Le début du mois d’août a été marqué par une leçon de géographie pour les Occidentaux. Les Européens ont appris qu’il existe des territoires comme l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud, et même du Nord. En ce qui concerne les journalistes, ils ont commencé non seulement à prononcer correctement le nom Saakachvili, au lieu de Saskachvili, mais ils ont surtout appris à utiliser des noms encore plus exotiques comme Kokoity et Bagapche – respectivement les présidents de facto de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.
Arrière plan historique du conflit
Après la chute de l’Empire Russe, pendant la période de courte indépendance de la Géorgie (1918-1921), il y eut déjà un conflit dans cette région entre les forces Géorgiennes, dirigées par un gouvernement social-démocrate et les Ossètes, qui exprimaient leur volonté de s’allier avec la Russie bolchévique.
L’Ossétie du Sud est une région frontalière avec la Russie, située au bord de la Grande Chaîne du Caucase. Créée comme un oblast [1] autonome par les autorités communistes en 1922, l’Ossétie était peuplée, jusqu’au déclenchement des hostilités des années 90, de 70 000 Ossètes et 30 000 Géorgiens. Les villages ossètes et géorgiens dessinaient une vraie peau de léopard dans cette région. En 1991, Zviad Gamsakhourdia, un ancien dissident, devenu très vite un collaborateur du KGB, arrive au pouvoir avec l’aide de cette organisation. Fils du fameux écrivain géorgien Konstantine Gamsakhourdia, ce traducteur de Baudelaire et de Shakespeare, psychiquement très déséquilibré, est épaulé et manipulé par le KGB et le GRU [2] russe pour éliminer ses adversaires politiques. Zviad Gamskhourdia, soutenu en même temps aveuglément par la majorité de la population géorgienne, instaure en Géorgie un régime que résume son fameux slogan « la Géorgie pour les Géorgiens ». Lors des élections présidentielles, il obtient 90% des voix ; les scores des présidents suivants, Shevardnadze et Saakachvili, seront les mêmes [3]. Le parlement géorgien adopte des lois très provocatrices vis-à-vis de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, ce qui va entraîner les affrontements de 1991. (Bien sûr les lois adoptées par les organes législateurs de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie n’ont pas été moins provocatrices à l’égard de la Géorgie, mais en tant que Géorgien je préfère de mettre l’accent sur la responsabilité géorgienne). Cette politique à la Milosevic de Gamsakhourdia a logiquement provoqué la guerre ethnique entre les Ossètes et les Géorgiens. Le résultat d’une telle politique fut catastrophique : une guerre sanglante, avec un nettoyage ethnique à la clef des deux côtés. La paix négociée par le grand frère russe a permis à la Russie d’installer ses troupes dans cette région. Ces événements seront accompagnés par le deuxième acte du projet KGB-GRU : l’arrivée au pouvoir de Shevardnadze, ancien ministre des Affaires étrangères de l’URSS. L’éviction de Gamsakhourdia par un coup d’État va provoquer une guerre civile. Soutenu par un cocktail un peu exotique, constitué de la mafia géorgienne, de son homologue russe, le KGB, et de l’armée russe, Shevardnadze va évincer Gamsakhourdia du pouvoir. Mais à la différence de l’intellectuel Gamsakhourdia, le vieux renard communiste va très vite se débarrasser de ses soutiens gênants qui l’ont amené au pouvoir. Ce changement de régime sera accompagné par l’éclatement de l’autre région, l’Abkhazie : en août 1992 Shevardnadze envoie les troupes géorgiennes en Abkhazie. Les unités de l’armée russe vont aider la milice abkhaze pour disloquer « l’armée » géorgienne. Le bilan sera catastrophique 250 000 Géorgiens seront obligés de fuir la région, l’Abkhazie sera devastée.
Pendant une décennie la stratégie des Russes consistait en un gel des conflits afin d’utiliser cette situation comme un levier politique contre la Géorgie.
Avant l’arrivée de Saakachvili au pouvoir, la Géorgie représentait l’exemple même d’un État en faillite. Après les « révolutions florales » en Géorgie et en Ukraine, le paysage géopolitique de l’ex-URSS a été modifié radicalement – à la tête de ces deux pays sont venus au pouvoir des dirigeants dont les objectifs étaient de s’intégrer le plus vite possible aux institutions euro-atlantiques.
Saakashvili obtient très vite des résultats extraordinaires : il réforme la police, le système éducatif, la bureaucratie, libère l’économie. En effet la corruption de la police, du système éducatif ou bien de la bureaucratie a été le plus grand fléau de tous les pays de l’ex-URSS. Avec le soutien des américains, la Géorgie construit une armée jusque-là inexistante. La Géorgie envoie alors ses troupes en Afghanistan et en Irak (dans ce pays, le contingent géorgien jusqu’à la guerre russo-géorgienne était le troisième en nombre de combattants et partageait même la première place avec les américains lorsqu’on rapporte le nombre de soldats envoyés sur le terrain à la population de ces pays [4]). Cette ferveur géorgienne était stimulée par l’attente d’une réciprocité américaine dans l’assistance militaire, assistance qui n’a pas tardé. À cette assistance américaine, il faut ajouter le fait que le développement économique du pays très rapide a permis l’augmentation vertigineuse du budget militaire. En même temps, les reformes militaires, en particulier le réarmement de l’armée, étaient bien en-dessous des attentes : la corruption du ministre de la défense, Irakli Okrouachvili, le plus proche allié de Saakachvili, était un secret de polichinelle dans les cercles diplomatiques européens. (Par exemple lors de conversations privées, le secrétaire général de l’OSCE ne se privait pas de souligner les achats douteux de matériels militaires défectueux par le ministère de la défense géorgien, notamment l’achat de chars ukrainiens et de systèmes d’artillerie en très mauvais état de marche. Il y eut d’ailleurs, comme l’ont rapporté certains journalites, un effet boomerang de cette corruption pendant la guerre d’Août puisqu’on a pu assister à la défaillance de la technique militaire géorgienne). Limogé, sous la pression des américains, Saakachvili lui proposera le poste de ministre de l’économie – ministère qui était en charge de la privatisation de la propriété publique jugée « rentable ». Aucune privatisation ne s’est passée de manière transparente et toutes ont soulevé beaucoup de questions. Très ambitieux politiquement, l’ex-ministre de la défense a abandonné la place très lucrative de ministre de l’économie pour se lancer dans la politique en s’opposant à Saakachvili. Inculpé de corruption il sera arrêté, relâché et finalement trouvera l’asile en France.
En même temps que la réforme de la police, Saakachvili se lance dans des réformes institutionnelles : la réécriture de la constitution sera plus fréquente que la réécriture du menu des restaurants parisiens, ce qui va entraîner la diminution du pouvoir législatif, consécutivement l’augmentation du pouvoir présidentiel et le changement de la loi électorale en faveur du parti de la majorité. La presse électronique sera totalement mise sous le contrôle de l’État [5]. (Ce qui ne veut pas dire que la presse indépendante existait en Géorgie. Les medias anti-gouvernementaux n’ont pas été moins propagandistes que les médias progouvernementaux). Les citoyens furent mis sur écoute en dehors de tout cadre judiciaire et ces enregistrements étaient diffusés à la télévision lorsque le pouvoir cherchait à justifier des arrestations. Cette situation avait des effets désastreux sur le fonctionnement de la bureaucratie elle-même, car des grands jusqu’aux petits fonctionnaires, tous refusaient de discuter au téléphone les affaires ordinaires et courantes, ce genre de discussions étant susceptible à leurs yeux de se retourner contre eux. Du côté des réformes institutionnelles et de l’avancée de la démocratie, la Géorgie n’a guère progressé (on pourrait dire sur le ton de la plaisanterie qu’elle dépasse même la Roumanie de Caucescu dans ce domaine, car au lieu d’écouter, la Sécurité (Sekuritaté) roumaine se contentait, dit-on, de faire circuler la rumeur selon laquelle tout le monde était sur écoute afin d’inciter les roumains à s’autocensurer).
Pour résumer en deux mots, on peut dire que Saakashvili va réussir à sortir l’État géorgien de la situation de faillite : il a tout simplement construit un État avec une économie en forte croissance, où la corruption domestique est presque entièrement éradiquée. Pour les amateurs de typologies, on peut qualifier cet État d’autoritaire libéral, soit un État sous contrôle exclusif d’un pouvoir exécutif où places et honneurs sont réservés aux fidèles du pouvoir (Power Dominated State) [6].
La construction de ce pays autoritaire, avec l’existence d’une opposition à 90% arquée sur une posture anti-système, financée de surcroît par un oligarque, dont l’objectif était de faire de l’État géorgien son entreprise privée, conduit au bras de fer de novembre 2007. La situation sera désélectrisée par l’annonce d’élections anticipées concédées par Saakachvili. L’éffet positif de cette décision présidentielle sera gâché par le déroulement douteux des élections : selon les données officielles, Saakachvili gagne les élections avec 53% de voix au premier tour. Le rapport de l’OSCE, qui fut pendant les élections le principal observateur indépendant, incite à penser qu’aucun candidat n’a réellement réussi à dépasser la marge de 50% et qu’il aurait donc fallu s’orienter vers un deuxième tour. Le principal rival de Saakachvili, Gachechiladzé (25% des voix au 1er tour, selon les données officielles), n’avait qu’une chance théorique de gagner les élections au second tour, un fait qui rend encore plus triste la décision gouvernementale de truquer les élections.
Cet éclairage sur l’histoire de la politique intérieure géorgienne des dernières années permet peut être de comprendre l’enchaînement de décisions de l’été dernier, en tout cas il met en lumière le fait qu’une décision apparemment irrationnelle au point de vue de la stratégie géopolitique a pu être prise. Regardons maintenant de plus près la chronologie des événements propres au conflit lui-même.
Le Conflit
La faillite de la tentative aventurière de Saakachvili, à l’été 2004, de reprendre le contrôle de l’Ossétie du Sud aurait pu convaincre le gouvernement géorgien de se tourner définitivement vers le choix de la diplomatie et de renoncer à toute forme de guerre ; d’autant que le régime purement mafieux et stupide de Kokoïty aurait pu être un atout en faveur de cette voie diplomatique (Le président de facto de l’Ossétie du Sud a en effet été mis au pouvoir par les frères Tedeev, dirigeants d’un groupe mafieux de Russie. L’un des frères deviendra le secrétaire du conseil de la sécurité ossète. Mais ayant comme seule ressource financière les revenus de la contrebande, Kokoïty va comprendre que le partage de ces ressources pouvait être plus avantageux en traitant directement avec les généraux russes, les frères Tedeev seront donc assez rapidement évincés du pouvoir).
Un changement radical s’est produit avec le sommet de l’OTAN de Bucarest (2/4 avril 2008). À Bucarest, bien que la Géorgie et l’Ukraine n’ont pas été intégrées dans le plan d’action pour l’adhésion (MAP pour membership action plan), l’OTAN a promis l’intégration au MAP à ces deux États dans un futur assez proche… Quant au motif du refus, pour l’immédiat, toutes les sources diplomatiques indiquent qu’il trouve son origine dans un « véto de Poutine », exprimé par le véto réel franco-allemand. Cette erreur est d’autant plus lamentable de la part des Allemands et des Français qu’il aurait suffi de s’appuyer sur le fait que les réformes démocratiques en Géorgie n’étaient pas assez avancées pour refuser à ce pays l’accès au MAP. Par cette décision, l’Allemagne et la France ont du même coup créé une situation inédite dans laquelle un pays non membre de l’OTAN dicte à cette institution les attendus de ses décisions. On peut d’ailleurs remarquer que ce type ce raisonnement consistant à accepter l’idée qu’il était nécessaire de ménager les susceptibilités russes a été en grande partie relayé pendant les dernières semaines par des hommes politiques, des journalistes, des historiens ou des soviétologues dans différentes interventions qu’on peut résumer en deux mots : en encerclant la Russie par l’OTAN, l’Occident n’a fait qu’humilier et provoquer cette dernière. Ce raisonnement est tout à fait erroné car pour que la Géorgie fasse les reformes démocratiques, l’Europe n’a qu’un seul vrai levier – l’adhésion réelle à l’OTAN, la politique de voisinage de l’Union Européenne reste en effet très peu effective. Et au fond, on pourrait rétorquer que chaque État devrait souhaiter être « encerclé » par des pays démocratiques, au lieu d’être encerclé par des dictatures comme la Biélorussie ou celles qui émergent dans toute l’Asie Centrale. Mais malheureusement la Russie semble préférer l’entourage des dictatures, comme le montre sa propension de plus en plus forte à remettre en scène dans les relations diplomatiques la figure de Monsieur Niet : le blocage, à travers le Conseil de Sécurité de l’ONU, des résolutions qui condamnent Mugabé, la junte de Birmanie ou bien qui empêche l’émission d’un mandat international contre le président soudanais Omar al-Bachir en sont les illustrations les plus récentes…Il est désormais difficile de voir dans le monde entier un endroit où la Russie ne joue pas un rôle déstabilisateur et destructeur.
L’autre changement radical dans le paysage caucasien a été provoqué en avril 2008, au moment où Poutine préparait la passation de son pouvoir à Medvedev. Poutine a annoncé l’intégration sociale et politique de l’Abkhazie et de l’Ossétie au sein de la Russie. Parallèlement, la Russie a bloqué toutes les tentatives de pourparlers dont elle ne pouvait contrôler complètement le format. En mai, les tensions ont monté d’un cran et seuls les efforts diplomatiques occidentaux, surtout américains, ont pu permettre d’éviter la guerre (On entend d’ailleurs assez souvent en France qu’une partie de la responsabilité des événements d’août repose sur les Américains, qui ont montré trop d’indulgence vis-à-vis des faucons Géorgiens. En fait la seule pression forte qui empêchait Saakachvili de se lancer dans la guerre venait des Américains et la visite inattendue de Condoleezza Rice en Géorgie, le 9 Juillet 2008, en est la preuve).
En Juillet, la Russie organise les manœuvres « Caucase 2008 ». Les unités d’élites de la 58ème armée russe ont été déplacées à la frontière géorgienne, sachant proche l’occasion d’envahir le pays. Les divisions aéroportées ont effectué des manœuvres préparatoires les rapprochant de la frontière géorgienne. En Abkhazie, les troupes militaires russes ont été renforcées et le chemin de fer, reliant la Russie à l’Abkhazie, a été restauré pour permettre l’acheminement des chars (Pendant les affrontements militaires en Ossétie du Sud, 10 000 soldats russes entrèrent en Georgie à partir du territoire abkhaze et occupèrent la partie occidentale de la Géorgie. Cette action ne sera même pas formellement justifiée par les Russes).
Bien que des bombardements réciproques entre les positions Géorgiennes et Ossètes en Ossétie du Sud étaient devenus choses régulières, la tension s’est accrue en août avec la rhétorique belliqueuse de Kokoïty et sa décision d’évacuer les femmes et enfants de la capitale de l’Ossétie du Sud. De son côté, l’armée géorgienne a déployé son artillerie autour de la capitale de l’Ossétie du Sud, Tskhinvali.
Pendant la nuit du 7 août, après un échange de bombes par l’artillerie, Saakachvili annonce un cessez-le-feu unilatéral, qui sera maintenu uniquement 40 minutes. La Géorgie va commencer alors un bombardement massif de Tskhinvali. Il est en effet difficile de trouver une explication rationnelle à ce bombardement. En dehors d’être immoral et fortement condamnable, il était insensé et voué à être contreproductif au point de vue même de la realpolitik. Quelle est la part de responsabilité et d’incompétence des stratèges géorgiens et le rôle de la désinformation des services secrets russes dans cette histoire, il n’est pas sûr qu’une commission parvienne à le dire et il est probable qu’on ne le saura jamais.
Après 14 heures de silence, la Russie va déclencher la contre-attaque et vite entraîner l’enlisement des forces géorgiennes sur le terrain. Le 11 Août, les Russes vont dépasser les frontières administratives de la Georgie et vont procéder à l’occupation des régions limitrophes de l’Ossétie du Sud. Un deuxième front était ouvert du côté de l’Abkhazie, où les troupes russes franchissent à nouveau la frontière administrative géorgienne pour occuper cette fois la partie occidentale du pays (l’objectif étant de contrôler le port de Poti, principal port d’exportation d’hydrocarbures). À l’Est, les troupes russes se sont arrêtées à 40-50 km de la capitale, Tbilissi. Apparemment, d’une part, le Kremlin espérait la chute du gouvernement géorgien et, d’autre part, s’attendait à une faible réaction de la communauté internationale (il faut noter que les espoirs russes de voir un changement de régime en Géorgie, changement assorti de la mise en place d’un gouvernement prorusse, étaient complètement illusoires, car il ne se trouve aucune force politique prorusse dans le paysage politique géorgien).
La Russie procède pendant cette période à un bombardement de l’infrastructure militaire et économique du pays.
Le paysage de l’après guerre
En 1972, le météorologue Lorenz pendant une conférence à l’American Association for the Advancement of Science se demandait si le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pouvait provoquer une tornade au Texas. J’ignore la réponse à cette question, mais un chose est sûre : cette « petite » guerre du mois d’Août a engendré une tornade mondiale.
Pour mesurer la peur ressentie par les pays de l’ex-URSS il suffit de voir le résultat catastrophique de la visite récente (mercredi 3 septembre) du vice-président américain en Azerbaïdjan. Dick Cheney est revenu bredouille d’Azerbaïdjan. Cheney espérait pousser le projet Nabucco, qui pourrait diminuer la dépendance de l’Europe à l’égard de la Russie en matière d’approvisionnement en gaz. Mais, et c’est la première fois que c’est le cas, l’Azerbaïdjan a exclu une éventuelle participation du pays dans ce projet. Pour imaginer l’impact de la guerre Russo-géorgienne, il suffit juste d’évoquer le fait que aussitôt après les pourparlers avec Cheney, le président d’Azerbaïdjan s’est empressé de téléphoner à Medvedev afin de lui soumettre le rapport de sa rencontre avec le vice-président américain. Ce refus d’Aliev, le président azerbaidjanais, donne le coup de grâce au projet Nabucco, déjà embourbé par la division européenne en matière de sécurité énergétique.
Les demandes du président ukrainien d’accélération d’intégration de son pays dans les structures euro-atlantiques est l’autre signe fort de la peur disséminée par le grand frère. Aujourd’hui, selon tous les sondages, Iouchtchenko, le président actuel de l’Ukraine, est de loin dépassé par les deux candidats aux élections qui vont se dérouler dans un an. Si Timochenko ou Ianoukovitch deviennent l’un ou l’autre le futur président de l’Ukraine, l’Ukraine deviendra le vassal de la Russie. Ainsi, comme dans le cas de la Serbie, l’Union Européenne doit apporter tout son soutien au président ukrainien afin d’empêcher la prise de pouvoir par les groupes mafieux-industriels et prorusses.
Un peu plus loin, en Pologne, l’opinion publique est renversée : si avant la guerre russo-géorgienne la majorité des polonais s’exprimait contre l’installation des éléments du bouclier anti-missiles américain sur son territoire, la Pologne s’empresse désormais de signer cet accord.
Encore plus loin, en Syrie, le président Assad a saisi l’occasion de l’immédiat après guerre pour rendre une visite éclair à son homologue russe. Assad a proposé un de ses ports sur la Méditerranée comme base militaire pour la flotte russe. En échange, il a obtenu des contrats d’achat d’armes, notamment de nouveaux missiles anti-aériens et anti-chars de moyenne portée.
Dans le même temps, la suspension de la coopération entre la Russie et l’OTAN crée certaines difficultés logistiques pour les troupes alliées en Afghanistan – la Russie était utilisée comme un corridor par l’OTAN pour l’envoi de biens et de nourriture (et non d’armes) en Afghanistan. Le départ du président Musharaff, les attentats suicides, les rivalités entre Zardari et Sharif rendent la situation encore plus fragile dans cette région. Le transfert des troupes américaines de l’Irak vers l’Afghanistan est le symptôme de cette fragilité. À quel point la Russie sera prête à coopérer avec l’Occident sur la question du programme nucléaire iranien, demeure une question très importante et sans réponse. En tous cas, il est intéressant de noter que tout à coup les États-Unis ont décidé de donner le feu vert pour la vente à Israël de 1000 unités bombes téléguidées (Guided Bomb Unit-39 (GBU-39)) ; ces bombes de la dernière génération sont destinées à viser des installations souterraines.
Je ne m’arrête pas sur la rhétorique clownesque de Chavez à propos de sa « coopération » militaire avec la Russie, car ce genre de coopération ne peut pas déstabiliser la région. Ce qui peut entraîner de graves effets sur l’Amérique du nord et du sud, c’est l’envoi d’armes de la part des Russes aux FARC et aux cartels du Mexique. Le FSB et le GRU ont de solides contacts avec ces organisations, il n’est qu’à se remémorer le cas de Victor Bout, ex-agent du KGB et du GRU, fameux « marchand de mort », qui s’est refugié à Moscou avant son arrestation récente. Pendant la guerre froide l’URSS, déjà, armait les FARC. La Russie peut reprendre cette pratique pour déstabiliser le Mexique, la Colombie et les États-Unis.
Parmi les « pertes » et « gains » géopolitiques, la Géorgie reste le seul grand perdant de cette guerre. Occupée sur une partie de son territoire, avec des dizaines de milliers de personnes déplacées, ajoutées aux 250 000 déplacés des conflits des années 90, son économie est détruite.
Dans un article écrit pour la presse géorgienne, je plaidais pour la constitution d’une commission d’enquête sur le modèle de la commission de Winograd [7]. Il faut que la commission identifie les responsables de la décision tragique d’envahir l’Ossétie du sud, décision prise par le gouvernement géorgien dans la nuit du 7 au 8 août. Je pense que cette commission pourrait modérer les affrontements entre l’opposition et le gouvernement, comme ceux que la Géorgie a connu en novembre 2007. Malheureusement jusqu’à aujourd’hui il n’y a aucun signe que le gouvernement géorgien veuille assumer la moindre responsabilité dans les événements. En revanche, il est évident que l’opposition va demander des comptes au gouvernement et, dans ce face-à-face, l’instabilité politique sera à l’ordre du jour dans les mois qui viennent.
Le futur immédiat
La Géorgie a besoin des garanties pour sa sécurité. C’est un devoir de l’Occident de les lui assurer.
En effet après la médiation européenne, très mal préparée et réalisée, l’Europe se rend quand même compte qu’elle peut peser sur l’espace de l’ex-URSS, surtout en Géorgie et en Ukraine. Or, aujourd’hui, l’Europe ne doit pas seulement accompagner la Géorgie tout au long de sa reconstruction, mais aussi tout au long de sa démocratisation. En fait, l’UE a toujours eu des leviers à sa disposition mais en jouant le soft power, elle ne les a jamais utilisés vraiment. Malgré la création d’une commission OTAN-Géorgie, il apparaît, assez paradoxalement, peu probable qu’une intégration à un programme d’adhésion soit proposée à la Géorgie au cours du sommet prévu en décembre prochain. C’est regrettable, car une telle intégration au MAP pourrait servir à l’Europe d’une part à renverser l’image déplorable de décisions européennes tenant trop compte des intérêts de Moscou et empêcher sa répétition à l’avenir et, d’autre part, à pousser la Géorgie à faire des réformes démocratiques et à renoncer à la voie autoritaire : car la non existence d’un champ politique démocratique est la raison majeure de la prise des décisions par le président géorgien en faveur de la résolution militaire du conflit.
L’autre possibilité serait que les garanties de sécurité soient assurées, pour la Georgie, par l’installation de radars anti-missiles américains, dont certains doivent partiellement être déployés en Pologne et en République Tchèque. Mais ce scénario, qui est très avantageux pour les américains vue la proximité de la Géorgie par rapport à l’Iran, diminue considérablement le rôle que l’Europe peut jouer, et rend en même temps moins plausible la démocratisation du pays. Donc au sommet de décembre l’UE doit offrir à la Géorgie un programme d’adhésion qui sera à la fois un message clair envoyé à la Russie et en même temps un levier fort pour la démocratisation de la Géorgie.
Ce sera peut-être le seul moyen d’éviter que le battement d’ailes d’un papillon en Géorgie provoque une tornade Katrina dans le monde entier.
Publié par Mouvements, le 17 septembre 2008. http://www.mouvements.info/La-guerre-en-Georgie-l-effet.html
Notes
[1] Division territoriale des républiques soviétiques.
[2] Service de renseignement militaire russe.
[3] À ce sujet, il serait d’ailleurs il intéressant de faire une étude phénoménologique comparative entre Israël à l’époque de la destruction du Second Temple et la Géorgie contemporaine, pour savoir laquelle de ces deux situations historiques a manifesté les attentes messianiques les plus fortes…
[4] 0,04% de la population.
[5] La presse écrite a peu d’impact sur la vie politique.
[6] Les données sur la corruption, sur la liberté de la presse, sur les réformes institutionnelles et le système judiciaire sont accessibles dans les rapports de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et dans ceux d’ONG comme transparency international, freedom house, international crisis goup etc.
[7] La commission de Winograd est mandatée par le gouvernement Israélien afin d’analyser le conflit Israélo-Libanais de 2006. La publication d’une version préliminaire du rapport a provoqué le départ du ministre de la défense et du chef de l’état major.