Depuis plusieurs années, Hugo Chavez multiplie les partenariats avec des États qui, à ses yeux, sont des alliés, en raison de leur opposition à l’hégémonie états-unienne : Iran, Biélorussie, Zimbabwe… et Libye. Pour les acteurs de la dynamique altermondialiste, le dilemme est le suivant : comment parvenir à s’opposer à l’impérialisme, sans instrumentaliser les processus de transformation ?

Alors que la confrontation ne cesse de s’aggraver en Libye, la presse de droite au Venezuela et ailleurs dans le monde tire à boulets rouges sur le gouvernement d’Hugo Chavez pour son appui au régime Kadhafi. Le ministre des affaires extérieures du Venezuela, Nicolas Maduro, a déclaré que la répression était nécessaire en Libye au nom « de la paix et de l’unité natio¬nale ». La même droite vénézuélienne rappelle les nombreux accords signés par Chavez et Kadhafi dans le domaine du pétrole, de l’agriculture, des communications, de l’université. Pour sa part, Fidel Castro souligne que la déstabilisation du régime Kadhafi fait partie d’une stratégie de l’OTAN pour occuper la Libye. En conséquence laisse-t-il sous-entendre, il faut appuyer le régime. D’autres États progressistes et mouvements de gauche se sont prononcés un peu dans le même sens. Il faut dire que cela n’est pas nouveau, surtout dans le cas du Venezuela. Depuis quelques années en effet, Hugo Chavez se plaît à renforcer la coopération avec des États dont la principale qualité à ses yeux est qu’ils s’opposent à l’hégémonisme états-unien (l’Iran, la Biélorussie, le Zimbabwe, etc.). On peut comprendre qu’il est nécessaire dans une logique de défense de l’État qu’il soit nécessaire de diversifier des relations commerciales, mais est-ce nécessaire de qualifier les régimes d’Ahmadinejad ou de Kadhafi de « frères » ? Certes, il faut s’opposer à l’hégémonisme et à l’impérialisme, mais quelles sont les conditions pour éviter une instrumentalisation des logiques de transformation ? Pour les mouvements altermondialistes dans le monde, le dilemme n’est pas simple.

Un régime prédateur

Première constatation, il est impossible d’endosser ces régimes réactionnaires sous le prétexte qu’ils s’opposent aux Etats-Unis. Il ne fait pas vraiment de doute qu’en Libye ou en Iran, des régimes autocratiques s’opposent aux aspirations populaires. La Libye de Kadhafi est gérée par un petit groupe au cœur duquel se retrouve la famille plus ou moins « élargie » du grand chef. On connaît les frasques, les prédations, les pillages auxquels se livre cette ploutocratie. Cela ne change rien au fait que le système Kadhafi a redistribué une partie de la rente pétrolière, d’où les avantages sociaux qu’une partie de la population a retirés. Mais c’est essentiellement le même système qui sévit dans les pétromonarchies du Golfe. Par ailleurs en Libye depuis longtemps, une répression impitoyable s’abat contre les « dissidents » ou les « déviants » de toute nature, d’où la répétition de meurtres, de détention sans procès, de tortures, d’enlèvements contre des Libyens soupçonnés d’être en désaccord, ou encore contre des non-Libyens qui avaient le malheur d’être vus comme des obstacles aux projets de Kadhafi (comme le libanais Moussa Sadr, mystérieusement « disparu » à Tripoli en 1978). En parallèle, Kadhafi a pratiqué ce qu’on pourrait appeler un « anti-américanisme » de pacotille, en s’opposant de manière erratique aux volontés des impérialismes dans la région. Ces oppositions ont toujours été mêlées à des tractations, des magouilles diverses, où Kadhafi se retrouvait souvent à « troquer » ses postures anti-américaines ou anti-françaises pour des avantages obscurs. Cette situation est devenue plus claire après 2001, lorsque les velléités de confrontation ont laissé place à une collaboration mur-à-mur entre le régime libyen et l’impérialisme états-unien.

Le rôle de l’impérialisme

Deuxième constatation, les puissances impérialistes ont su jouer le chaud et le froid avec le régime de Kadhafi, pour l’intimider, le coopter, l’instrumentaliser. Certes dans la dernière période, le régime libyen a été « réintégré » dans le dispositif impérialiste déployé dans la région. La collaboration au niveau militaire et sécuritaire a été accompagnée d’un redoux au niveau commercial et économique. Les grandes firmes (européennes, canadiennes, états-uniennes) sont revenues en force dans le pays pour profiter du pactole pétrolier et même pour collaborer activement dans les projets répressifs de Kadhafi (comme cette firme canadienne, SNC-Lavallin, chèrement payée pour construire des prisons). Cette politique hypocrite est à la « hauteur » des postures torrides des puissances occidentales qui s’« émeuvent » de la répression en Libye, tout en « ignorant » celle qui est pratiquée par leurs alliés israéliens, saoudiens, colombiens. Les puissances non seulement appuient ces dictatures sans foi ni loi, mais continuent les liens commerciaux et militaires avec les États « forts » dont le mérite est de maintenir la « stabilité ».

Du militaire et de l’humanitaire

Troisième constatation : cette fausse « indignation » des puissances impérialistes sert à mettre en scène une vulgaire opération militaire qui est d’ailleurs déjà commencée. Des forces spéciales plus ou moins discrètes, venant des USA et aussi d’États européens, sont déjà déployées dans les zones contrôlées par les insurgés. La surveillance se fait à chaque instant via l’impressionnant dispositif d’avions et de satellites déployé par les Etats-Unis. Comme on l’a vu auparavant, cette reconquête est justifiée par l’« impératif humanitaire ». « Sauver des vies » devient soudainement la nécessité d’États impérialistes qui ont laissé les massacres (en Libye et ailleurs) se dérouler dans la plus totale impunité pendant des années). Comme on l’a vu en Irak ou en Afghanistan, le drapeau de l’« humanitaire » par l’impérialisme états-unien a créé encore plus de répression, encore plus de massacres. La destruction programmée de ces États et de leurs peuples par l’occupation états-unienne fait en sorte que Saddam Hussein et le Mollah Omar apparaissent rétroactivement comme de timides chefs de gangs.

La Libye dans la guerre « sans fin »

Quatrième constatation : face à la crise actuelle, la Libye devient un enjeu important pour l’impérialisme, notamment l’impérialisme US qui se retrouve à la fois en déroute et en offensive. Washington a en effet prouvé son incapacité de mener la « guerre sans fin » dans le cadre du rêve insensé d’une « réingénierie du monde ». Par contre, il n’a pas été défait stratégiquement. D’où les grandes fractures qui divisent présentement l’establishment états-unien. L’administration Obama, qui voulait « relooker » la guerre sans fin en rétablissant des liens avec les puissances subalternes, se retrouve confrontée à un retour en force des néoconservateurs (qui ont regagné le Congrès), et qui veulent relancer la guerre. Les responsables de l’armée, de même que la faction « realpolitique » de l’establishment, sont plus modérés, essentiellement parce qu’ils estiment qu’il y a un réel danger de dérapage. Les enjeux sont immenses, en Libye même, mais aussi dans toute la région, où la lutte démocratique risque d’échapper au contrôle des impérialismes. Pour les Etats-Unis, le contrôle de cette région stratégique est indispensable, à la fois pour contrôler les turbulences populaires, protéger les alliés israéliens et saoudiens, et aussi contrôler les flux vers les subalternes (l’Union européenne) et les compétiteurs potentiels et réels (la Russie, la Chine).

« Assurer la transition »

Pour Washington, il faut restabiliser la situation et assurer une « transition » ordonnée, ce qui veut dire en clair préserver l’essentiel des politiques déchues. Il faut pour ce faire prendre appui sur les appareils de répression quitte à les moderniser tout en les maintenant sous la coupe du dispositif militaire états-unien. Il s’agit aussi de séduire une partie des classes dites « moyennes » qui ont acquis des privilèges, mais qui veulent aussi se débarrasser d’autocraties archaïques et désuètes, quitte à mettre en place des « démocraties libérales » qui auront comme mandat de maintenir les politiques néolibérales et de verrouiller la région au bénéfice des États-Unis contre leurs ennemis multiples. L’opération est risquée mais tout à fait possible, comme cela a été fait en Indonésie, aux Philippines et ailleurs.

Gestion de crise

Dans cette « gestion de crise », il peut être également tentant d’occuper des États en tout ou en partie, à la fois pour installer de nouveaux centres de commandement militaires, à la fois pour se débarrasser d’« atomes libres » et incontrôlables comme Kadhafi (ou Saddam Hussein à l’époque). Cela pourrait être le cas également au Yémen, au Soudan et ailleurs où subsistent des régimes répressifs qui chacun à leur heure se sont affrontés aux États-Unis et qui tentent maintenant de se faire « oublier » pour prendre leur place au soleil de la « pax americana ». Si ce projet se concrétise, cela aura des conséquences épouvantables et catastrophiques pour les peuples. En tout cas la Libye aux mains des impérialistes serait une réelle menace pour les luttes d’émancipation dans toute la région.

L’histoire continue

Entre-temps sur le terrain, la révolte populaire continue. En Égypte, en Tunisie, les classes populaires, et pas seulement les couches moyennes, commencent à prendre le goût de la liberté et elles s'(auto)organisent. À chaque jour de nouvelles organisations populaires sont mises en place dans les usines et les quartiers. Le peuple continue d’occuper la rue en rappelant aux dictatures « relookées » qu’ils n’acceptent pas des subterfuges. La tâche de ce nouveau mouvement populaire est gigantesque, d’autant plus que pendant des années, les dictatures avec leurs supporteurs occidentaux ont tout réprimé. Les oppositions ont été cassées ou cooptées, surtout lorsqu’elles ont accepté de « jouer le jeu », tel le mouvement islamiste en Égypte qui se contentait d’occuper des espaces subalternes et de collaborer avec le régime. On comprend donc qu’aujourd’hui, les multitudes prolétarisées se cherchent de nouveaux outils, de nouvelles identités. Cela ne peut se construire en un jour.

L’ennemi de mon ennemi n’est pas nécessairement mon ami

Pour les internationalistes, les enjeux sont également énormes. À un premier niveau, il faut s’opposer de toutes nos forces à l’occupation et à l’intervention impérialiste en Libye. L’argument de « sauver les vies » ne tient pas la route : on ne demande pas au loup de venir nous rescaper du tigre. Les oppositions libyennes doivent se cramponner, s’unir, évacuer toute instrumentalisation directe et indirecte et ainsi, par une lutte très dure, elles pourront triompher sans faire collapser le pays dans une lamentable dépendance comme on le voit en Irak. À un deuxième niveau, il faut sortir de la logique infernale et manichéenne où les mouvements de gauche dans le monde appuyaient « l’ennemi de l’ennemi », sous prétexte de s’opposer à l’impérialisme. Il est juste et justifiable de se démarquer de l’hypocrisie occidentale, mais il ne l’est pas de présenter les dictateurs « anti-impérialistes » comme des alliés de la « cause ». Dans ce sens, la politique du gouvernement Chavez risque de délégitimer cet État qui a eu le courage d’imposer de nouvelles priorités en réponse aux attentes populaires au Venezuela. Il faudra trouver le moyen de dire cela, sans être instrumentalisés par le discours de l’impérialisme « humanitaire ».

La route d’Helwan et de Gafsa

Mais en fin de compte, la plus grande priorité n’est pas là. Il faut sérieusement et systématiquement appuyer nos réels alliés des mouvements populaires. À un premier niveau, ils manquent de tout, y compris des ressources indispensables, lesquelles sont monopolisées par les couches moyennes relativement peu soucieuses de faciliter l’organisation des masses. Alors voilà où des mobilisations internationalistes peuvent avoir un impact. Prenons la route d’Helwan, de Gafsa et des multiples lieux de la mobilisation populaire dont on entend si peu parler et voyons ce que nous pouvons faire pour aider concrètement et immédiatement nos camarades. À un deuxième niveau, il faut inclure et intégrer nos camarades dans la construction du mouvement social mondial, où ils peuvent et veulent contribuer, et où on peut aussi les exposer aux dynamiques populaires un peu partout dans le monde. Dans ce sens, le Forum social mondial devrait réaligner ses priorités pour les prochaines années à venir et concentrer ses efforts sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.