Si la naturalisation est une décision régalienne de l’Etat – une faveur accordée à l’étranger-, l’acquisition de nationalité après un mariage avec un Français est un droit. Une femme marocaine s’est vue refusée ce droit parce qu’elle portait un Niqab, considéré comme une preuve de “défaut d’assimilation”. Laurent Lévy revient sur l’arrêt du Conseil d’Etat.
Par un arrêt en date du 27 juin 2008, qui a fait couler beaucoup d’encre, le Conseil d’Etat, sur le rapport de Madame Sophie-Caroline de Margerie, Conseiller d’État, et au vu des conclusions de Madame Emmanuelle Prada-Bordenave, Commissaire du gouvernement, a confirmé l’opposition du Gouvernement à l’acquisition par mariage de la nationalité française d’une marocaine, Faïza A., sous la motivation suivante :
« Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, si Mme A possède une bonne maîtrise de la langue française, elle a cependant adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes ; qu’ainsi, elle ne remplit pas la condition d’assimilation posée par l’article 21-4 précité du code civil ; que, par conséquent, le gouvernement a pu légalement fonder sur ce motif une opposition à l’acquisition par mariage de la nationalité française de Mme A »
La loi ne prévoit en effet pas que la personne mariée à un conjoint de nationalité française peut de plein droit acquérir cette nationalité. Si une simple déclaration y suffit, il demeure que, aux termes de l’article 21-4 du Code civil, « Le Gouvernement peut s’opposer, par décret en Conseil d’État, pour |…| défaut d’assimilation, autre que linguistique, à l’acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger »
Le Conseil d’État ayant écarté les moyens de la requérante, tirés de la liberté d’expression religieuse et de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits humains, et les règles de la procédure ayant été respectées par le Gouvernement, il semble bien que l’arrêt en question soit inattaquable sur un strict point de vue juridique. Mais la règle de droit qu’il met en œuvre mérite d’être interrogée.
Quoique la décision ne fasse aucune allusion au comportement vestimentaire de la requérante, on sait par le débat suscité par cette affaire que ce que l’arrêt du 27 juin caractérise comme « une pratique radicale de sa religion » se manifestait entre autres par le port du « niqab » (voile couvrant ne laissant paraître que les yeux), inexactement désigné comme « burqa » (tenue traditionnelle afghane, qui masque le visage des femmes derrière un genre de grillage) par la plupart des commentateurs. Madame Prada-Bordenave précisait en outre dans son rapport que « elle mène une vie presque recluse et retranchée de la société française. Elle n’a aucune idée sur la laïcité ou le droit de vote. Elle vit dans la soumission totale aux hommes de sa famille et semble trouver cela normal. L’idée même de contester cette soumission ne l’effleure même pas ». Et d’ajouter que ses déclarations sont « révélatrices de l’absence d’adhésion à certaines valeurs fondamentales de la société française ». Il n’en fallait pas moins pour fonder la décision.
On n’épiloguera pas sur la vraisemblance qu’une femme, fût-elle marocaine, et s’exprimant parfaitement en français, n’ait ainsi « aucune idée | ! | sur la laïcité ou le droit de vote ». Mais on peut gager qu’il y a bien du fantasme orientalisant, et dans le fond bien du mépris, derrière une telle imputation. Il est par contre fort possible que Faïza A. et la commissaire du Gouvernement ne partagent pas le même point de vue quant à ces questions. Mais peu importe. On n’insistera même pas sur l’affirmation que cette femme, dont les voisins attestent qu’elle va comme tout le monde faire ses courses dans le quartier, et bavarde tranquillement avec ses voisines, aurait vécu « retranchée de la société française ». Car la question de fond, si l’on tient pour acquis que la décision en cause est bien fondée en droit, c’est la règle de droit elle-même, et le nationalisme, c’est à dire le racisme, qu’elle sous-tend.
De quoi s’agit-il en effet ? Le Conseil d’État valide le décret du Gouvernement s’opposant à l’acquisition de la nationalité française par mariage, par une femme marocaine, et ce pour « défaut d’assimilation », au motif que sa pratique, qualifiée de « radicale » de sa religion, serait incompatible avec les « valeurs essentielles de la communauté française », au rang desquelles le « principe d’égalité des sexes ».
Il n’y a pourtant pas grand chose ici qui aille de soi.
Qu’est-ce, par exemple, que cette « assimilation » exigée pour l’acquisition de la nationalité française ? On peut imaginer que cela signifie que l’étranger-ère est devenu « similaire », « semblable » aux français-es. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Les français-es, sont tou-te-s différent-es. Auxquel-le-s faut-il être semblables ? A quel type moyen ?
On peut certes imaginer que l’assimilation consisterait simplement à avoir une vie « normale » dans la société française. Mais on retombe sur cette notion de « normalité ». Qu’est-ce qui pourrait définir une vie « normale » dans un pays où existent des centaines de modes de vie, de choix, de goûts, d’opinions différentes ?
L’élément légal qui permet au Gouvernement de s’opposer à l’acquisition de la nationalité française est donc des plus flous, des plus incertains. Pour caractériser le défaut d’assimilation, le Conseil d’État a donc recours à une notion qu’il semble considérer comme définissant l’assimilation : l’adoption des « valeurs essentielles de la communauté française », également évoquées par la commissaire du Gouvernement.
Or, cette notion est elle-même très incertaine. L’évoquer suppose en effet, qu’on tienne pour acquis, que la « communauté française » partagerait bien des « valeurs essentielles ». Il est pourtant difficilement discutable que rares sont ces « valeurs » qui seraient effectivement partagées par l’ensemble de la « communauté française », ici considérées – puisqu’il s’agit d’accession à la nationalité – comme des valeurs « nationales » (le sens premier du mot « nation » est d’ailleurs celui de « communauté »). Et la communauté c’est à dire la nation française, et à plus forte raison la société française, n’a rien d’homogène, à quelque point de vue que ce soit. En particulier pas du point de vue de ses « valeurs ».
La seule « valeur », jugée essentielle à la communauté française, expressément mentionnée par le Conseil d’État dans cette affaire est le « principe d’égalité des sexes ». Le moins que l’on puisse dire est que ce principe n’est en rien constitutif de l’identité française. Qu’il suffise de jeter un coup d’œil sur les bancs du Parlement ou sur les sièges des conseils d’administration des sociétés cotées en Bourse pour s’en convaincre. Les « barbus » de la IIIe République ont tout fait pour retarder l’accès des femmes au droit de vote qu’elles revendiquaient. Les femmes ont dû lutter pendant des décennies contre une République essentiellement patriarcale pour obtenir des droits aussi élémentaires que l’égalité dans le mariage, le droit à la contraception ou là l’avortement – lequel est régulièrement mis en cause au sein même de la « communauté française » – ou la reconnaissance du viol entre époux. Il se trouve même assez de membres dûment estampillés de la « communauté française » pour lesquels l’égalité des sexes est une valeur tellement essentielle que chaque semaine, trois femmes meurent de violences conjugales.
Ainsi, lorsque Valérie Pécresse affirme que « le Conseil d’État en rendant cette décision a voulu réaffirmer qu’on ne pouvait pas avoir la nationalité française quand on n’adhérait pas à ce principe », elle attribue à la Haute juridictio
n une contrevérité évidente, du même ordre que celle énoncée par Nicolas Sarkozy lorsqu’il affirmait au cours de sa campagne électorale que « être français, c’est respecter la loi ». Tout ce qui existe est possible, et on peut à l’évidence avoir la nationalité française sans respecter la loi et sans adhérer au principe de l’égalité entre les sexes.
L’absence d’adhésion de Faïza A. aux valeurs nationales de la France est en outre induite par l’arrêt du 27 juin du fait qu’elle aurait adopté « une pratique radicale de sa religion ». Là encore, on ne peut que s’interroger. Tout d’abord, cette notion ne recouvre rien de bien déterminable. Le fait est qu’au cours de l’enquête, les époux A. semblent avoir déclaré être des musulmans « salafistes ». Mais outre que ce mot est employé dans des sens différents, ne correspondant pas tous au courant identifié le plus habituellement comme « salafiste », il n’est pas anodin de remarquer qu’il se trouve de nombreux spécialistes pour considérer que ce courant n’est pas caractérisé comme une « pratique radicale » de l’Islam, mais comme une pathologie sectaire de cette religion ; si bien que définir le « salafisme » comme une « pratique radicale de l’Islam » revient, de la part des juges, à trancher un débat interne à l’islamologie.
Surtout, en toute hypothèse, il existe bien des « salafistes » français, quel que soit le sens que l’on donne à ce mot, si bien que caractériser ce courant comme étant par nature incompatible avec les « valeurs essentielles » de la nation française, est soit une contradiction dans les termes, soit l’effet d’une conception particulièrement inquiétante de la nation française. Particulièrement inquiétante, mais hélas parfaitement banale. Et c’est elle que la décision du Conseil d’Etat invite à interroger.
Il n’est pas anodin que, dans différentes déclarations auxquelles cette décision a donné lieu, les « valeurs essentielles de la communauté françaises » aient parfois été qualifiées de « valeurs de la République ». C’est ainsi que l’association « Ni Putes Ni Soumises » s’en est félicitée , se disant « soulagée » que soit ainsi donné un « exemple pour tous ceux qui se revendiquent des valeurs de la République ».
Le conseiller d’État Rémy Schwartz, ancien membre de la commission Stasi, affirme dans le même esprit que « une femme qui porte la burqa témoigne de son refus des valeurs de la République. »
Valérie Pécresse notait de son côté que « au-delà même du port de la burqa, il y avait la question du fait que cette femme n’allait pas voter, du fait que cette femme n’avait pas de vie indépendante en dehors des déplacements qu’elle faisait accompagnée de son mari. Je crois que cela n’est pas la République française », semblant ainsi ajouter, à toutes fins utiles, aux motivations du Conseil d’Etat – en même temps qu’elle introduisait des détails de fait qui ne semblent pas correspondre à la réalité.
Voici donc la Nation telle qu’elle est vue par la conception dominante : non pas la communauté de ceux qui vivent effectivement dans le pays et le font vivre, mais une communauté imaginaire, conforme à un idéal forgé à la petite semaine par les élites autoproclamées. Le hic n’échappe à personne : cette conception, si elle permet d’empêcher celles et ceux qui ne correspondent pas au modèle de venir le polluer de leur adhésion, n’a pas pour autant pour effet, en l’état du droit, d’en exclure les personnes qui, françaises de naissance, ne sont pas pour autant conformes à l’idéal-type du moment. Du moment, car cet idéal type qui se donne des allures d’éternité en évoquant des « valeurs essentielles » comme on parlerait de « valeurs éternelles » attribue à la Nation une « essence » très variable ; et considérer l’égalité des sexes comme une valeur essentielle de la société française aurait semblé grotesque il y a encore peu. Le tour de force idéologique est d’ailleurs qu’on puisse aujourd’hui l’énoncer ainsi sans soulever la moindre levée de boucliers, en particulier parmi les féministes, pourtant bien placées pour savoir à quel point cette égalité est loin d’être passée dans les mœurs dominantes. Affirmer le caractère essentiellement étranger d’une méconnaissance de l’égalité entre les hommes et les femmes, cela revient à affirmer cette énormité, contraire à l’expérience quotidienne, que cette égalité serait en France une chose acquise, devenue essentielle à l’identité même d’une Nation définie par ses « valeurs ».
En outre, considérer comme devant demeurer à l’extérieur de la « communauté française » quiconque n’y serait pas assimilé par adhésion à ses prétendues « valeurs essentielles » revient à dénoncer comme n’étant « pas vraiment françaises » les personnes pourvues de la nationalité mais que l’on peut soupçonner de ne pas partager ces sacro-saintes « valeurs ».
À la xénophobie externe, qui permet de traiter les étrangers en inférieurs, indignes par exemple d’exercer en France les droits politiques reconnus aux nationaux, répond ainsi une xénophobie interne, par laquelle certains français sont regardés comme des étrangers – au point sans doute qu’on pourrait s’interroger sur la légitimité de leurs droits.
Si Faïza A. ne partageait pas certaines des « valeurs » de Sophie-Caroline de Margerie, de Emmanuelle Prada-Bordenave, de Valérie Pécresse et de quelques autres, elle partageait celles de certain-es de nos autres compatriotes – comme son mari, pour ne prendre que cet exemple. Elle était ainsi parfaitement « intégrée », « assimilée » à certains secteurs de la société française, de la communauté nationale. Et même s’il s’agit là d’un secteur parfaitement marginal dans la société française, son existence même illustre le fait que la Nation n’est pas une réalité lisse et exempte de contradiction. Mais peut-être que prétendre gommer les contradictions de la société est précisément le propre des idéologies nationalistes. Le mythe national permet de contester aussi bien le racisme structurel que la lutte des classes.
Être français, disent Jean-Marie Le Pen et quelques autres, ça s’hérite ou ça se mérite. Mais la définition du « mérite » mise en œuvre par la théorie de l’assimilation qu’illustre l’arrêt du 27 juin ne correspond pas à l’ensemble des « héritages » possibles. Il semble que les qualités nécessaires pour « mériter » la nationalité française soient plus précises que celles dont on peut simplement « hériter ».
La référence de la décision du Conseil d’Etat à la « pratique radicale de la religion » est particulièrement éclairante, dans la mesure où l’intégrisme, dans son sens premier, c’est à dire l’intégrisme catholique, est une réalité typiquement française, incarnée par feu Marcel Lefèbvre. La logique du Conseil d’ État devrait conduire à refuser la nationalité française à un polonais intégriste, ou à un new-yorkais loubavitch. Il n’est pourtant pas certain que cette solution serait retenue…
On est libre de combattre les idéologies que l’on ne partage pas. Rien n’oblige à partager la conception du monde des époux A. ou de Valérie Pécresse. Si les « valeurs » de la compétition, de la réussite individuelle, ou du règne de la Bourse – les « valeurs » des valeurs mobilières – sont, par exemple, aujourd’hui dominantes, rien n’interdit de les combattre et d’en promouvoir d’autres. Mais rejeter comme n’étant pas françaises les « valeurs » qui sont, en France, minoritaires ou marginales, quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur elles, c’est permettre à la politique d’être submergée par le mythe. C’est dans le débat d’idées, dans les luttes politiques et
sociales, dans le jeu des contradictions qui animent réellement la société, que l’on peut combattre réellement les pratiques sociales et les conceptions du monde que l’on juge contraires aux « valeurs » que l’on entend porter. Dans ces combats, celles et ceux qui luttent pour l’émancipation humaine ne se trouveraient peut-être pas sur chaque sujet du même côté que Faïza A. et son mari – ou que Valérie Pécresse. Mais cela ne suppose pas, bien au contraire, que la qualité de français soit contestée à l’une et tolérée à l’autre – et pleinement reconnue à la troisième.
Nier les contradictions de la société, les masquer derrière de prétendues « valeurs essentielles de la communauté (ou de la société, ou de la nation) française », les refuser comme antinationales, c’est promouvoir le statu-quo des dominations à travers une mystification idéologique. Il fut un temps, pas si ancien, où l’on disait : « communiste, pas français », ou encore « le Juif est l’ennemi de la France ». On sait comment cela s’est terminé. La même idéologie régnait sur les États-Unis aux temps du maccarthysme, où le défaut d’américanisme (« un-american activities ») conduisait à supprimer le passeport de l’immigré Charles Chaplin ou du fils d’esclave Paul Robeson. Ces temps semblent faire, de part et d’autre de l’Atlantique, un terrible retour en force.
Une source « proche du dossier » confiait à l’AFP que « ça n’est pas la première fois que cet argument du défaut d’assimilation conduit à refuser l’octroi de la nationalité française », même si « c’est peut-être la première fois concernant le port d’une burqa ». On a vu, dans le contentieux de la naturalisation, des refus liés à la langue parlée an famille, et même aux habitudes alimentaires. Il y a pourtant de nombreuses familles françaises au sein desquelles on parle arabe, berbère, ou portugais, sans même évoquer celles où l’on parle breton, occitan, alsacien ou corse. Et il est de notoriété publique que le couscous est le plat préféré des Français. Mais peu semble importer au Conseil d’État.
Il est évident que ce sont les mêmes réflexes qui conduisent à refuser la nationalité française aux étrangers qui ne se conforment pas à la conception dominante du monde, et qui conduisent à refuser aux résidents étrangers l’exercice de la citoyenneté. Et que la reconnaissance à toutes les personnes qui vivent dans le pays, et le font vivre, du bénéfice des « droits de l’homme et du citoyen » aurait pour heureux effet de rendre anecdotique l’enjeu de la question nationale.