou sur le terrain des conflits du travail qui ont connu une poussée remarquée depuis 2007.

Est-ce un hasard si fin mars, le principal hebdomadaire culturel moscovite Afficha revenait en première page sur une des chansons culte des années 80, dont l’auteur était la rock-star symbole de la perestroïka Viktor Tsoy, my zhdiom peremen (Nous attendons des changements) ?


|1| Selon la constitution russe de 1993, le président ne peut effectuer que deux mandats de 4 ans.

|2| G. Ziouganov V. Jirinovski et A. Bogdanov, alors que de nombreuses figures de l’opposition avaient renoncé à se présenter, comme G. Kasparov, ou vu leur candidature interdite, comme l’ancien premier ministre de V. Poutine M. Kassianov.

|3| Pour une analyse détaillée de ces résultats, voir M. Mendras ; D Orechkine, J.C Lallemand, « le 2 décembre de V. Poutine », Esprit, Janvier 2008.

|4| Voir notamment les travaux de V. Gelman ; avec Ryzhenkov & Brie, Making and breaking democratic transitions : the comparative politics of Russia’s regions, Lanham, Md. : Rowman & Littlefield 2003, p.11-39

|5| Cf. Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet, La société russe en quête d’ordre. Avec Vladimir Poutine ?, Autrement, 2005.

|6| Voir Françoise Daucé. « Libéraux et démocrates : un compromis impossible », article en ligne sur le site du CERI |->http://www.ceri-sciencespo.co…

|7| Mikhaïl Khodorkovski un des principaux oligarques russe, a bâti une fortune considérable dans les années 1990 en rachetant notamment le géant pétrolier Ioukos. Accusé d’évasion fiscale et d’escroquerie, et soutien de plus en plus manifeste à l’opposition, il est arrêté en octobre 2003 puis condamné en 2005 à neuf ans de réclusion en régime sévère en Sibérie.

|8| Les ministères et agences de l’État en charge de la sécurité intérieure et extérieure : armée, police, services de sécurité divers…

|9| E. Sieca-Kozlowski et Anne Le Huérou, Culture militaire et patriotisme dans la Russie contemporaine, Paris, Karthala, 2008

|10| De très nombreux militants, la plupart jeunes, appartenant aux organisations sociales et politiques de gauche (levye) et notamment aux Nationaux-bolchéviques ont été arrêtés préventivement pour empêcher leur participation au second forum social russe organisé à l’occasion du sommet du G8 à Saint-Pétersbourg en juillet 2006.