L’interprétation de la Révolution française n’a cessé d’être un enjeu de luttes parmi les historiens. E. Hobsbawm dans son ouvrage Aux Armes Historiens, La Découverte, 2007, dresse un tableau engagé de cette histoire.
Depuis deux siècles, l’histoire de la Révolution française n’a cessé d’être un enjeu de débat permanent. Dans cet ouvrage issu de conférences prononcées aux États-Unis à l’occasion du bicentenaire de 1989 et publié l’année suivante, le grand historien anglais Eric Hobsbawm propose une explication critique et une défense de la tradition historiographique jacobine et républicaine de la Révolution française. Face aux « révisionnistes » libéraux voire contre-révolutionnaires qui suggéraient que « la Révolution n’a pas changé grand-chose » (p. 10), voire qui faisaient de 1789 la Révolution mère des totalitarismes du XXe siècle, Hobsbawm défend l’évidence que partageaient la plupart des hommes du XIXe siècle selon laquelle il s’agit « d’événements extraordinaires qui bouleversèrent le monde » (p. 124).
Mais pourquoi, pourrait-on se demander d’emblée, traduire cet ouvrage 17 ans après sa parution en anglais ? Les enjeux polémiques semblent désormais retombés. Les perspectives proposées par François Furet se sont effacées. Ses disciples sur le terrain des études révolutionnaires sont plutôt rares et les spécialistes semblent s’accorder sur l’importance de réinvestir le champ du social, abandonné pendant deux décennies au profit de l’étude de la culture politique. Le fait que certaines tensions soient retombées n’invalide en rien l’ouvrage. Au contraire. Les conditions semblent désormais réunies pour entreprendre l’analyse des profondes mutations qui ont marqué les études sur la Révolution française au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Or, Aux armes, historiens constitue un jalon utile de cette réflexion. Même s’il est très exagéré de dire que l’histoire de la réception et de l’interprétation de la Révolution française est un « sujet étonnamment négligé » |1|, il est indéniable que Hobsbawm, avec sa connaissance exceptionnelle des sociétés européennes, était le mieux placé pour apporter un éclairage riche et fécond. L’objectif de Hobsbawm est de répondre aux historiens « révisionnistes » en les resituant dans la longue succession des débats et des interprétations suscités par la Révolution. Selon lui, les historiens révisionnistes rejettent le souvenir de la Révolution au nom de la dimension marxiste qui aurait caractérisé la tradition historiographique française depuis le XIXe siècle. C’est précisément ce que Hobsbawm remet en cause avec force à travers quatre tableaux successifs.
Dans le premier chapitre, « Une révolution bourgeoise », il montre comment les libéraux de la première moitié du XIXe siècle ont utilisé le souvenir de la Révolution pour imposer leur programme politique. Ce sont les jeunes libéraux de la Restauration, et pas les historiens marxistes ultérieurs, qui ont imposé l’interprétation de la Révolution comme aboutissement de l’ascension séculaire de la bourgeoisie. C’est à ces penseurs libéraux que Marx a ensuite emprunté la représentation de la Révolution comme une victoire bourgeoise de la lutte des classes. Ce sont également eux qui ont imposé l’idée de la nécessité de la Révolution.
Dans un deuxième temps, Hobsbawm examine comment certains ont cherché à « dépasser la révolution bourgeoise » en utilisant la mémoire de la révolution pour aller au-delà du libéralisme. Au cours du XIXe siècle, les mouvements ouvriers et socialistes naissants ont adopté la langue et le symbolisme de la révolution jacobine pour l’adapter à leurs propres besoins. La Révolution française a alors été utilisée dans des contextes et pour des objectifs très divers, en France comme à l’étranger. Hobsbawm propose notamment une passionnante exploration des usages de la Révolution française en Russie après 1917. Les révolutionnaires russes, nourris de références historiques, n’ont cessé d’utiliser les parallèles entre leur révolution et celle des jacobins français pour juger et critiquer les développements du socialisme en Russie. Hobsbawm suggère que la mémoire de la Révolution française fut particulièrement vive en union soviétique. Même en 1989, note t-il, ceux qui souhaitaient transformer le système continuaient de se référer à 1789 plutôt qu’à la révolution d’Octobre 1917.
Dans le troisième chapitre, « D’un centenaire à l’autre », Hobsbawm propose un retour à l’hexagone pour suivre la mémoire de la Révolution après l’installation du régime républicain en France. Il s’agit de suivre « la réfraction de la Révolution dans le prisme de la politique contemporaine » (p. 81). En 1889, comme en 1989, la célébration de la Révolution fut un événement très politique. En 1889, en dépit des interprétations différentes, voire contradictoires, qui s’affrontaient, personne n’aurait soutenu que la Révolution avait eu peu d’impact, tous s’accordaient pour voir en elle un événement majeur porteur de transformations radicales. La célébration républicaine de la Révolution comme moment fondateur a contribué au développement considérable de l’historiographie révolutionnaire (en qualité comme en quantité, comme le montrent les statistiques des publications consacrées à la période révolutionnaire). C’est dans ce contexte que s’est fixée l’interprétation républicaine et jacobine de la Révolution que les marxistes se sont ensuite simplement contentés de reprendre et de faire leur. Au terme de cette reconstruction de la genèse de ce qu’on peut appeler l’interprétation « classique » de la Révolution, qui s’impose notamment autour des figures de Lefebvre, Soboul ou Rudé, Hobsbawm propose un dernier chapitre pour « survivre au révisionnisme ».
À partir des années 1970 en effet, l’interprétation de la Révolution française a été profondément bouleversée. Hobsbawm ne nie pas la nécessité d’enrichir le questionnement sur la Révolution en prenant en compte les nouvelles méthodes et les nouveaux objets de l’historien, mais il montre que le souci premier des « révisionnistes » fut avant tout politique et idéologique. Pour les historiens libéraux du dernier quart du XXe siècle, la Révolution devient selon lui une cible à abattre. Leur objectif était à la fois de montrer qu’elle n’avait pas changé grand-chose (aux structures économiques comme au champ politique) et qu’elle avait surtout eu des conséquences négatives. À travers la Révolution, c’était le rejet des anciennes croyances radicales ou révolutionnaires –qu’ils avaient pu partager dans leur jeunesse– que rejetaient ces historiens. Hobsbawm montre très bien comment ces nouvelles perceptions de la Révolution française sont devenues possibles à partir des années 1970 : cela tient à la fois à l’avènement d’une nouvelle génération d’historiens soucieux de se démarquer de la vision dominante et, plus profondément, aux mutations décisives qui ont façonné le paysage intellectuel du dernier quart du XXe siècle. En France, la Vème République et la modernisation des « Trente Glorieuses » semblaient clore définitivement la période inaugurée par la Révolution. Par ailleurs, les mutations du capitalisme mondial et le triomphe du libéralisme anticommuniste ont favorisé l’abandon des anciennes croyances, en premier lieu celle en la Révolution. Si Hobsbawm ne discute pas précisément les travaux de François Furet ou de Alfred Cobban qu’il a tendance à caricaturer –c’est sans doute la faiblesse de son analyse |2| – c’est parce qu’il les considérait comme des symptômes d’une évolution plus large du champ intellectuel qui le préoccupait.
Comme il
le rappelait dans son autobiographie récemment traduite en français (Franc-Tireur, Ramsay, 2005), Hobsbawm aime la France et entretint longtemps des rapports étroits avec les historiens français avant de s’en écarter dans les années 1970. Contrairement à ceux dont il dénonce le révisionnisme, Hobsbawm est resté fidèle au marxisme, d’où parfois la virulence et même l’excès des attaques auxquelles il se livre dans ce livre de combat écrit à chaud. Dans la brève postface qu’il a rédigée pour l’édition française, il propose un rapide tour d’horizon des évolutions de l’historiographie depuis la première publication de son livre. Il constate à la fois l’apaisement des tensions si vives en 1989 –« l’épisode furétien est terminé » écrit-il (p. 136)– et le foisonnement de recherches nouvelles, notamment à l’étranger |3|. Par delà l’intérêt purement historiographique de l’analyse, on voit que, pour Hobsbawm, les regards portés sur la Révolution constituent autant d’indicateurs précieux pour comprendre notre rapport au présent. L’intérêt renouvelé pour la Révolution et son œuvre constitue peut-être, dans cette perspective, les signes encourageants d’un retour du politique.
|1| Voir par exemple : O. Bétourné et I. Aglaia Hartig, Penser l’histoire de la Révolution française, La Découverte, 1989 ; ou S. L. Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993.
|2| Voir notamment les remarques critiques de Alain Chatriot, « Hobsbawm et ses combats », laviedesidees.fr (consulté le 31/01/2008).
|3| Le tableau que brosse Hobsbawm est nécessairement très fragmentaire, deux ouvrages collectifs récents font le point sur les renouvellements de l’historiographie révolutionnaire : Martine Lapied et Christine Peyrard (dir.), La Révolution française au carrefour des recherches, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2003 ; Jean-Clément Martin (dir.), La Révolution à l’œuvre : perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolution française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.