Un entretien réalisé par Lenart J. Kučić et traduit par Séverine Sofio, initialement publié le 16 mai 2020 sur le site Disenz.net

C’était une chaude après-midi printanière à Londres, et David Graeber, professeur d’anthropologie à la LSE, était assis sur un toit-terrasse. Notre conversation s’est déroulée sur le net, puisque la pandémie due au coronavirus avait conduit à fermer les frontières, interdisant les voyages. Pourtant, nous n’avons pas parlé du nouveau virus et de ses conséquences pour la société, la politique et l’économie. Nous avons profité de cette rare occasion pour discuter de ses livres récemment publiés – des Fragments of Anarchist Anthropology à Debt et Utopia of Rules, et son plus récent ouvrage, Bullshit Jobs. Tous sont devenus encore plus d’actualité pendant la crise du coronavirus. […]

Tout le monde s’est mis à parler de la même façon pendant la pandémie du coronavirus – des gouvernements progressistes et conservateurs jusqu’à l’État  islamique en passant par les groupes anarchistes : restez chez vous, lavez-vous les mains, évitez les contacts avec d’autres personnes… Et on a obéi à ces consignes officielles sans beaucoup protester, en restant à la maison et en acceptant les nouvelles règles. On n’avait rien vu de tel depuis très longtemps. Que s’est-il passé?

 De fait, rares sont les gens assez fous pour ignorer les conseils médicaux pendant une pandémie. Cela me fait penser au penseur politique français du XIXe siècle, Henry de Saint-Simon, qui a peut-être été le premier à élaborer l’idée d’extinction de l’État  (« withering away of the state »). Selon lui, si l’État  était refondé sur une base scientifique, il n’aurait en fait plus besoin de compter sur la coercition, et n’aurait donc plus besoin d’être un État  dans le sens contemporain de détenteur du monopole de la violence légitime.

Pourquoi?

Pour la même raison que le corps médical n’a pas besoin de vous menacer de coups pour vous convaincre de la nécessité de prendre les médicaments qui vous sont prescrits. Vous savez que les médecins savent des choses que vous ignorez, et vous partez du principe qu’iels agissent pour votre intérêt. Or Saint-Simon explique qu’une fois l’État  fondé sur des principes rationnels et scientifiques, tout le monde agirait de la même manière, et le maintien de l’ordre par la force ne serait plus nécessaire. Il y aurait peut-être une poignée de dingos qui refuseraient de prendre leurs médicaments, mais pas assez pour faire de différence.

Evidemment, tout cela était très optimiste et naïf – c’est pourquoi Marx qualifiait les gens comme Saint-Simon de « socialistes utopiques », ce qui était une manière de les disqualifier. Mais certains secteurs de l’État  continuent à revendiquer une action fondée sur ces bases. On pourrait d’ailleurs arguer que, par leur nature même, ils ne relèvent pas de l’action gouvernementale.

Pendant le mouvement étudiant en 2010 au Royaume-Uni, nous avons beaucoup parlé de tout cela, nous étions en majorité des anarchistes, mais nous croyions dans un service public de la santé et de l’université. Etait-ce hypocrite de notre part ? Je ne pense pas, mais nous nous sommes posé cette question bien des fois. Le problème est peut-être que les État s n’autorisent pas l’existence d’institutions publiques – c’est-à-dire universelles et à but non lucratif – qu’ils ne contrôlent pas. Mais cela ne veut pas dire que ces institutions seraient de même nature que l’armée ou le système carcéral, qui sont entièrement des créations étatiques.

Foucault dirait, à ce propos, que l’autorité qui n’a pas besoin de la force pour être obéie est la plus terrifiante de toutes.

 C’est vrai, même si je pense que Foucault est souvent mal interprété sur cette idée que tout discours de vérité serait une forme de pouvoir, et que toute forme de pouvoir serait violente et opposable en soi. Certes, il semble dire cela parfois, mais quand on lui posait précisément la question, il répondait toujours que non, bien sûr que non.

L’idée que le savoir est toujours une forme de pouvoir est très flatteuse pour les universitaires qui ont beaucoup de l’un et très peu de l’autre ; il n’est donc pas surprenant qu’iels aiment tant cette idée. Il faut rappeler que Foucault lui-même avait été diagnostiqué homosexuel quand il était jeune, et il voulait comprendre comment il était possible que ses désirs les plus intimes aient pu être considérés comme une maladie.

De fait, il a consacré sa vie à essayer de comprendre cela. Mais beaucoup d’universitaires de gauche oublient que de tels diagnostics n’étaient pas que des abstractions, car ils avaient force de loi, et ouvraient finalement sur la menace de l’exercice de la violence physique, bien que le médecin lui-même ne soit pas armé. Une sorte de vulgate foucaldienne a pu nous conduire à omettre combien la menace du recours à la force est vraiment toujours présente derrière la plupart des institutions qu’il décrit.

Le Panoptique était une prison après tout. En temps normal, lorsqu’on pense qu’on est observé à tout moment, la première réaction est de s’en aller. De fait, les choses ont franchement empiré à ce niveau depuis l’époque de Foucault. A cette époque, il n’y avait pas de policiers armés dans les écoles et les hôpitaux ; aujourd’hui, c’est le cas en bien des endroits.

Beaucoup de gouvernements dans le monde utilisent l’argument de la santé publique pour mettre en oeuvre des mesures qui étaient inimaginables dans les sociétés démocratiques il y a ne serait-ce que quelques mois. En Slovénie par exemple, on peut être verbalisé quand on proteste contre les actions du gouvernement. L’amende n’est pas pour la protestation elle-même, bien sûr  (ce serait anti-démocratique), mais pour la violation de la loi sur les maladies contagieuses. Du coup, les seules personnes autorisées à se déplacer librement sont les policiers, les militaires et le personnel politique.

 Cela ne me surprend pas. On apprend toujours beaucoup de son État en comparant la manière dont il traite un rassemblement politique et tout autre type de rassemblement.

Dans les démocraties libérales, typiquement, la structure légale du pays est entièrement fondée sur une sorte d’idéal de liberté et d’autonomie. La Déclaration des droits états-unienne commence avec la liberté d’expression, la liberté de la presse et la liberté de rassemblement. Pourtant, en pratique, les rassemblements de gens qui protestent contre quelque chose – c’est-à-dire l’essence même de ce que sont supposés être les États-Unis  – sont perçus comme moins légitimes que les rassemblements de gens qui veulent vous vendre quelque chose.

Quand vous dites cela à des membres de la classe moyenne aisée états-unienne, la plupart sont incrédules. Les pauvres ne le sont pas tant parce qu’iels ne partent pas du principe que les règles sont justes. Bref : on vous répondra « Mais bien sûr que vous avez le droit de vous rassembler ! Il faut juste une autorisation pour ça, où est le mal ? » Ce à quoi il est possible de rétorquer : « Et pourtant, s’il faut demander l’autorisation de la police pour imprimer quelque chose, on dira qu’il n’y a pas de liberté de la presse. S’il faut demander l’autorisation de la police pour dire quelque chose, etc. » On s’entend alors répondre : « Mais ça n’a rien à voir ! C’est juste qu’on ne peut pas se rassembler n’importe où, pour ne pas gêner la circulation. » Et c’est drôle, parce que je ne me souviens pas d’avoir vu mentionné où que ce soit dans la constitution ce droit à une circulation fluide dans les rues.

Nous avons pris conscience de tout cela au cours du mouvement Occupy. C’était frappant de voir, après l’évacuation de notre camp, combien de personnes de la classe moyenne ont juste haussé les épaules devant une infraction aussi manifeste à la Déclaration des droits – cette chose sacrée dont on apprend pourtant aux enfants à s’enorgueillir…

Vous vouliez occuper un lieu public ?

N’importe quel lieu aurait fait l’affaire. Après notre expulsion de Zucotti Park, nous avons tenté de réétablir notre camp ailleurs. De fait, il était crucial que les gens sachent où nous trouver. C’était ce qui avait fait l’efficacité de la première occupation : tous les gens de la ville qui voulaient s’impliquer, savaient où aller pour nous trouver et se brancher immédiatement au mouvement.

Au début nous pensions pouvoir nous réinstaller sur une énorme parcelle près de Wall Street, qui était la propriété de l’Eglise épiscopalienne qui était d’accord. Mais la hiérarchie de l’Eglise a dû subir une énorme pression et ce qui l’a finalement conduite à changer d’avis. Nous avons fait une marche, conduite par plusieurs évêques, et nous avons tenté d’occuper malgré cela ; les flics ont été violents, mais les médias ont refusé de montrer les images de prêtres en train de se faire tabasser : on n’a vu que les images montrant des manifestants masqués pour nous faire passer pour des gens violents dont il faut avoir peur.

Après cela, nous avons occupé un parc qui était ouvert toute la nuit – ces horaires ont donc été modifiés. Puis nous avons obtenu qu’un juge nous autorise à dormir sur le trottoir pourvu qu’on n’occupe pas plus de la moitié de la surface. Suite à ça, la Ville [New York] a décidé de faire du sud de Manhattan une zone d’urgence où les décisions de justice ne s’appliquaient plus. Nous avons donc décidé d’occuper les escaliers du bâtiment où la Déclaration des droits avait été signée – il se trouve que ce bâtiment était tout près de Wall Street, mais ne relevait pas de l’autorité de la Ville. Nous avons été immédiatement encerclé.e.s par les SWAT [les forces spéciales de la police] et en deux jours, ils ont trouvé un prétexte pour nous expulser.

Nous avons tout essayé pour trouver une alternative légale. Mais l’État avait tout simplement annulé ces beaux principes légaux qu’on enseigne à l’école avec fierté. Et les médias n’en ont pas dit un mot.

Mais que peut-on occuper quand on ne peut même pas sortir de son appartement ?

Il y a toujours des choses à faire. Le mouvement Anonymous a montré qu’on peut faire en ligne des actions qui sont fortes et qui ont un impact. Et partout dans le monde, les gens inventent des nouvelles manières de manifester depuis leur domicile.

Et puis ce n’est pas comme si le confinement allait durer pour toujours. Le monde existait avant les vaccins et les gens savaient comment réagir face aux menaces de maladies comme le choléra, la fièvre jaune, la grippe : on trouve qui répand la maladie, on isole ces personnes en les mettant en quarantaine, on veille à maintenir l’hygiène et la distance entre les gens, on réduit certains types de commerce – c’était la routine au XIXe siècle.

[…]

Nous sommes encore dans la phase de réaction panique, et nous commençons tout juste à trouver des moyens de résoudre le problème. Il est encore bien trop tôt pour imaginer que ce virus va détruire nos relations sociales.

Et qu’en est-il des relations économiques?

 C’est vraiment fascinant parce que, pendant tant d’années et partout dans le monde, les gouvernements ont répété qu’il était impossible de faire précisément ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire cesser presque toute activité économique, fermer les frontières, et déclarer un état d’urgence mondial. Il y a encore trois mois, tout le monde pensait que ne serait-ce qu’1% de baisse du PIB serait une catastrophe absolue, une destruction équivalente au passage d’un Gozilla économique.

Et pourtant, quelque chose d’autre s’est passé. Tout le monde est resté chez soi et l’activité économique a seulement chuté d’un tiers. Ce qui est complètement fou. On pourrait imaginer que quand tout le monde reste chez soi, l’économie devrait chuter de 80% au moins, pas juste d’un tiers, non ? Voilà qui fait réfléchir… Qu’est-ce qui est mesuré exactement ? Qu’est-ce que « l’économie », en fait ? Et qu’est-ce que le travail ?

Je pense qu’on peut commencer à voir tout ça plus clairement, grâce à la pandémie. D’abord on a pu voir quels emplois étaient vraiment essentiels, et quels emplois ne l’étaient pas du tout. Mais la pandémie nous permet aussi de voir ce que les institutions font réellement.

Pour les évangélistes du capitalisme, le système financier mondial a toujours été efficace parce qu’il remplace la planification centralisée par le marché libre : dans un plan à cinq ans, on décide de comment les ressources seront allouées et investies pour optimiser la production future, pour faire en sorte, en somme, que les populations obtiennent ce qu’elles souhaitent et pour assurer la prospérité et le bonheur sur le long terme. Or, avec le marché libre, ce n’est pas ce qui se passe.

Pendant toute la durée du débat sur la nécessité de fermer Wall Street pour prévenir une catastrophe économique du genre de celle qui a eu lieu en 2008, personne n’a expliqué que fermer la finance pour un mois ou plus aurait de vraies conséquences négatives. Wall Street n’existe que pour le bénéfice de Wall Street, pour que les riches continuent de s’enrichir. De fait, ce système n’est bénéfique pour personne d’autre. En revanche, il peut être néfaste, sinon il n’y aurait pas besoin de le fermer. Le système financier n’a jamais vraiment été un substitut à la planification par l’État  – qui continue de toute façon. Le marché, de même, ne se régule pas tout seul. Il a toujours été régulé – en l’occurrence, par l’État .

Je pense vraiment que les gens commencent sérieusement à questionner la manière dont ils ont été gouvernés ces dernières décennies.

Quel genre d’État  va émerger après la pandémie ? Selon certaines personnes, le socialisme pourrait connaître une seconde chance comme on le voit avec l’exemple de la renationalisation du rail au Royaume-Uni ou des hôpitaux en Espagne. D’autres craignent que l’État  devienne plus autoritaire, comme c’est le cas en Hongrie. D’autres encore espèrent qu’un État  fort puisse devenir émancipateur, en régulant des industries qui sont devenues trop puissantes et en privilégiant les gens avant les profits… Pourquoi la Chine, la Corée du Sud et Singapour ont été si souvent présentés comme des modèles ? Est-ce en raison de la discipline sociale ?

 D’abord, quand on se demande qui s’est révélé « plus efficace face à la pandémie », je pense qu’il faut être très prudent et ne pas tomber dans de fausses dichotomies : régime autoritaire vs. régime démocratique, socialisme vs. capitalisme, etc. Il n’y a aucune preuve que les états autoritaires ont fait mieux. La Chine joue ostensiblement sur cette note, et cela résonne avec une certaine perception, courante en particulier dans les pays du Sud ces dernières décennies, selon laquelle la Chine représenterait la seule alternative viable au modèle néolibéral promu par les institutions comme le FMI ou la Banque mondiale. […] Mais l’idée que cela n’a été possible que parce que le gouvernement chinois a forcé les populations à sacrifier leurs libertés sociales et politiques, est sans fondement – il n’y a aucune raison de croire que ces deux éléments sont liés par un rapport de cause à effet.

J’ai récemment lu une étude très intéressante qui comparait la manière dont les régimes autoritaires et non-autoritaires ont réagi face à la pandémie. Elle concluait plus ou moins que l’autoritarisme n’était pas un facteur pertinent. Ce qui était important, c’était la confiance de la population dans les déclarations du gouvernement, dans les institutions publiques, les médias, les scientifiques. Or il n’y a aucune relation systématique entre la « démocratie » et une telle confiance dans les institutions. Ici, au Royaume-Uni, nous avons l’une des démocraties parlementaires les plus vieilles au monde, mais le personnel politique et la presse nous mentent de façon tellement systématique, et flagrante, que nous avons, je crois, le degré de confiance le plus bas dans les médias en Europe – non loin de l’Italie et de l’Espagne, si je me souviens bien.

Aux États-Unis , la droit a trouvé un moyen de détourner cette suspicion compréhensible à leur avantage. Tout est « fake news ». Nous sommes dans une galerie de miroirs. Dans ce contexte, autant voter pour le type (Donald Trump, Boris Johnson) qui est au moins assez honnête pour admettre qu’il ment ; alors on devient des complices de fait, parce que le monde est plein d’escrocs et qu’au moins avec eux, on sera dans l’équipe gagnante.

Mais il y a quelque chose de plus profond. Je pense qu’il faut analyser précisément ce qu’on appelle le « centrisme » qui est, sous bien des angles, une idéologie politique étonnamment perverse.

Le centrisme ?

Que voulaient vraiment dire les membres de la classe moyenne aisées – c’est-à-dire les professions libérales, les cadres, etc. qui sont le coeur du cible du centrisme – qui dans les années 80 et 90, ont commencé à se décrire comme « de gauche pour le style de vie mais de droite pour la feuille d’impôt » ?

Iels ont accepté un ordre social où la gauche modérée est en charge de la production de la population, pour ainsi dire, c’est-à-dire des hôpitaux et des universités, tandis que la droite modérée est en charge de la production du pétrole, des vêtements, des autorités. Donc tandis que les mouvements sociaux à gauche attaquent les PDG et les accords commerciaux, les mouvements sociaux à droite attaquent l’autorité des gens qui dirigent l’éducation ou le système de santé : les profs et les scientifiques. Il suffit de songer au créationnisme, au climato-scepticisme, à l’opposition à l’avortement.

En réalité, c’est une guerre de position sans espoir, comme pourrait le dire un Gramscien, car aucune des parties ne va gagner ; la droite radicale n’est pas plus près de mettre les églises évangéliques en charge de la reproduction sociale, que la gauche radicale ne l’est de transformer Bechtel, Microsoft ou Monsanto en coopératives auto-gérées. Ce que la droite radicale peut faire, en revanche, c’est de miner la confiance dans la parole des expert.e.s. Cela implique notamment, une fois le pouvoir obtenu, de placer des personnes incompétentes à des postes d’autorité. C’est un cercle sans fin.

Le résultat est cette galerie de miroirs sans fin où tout est – pourrait être – mensonge. Tout cela fait des morts aujourd’hui. On s’éloigne de plus en plus du fantasme de Saint-Simon et on ne peut vraiment reprocher aux gens de se méfier quand, dans un pays comme le Royaume-Uni, on n’est pas censé connaître le nom des scientifiques qui conseillent le gouvernement pour la gestion de la crise médicale, alors qu’en fait on sait que deux de ces conseillers sont des propagandistes conservateurs sans aucune formation scientifique. C’est comme si leur but était qu’on sache qu’iels ne sont absolument pas dignes de confiance.

Le système se nourrit lui-même. Il y a un paradoxe ici. Les gens ont tendance à confondre politique anti-autoritaire et opposition à toute sorte d’autorité intellectuelle, voire à toute notion partagée de vérité, de justice, voire à la réalité physique elle-même. Comme si exiger une forme de vérité était une sorte de fascisme. Or, s’il n’y a pas de vérité, pourquoi le fascisme serait-il un problème ? Pourquoi s’opposer au fascisme, si ce n’est pour la raison que, personnellement, on n’apprécie pas ce régime – ce qui n’a finalement pas beaucoup d’importance pour peu que d’autres l’apprécient. Eh bien ce genre de relativisme absolu est en train de s’effacer à gauche tandis qu’on s’en empare agressivement à droite. Dans ce contexte, l’autoritarisme, au moins dans sa variante populiste, est vraiment devenu, comme certaines personnes le disent aujourd’hui, un culte de la mort, une sorte de suicide collectif.

Pour cette raison, on ne doit pas se contenter de débattre sur la nature du gouvernement à venir – sera-t-il plus autoritaire, socialiste, nationaliste, émancipateur ? Justement, ce qui est frappant, c’est que les gens s’auto-organisent comme jamais auparavant. Quand la pandémie a débuté au Royaume-Uni, chaque quartier a immédiatement mis en place son propre groupe d’aide mutuelle, en identifiant les personnes vulnérables, les personnes sans famille ou sans aide extérieure, les personnes âgées… On leur a donné ce nom – « groupes d’aide mutuelle » – qui est une vieille expression anarchiste. Rien qu’à Londres, il y en a des centaines aujourd’hui.

Est-ce que cela ne prouve pas le vieil adage selon lequel tout le monde devient socialiste – ou anarchiste – en temps de crise ?

 Dans mon quartier (je vis tout près de Grenfell Tower [où eut lieu un incendie le 14 juin 2017 dans un immeuble de logements sociaux, qui causa la mort de près de 80 personnes]), tout le monde sait déjà qu’il ne faut pas compter sur l’État en temps de crise. Quand l’incendie a éclaté il y a deux ans, le gouvernement n’a vraiment pas été à la hauteur. On pouvait imaginer que dans la cinquième économie du monde, on aurait pu reloger sans problème quelques centaines de personnes rescapées de l’incendie, mais de fait, ce sont les groupes religieux et les collectifs communautaires spontanément créés qui ont dû se débrouiller, en recourant à des espaces squattés.

Donc, en dépit de la perception commune selon laquelle l’anarchisme amène le chaos dans une société ordonnée, il amènerait en fait de l’ordre dans une société en plein chaos ?

Je trouve toujours amusant que les gens continuent de dire « S’il n’y avait pas de police, tout le monde s’entretuerait ! » Remarquez qu’on n’entend jamais « S’il n’y avait pas de police, je tuerais quelqu’un ». Et pourtant, tout le monde imagine que les autres vont le faire.

En fait, en tant qu’anthropologue, je sais ce qui arrive quand on supprime la police. J’ai même vécu à Madagascar dans un endroit, à la campagne, où il n’y avait plus de police depuis quelques années avant mon arrivée. Cela ne faisait presque aucune différence. Certes, les atteintes à la propriété ont augmenté – on volait de temps en temps les gens très riches. Les meurtres, en revanche, ont décru. Quand la police disparaît d’une grosse ville où les différences de propriété sont très importantes, les cambriolages sont plus nombreux, assurément, mais les crimes violents n’augmentent pas.

On peut tout de même se demander pourquoi il y aurait besoin de menacer de frapper les gens, de leur tirer dessus, ou de les enfermer dans un endroit sordide pendant des années, pour maintenir quelque forme d’organisation sociale que ce soit. Il faut croire que les personnes qui pensent cela n’ont pas beaucoup foi en l’organisation elle-même.

Que feraient les anarchistes face à la pandémie ?

Aujourd’hui, beaucoup de gens constatent tout ce qu’il est possible de faire indépendamment des autorités de type militaire, qui vont du haut vers le bas. Dans les situations d’urgence, c’est toujours un communisme rudimentaire qui s’impose : on passe du chacun.e selon ses aptitudes, au chacun.e selon ses besoins.

On va au plus efficace, car ce système est le seul qui fonctionne vraiment. Le communisme de crise est à l’opposé du socialisme autoritaire. Les systèmes d’autorité et de hiérarchie, comme les marchés pour ce qui concerne les échanges commerciaux, deviennent un luxe que les gens ne peuvent se permettre – cependant, ils sont souvent restaurés dans la seconde phase de la crise, quand les choses commencent à être plus faciles.

Dans la première phase de la crise, on est plus dans le saint-simonisme que dans le foucaldisme – la seule autorité qu’on reconnaisse est fondée sur une certaine expertise, la maîtrise d’une connaissance utile : peu de gens vont argumenter avec un médecin en train de soigner une jambe cassée.

Dans les communautés révolutionnaires les plus réussies que je connaisse, on équilibre les deux – on essaie d’y diffuser la connaissance aussi largement que possible, mais cela suppose une certaine confiance à l’égard de celles et ceux qui possèdent cette connaissance spécialisée. Dans les communautés où les principes anarchistes ont été mis en oeuvre, les résultats n’ont pas été mauvais face à la pandémie. Je pense aux communautés zapatistes du Mexique et au Rojava, dans la région majoritairement kurde du nord-est de la Syrie. Les deux sont anti-État  et très influencées par l’anarchisme. Les deux ont réagi immédiatement à la pandémie et mis en place une mobilisation totale de la communauté, en fermant les écoles, en créant du matériel de protection, en renforçant les mesures sanitaires… Jusqu’à présent, le Rojava s’en est plutôt bien tiré, en dépit du fait que le gouvernement turc a littéralement tenté une guerre bactériologique contre eux en leur envoyant intentionnellement des réfugié.e.s malades. Leur exemple montre que les principes anarchistes peuvent être mobilisés pour coordonner efficacement des équipes soignantes.

Les État s font beaucoup d’efforts pour apparaître comme ceux qui ont vaincu la pandémie. Le président Donald Trump est allé jusqu’à signer lui-même les « chèques corona », sous-entendant ainsi qu’il a personnellement donné l’argent aux personnes aidées. Ce n’est pas le seul. Beaucoup de gouvernements sont en train de faire croire qu’ils distribuent de l’argent pour nous aider à survivre à la crise.

C’est difficile de raconter comment le système financier fonctionne réellement parce qu’il est entouré de plusieurs couches d’idées fausses et de mythes. D’abord, il y a la rhétorique consistant à « trouver » l’argent pour aider l’économie et les gens en difficulté. L’argent n’est pas un bien existant en quantité limité et devant être trouvé, excavé, produit. Il est, littéralement, créé ex nihilo.

Trump n’est pas en train de distribuer ce qu’il aurait déjà en sa possession. L’argent est, au sens propre, fabriqué en étant distribué. Mais ce n’est qu’une seule des nombreuses idées reçues qui font tenir le système. De tels mythes sont d’autant plus importants à perpétuer aujourd’hui, pour les classes gouvernantes, que presque toutes les justifications traditionnelles du capitalisme se sont dissoutes.

C’est-à-dire ?

Eh bien, il y en a trois principales. La première, c’est cette logique selon laquelle « Certes, le capitalisme crée des inégalités extrêmes et toutes sortes d’injustices criantes, mais le jeu en vaut la chandelle parce que même les gens les plus pauvres savent que leurs enfants auront de meilleures conditions de vie qu’eux-mêmes. »

Je crois qu’il n’y a plus beaucoup de gens dans les pays riches qui croient encore en cette idée. Peut-être qu’il en reste en Chine, mais ce n’est clairement plus le cas aux États-Unis , en France, en Egypte ou en Argentine. Les nouvelles générations s’en tirent déjà beaucoup moins bien que leurs parents. Elles ont un accès moindre aux choses les plus élémentaires : le logement, l’éducation, la retraite. Il y a une quantité phénoménale de textes écrits par des gens d’âge mûr qui font la leçon à leur progéniture en les traitant d’enfants gâtés à qui tout serait dû, alors que ces dernier.e.s ne font que demander ce dont les générations précédentes, au même âge, ont pu bénéficier sans avoir à le réclamer. Cette réaction est provoquée par leur sentiment de honte car ces gens savent bien que les choses empirent.

La deuxième justification du capitalisme était d’ordre technologique : il permettrait et accélèrerait le progrès scientifique, avec l’idée que nos vies seraient radicalement transformées grâce au développement technologique. « Imagine ce à quoi ressemblait une cuisine, il y a ne serait-ce que cent ans, et compare avec nos cuisines modernes aujourd’hui ! » On imaginait ainsi qu’on pourrait voyager sur Mars, vivre pour toujours, que la plupart de nos problèmes disparaitraient.

On n’en est pas là, en effet.

Personne ne dit plus ce genre de chose. En fait, les cuisines sont un excellent exemple. Elles n’ont pas connu d’évolutions majeures depuis le four à micro-ondes, qui est apparu il y a trente ans et a profondément changé la vie quotidienne. C’était la dernière grande innovation technologique dans les cuisines. Après, ce fut la stagnation.

On peut dire la même chose pour tous les domaines de la vie. Il est d’ailleurs de plus en plus évident que le capitalisme étouffe l’innovation technologique, parce qu’il n’y a pas de profits de court terme à espérer dans ce domaine. On a amélioré les technologies de la simulation, on peut faire d’extraordinaires films de science-fiction maintenant, les effets spéciaux sont incroyables, mais, en fait, on a renoncé à l’idée qu’on puisse un jour faire pour de vrai les choses qu’on voit dans ces films.

La troisième justification, c’était que le capitalisme est source de stabilité, dans l’idée qu’avec la prospérité générale, la plupart des gens entreraient dans cette catégorie, et que l’expansion des classes moyennes conduirait elle-même à la stabilité démocratique. Ce n’est pas ce qui est arrivé. On constate d’ailleurs que les personnes qui sont sorties des classes moyennes sont de plus en plus soucieuses de voter pour tout ce qui irait contre la stabilité.

Tout ce qui reste, en conséquence, ce sont les deux justifications suivantes : la première est qu’il n’y a pas d’alternative : c’est soit nous, soit la Corée du Nord. La seconde est d’ordre moral. Et effectivement, je suis de plus en plus convaincu que le système ne tient que par la morale. Une morale bizarre et retorse. C’est pourquoi j’ai écrit un livre sur la morale de la dette, et un autre sur la morale du travail.

Même les gens qui savent parfaitement que notre système économique est fondamentalement stupide et injuste, même ces gens croient sincèrement que si on ne paie pas ses dettes, alors on n’est pas quelqu’un de bien. On est un cas social, une personne irresponsable qui se retrouve dans cette situation par sa faute. De la même façon, même les gens qui détestent leurs chefs, vont voir les tire-au-flanc d’un mauvais oeil. L’idée est que si vous ne travaillez pas plus que de raisonnable dans un emploi qui ne vous enthousiasme pas, et de préférence pour quelqu’un que vous n’appréciez pas, alors vous n’êtes pas quelqu’un de bien, vous êtes un parasite et, assurément, vous ne méritez pas l’aide sociale.

Les gens croient vraiment dans le caractère sacré du travail. Pas seulement du travail, d’ailleurs : de l’emploi. Tout le monde doit avoir un emploi. Peu importe, de fait, si le travail effectué est bénéfique pour le corps social, ou pas. En fait, une personne active sur trois est personnellement convaincue que, si son travail n’existait pas, cela ne ferait aucune différence – voire que le monde n’en serait que meilleur. Le caractère sacré du travail, de la dette, du « marché » : toutes ces choses sont profondément intériorisées et sont toutes extrêmement problématiques.

Problématiques, c’est-à-dire mauvaises ?

Les riches ne croient pas dans la dette, du moins pas dans la leur : pour ces gens, payer ses dettes n’est pas une question d’honneur. La moitié de mes anciens employeurs ne m’auraient pas payé s’ils avaient trouvé un moyen légal de ne pas le faire. Si vous êtes en position de faiblesse, la dette est affaire de morale, mais si vous êtes en position de force, la dette, c’est du pouvoir. C’est pourquoi je commence mon livre sur la dette avec ce vieux proverbe : si vous devez 100 000 dollars à une banque, la banque vous possède ; si vous lui devez 100 millions, vous possédez la banque.

Vous comparez souvent la dette à une promesse. Mais si une promesse est rompue par une partie, pourquoi l’autre partie devrait-elle la respecter ?

Exactement. Mais on ne peut ignorer le pouvoir. Regardez les relations internationales. Si la Sierra Leone doit un milliard de dollars aux États-Unis , c’est compliqué pour la Sierre Leone. Si les États-Unis  doivent un milliard de dollars à la Corée du Sud, c’est compliqué pour la Corée du Sud.

Ce truc de la morale est étonnamment efficace. Des gens tout à fait sympathiques par ailleurs, vont trouver qu’il est normal de laisser mourir de faim des enfants parce que l’ancien dictateur de leur pays n’a pas remboursé le prêt qu’il a contracté.

C’est pourquoi nombre d’entre nous s’efforcent de populariser la notion de « dette odieuse ». Ce n’est pas une formule très accrocheuse, mais elle a été inventée par un tribunal états-unien après que les États-Unis  ont conquis Cuba qui appartenait à l’Empire espagnol. Le gouvernement espagnol a insisté pour que les États-Unis  soient désormais tenus responsables des sommes gigantesques que les gouvernements cubains devaient à l’Espagne. Les tribunaux états-uniens ont jugé que Cuba ne possédait pas réellement l’argent puisque les emprunts avaient été faits dans des circonstances injustes. C’est ce qu’ils ont appelé une « dette odieuse » : un prêt qui n’aurait jamais été contracté si l’emprunteur avait été libre d’agir dans son propre intérêt.

Cette définition ne vaut-elle pas pour bien des dettes personnelles ?

Oui, c’est exactement l’idée. Comment faire en sorte que les gens voient, par exemple, un prêt hypothécaire à risque comme une dette odieuse ? On nous apprend que payer ses dettes est une question de morale, en grande partie parce que notre idée d’obligation morale a été calquée sur celle d’obligation financière plutôt que l’inverse. Pourtant, n’y a-t-il pas des dettes dont il serait immoral de demander le remboursement ? En Europe, au Moyen Âge, c’était une question juridique élémentaire, c’était typiquement le genre de problème de droit qu’étudiaient les clercs.

Les juristes médiévaux utilisaient souvent l’exemple de l’oeuf en prison. Rappelons-nous qu’alors les questions économiques étaient des questions de morale relevant du droit canonique, qui était lui-même une branche de la théologie. A vrai dire, je pense que l’économie est toujours une branche de la théologie, mais elle refuse de le reconnaître de nos jours.

L’exemple était donc celui-ci : un homme est en prison, et n’a droit qu’à du pain et de l’eau. Il meurt donc à petit feu. Son voisin de cellule a des amis qui lui amènent de la nourriture ; il lui dit, « J’ai quelques oeufs durs ici. Je t’en donnerai un, si tu signes ce document qui me transfère la propriété de tous tes biens ». L’homme accepte, mange l’oeuf, survit, et deux ans plus tard, les deux prisonniers sont libérés. Le contrat peut-il s’appliquer ?

La réponse aujourd’hui est : oui. Nous faisons exactement cela avec les pays du Sud depuis des années. Pourtant, la plupart des théologiens médiévaux répondraient : évidemment que non. L’homme qui a donné ses biens n’était pas libre. Ce serait d’autant plus vrai si, comme dans le cas des pays du Sud, le type qui a tous les oeufs est non un autre prisonnier, mais le gardien de la prison. Cela donne une toute autre dimension au problème. Il s’agit d’un cas-type de dette odieuse. Mais le mot « odieux » est un peu vieillot et ne rend pas bien l’idée. Nous avons essayé de trouver une meilleure formule. On pourrait parler de « capitalisme gangster » ou de « dette mafieuse », car les mafieux savent faire passer l’extorsion pour une opération morale en la transformant en dette. Mais ça n’allait pas non plus. Comment diffuser l’idée que, de même que certains emplois ne devraient pas exister, certaines dettes ne devraient pas être remboursées ?

Est-ce réaliste ?

Nous sommes un certain nombre à toujours chercher un moyen de casser le cycle. Peut-être que la pandémie nous aidera à voir plus clairement que ce qu’on appelle « finance » n’a toujours été que les dettes des autres, et que ces dettes sont produites intentionnellement sous l’effet de la collusion entre les sociétés financières et les État s, entre des instances publiques et des instances privées – il est d’ailleurs de plus en plus difficile de les distinguer les unes des autres.

J’aime prendre l’exemple de J. P. Morgan Chase, la plus grosse banque états-unienne. Les frais de gestion et les pénalités représentent quelque chose comme 75% de leurs profits (je ne me souviens pas du chiffre exact). Ils font des bénéfices à chaque fois que vous faites une erreur. Ils ont donc intérêt à mettre en place un système assez confus pour s’assurer que x% de gens vont se tromper, mais pas confus au point de ne plus pouvoir dire « c’est de votre faute si vous ne savez pas gérer votre budget ».

De plus en plus, l’appareil étatique et financier devient une gigantesque arnaque destinée à nous faire nous endetter. L’essentiel des profits tirés des transactions à Wall Street ou des performances du Nikkei ou du FTSE proviennent de la finance, et pas de l’industrie, c’est donc ce qui fait tourner le capitalisme aujourd’hui.

Dans Dette : 5000 ans d’histoire, vous décrivez aussi d’anciens rituels pendant lesquels toutes les dettes étaient annulées. Dans quelles circonstances sociales de telles annulations de dettes peuvent avoir lieu ?

Les annulations de dettes existent toujours. Il y en a eu une en Arabie Saoudite et, me semble-t-il, au Koweit juste au début du mouvement des printemps arabes. On y a tout simplement annulé les dettes de la population en anticipation de l’agitation sociale, tout en prenant bien garde de ne pas présenter cela comme une « annulation ». Il s’agit de faire croire que tout serait payé en pétro-dollars pour maintenir les apparences. En Inde, on annule aussi les dettes des éleveurs régulièrement, mais c’est généralement fait en toute discrétion, comme s’il valait mieux que les gens ne sachent pas trop que les gouvernements ont le pouvoir de faire ce genre de chose.

On annule des dettes tout le temps, mais la manière dont elles le sont relève du politique. Les pouvoirs en place veulent maintenir l’idée que les dettes sont sacrées : on ne les annule pas, on les rembourse – même si c’est avec de l’argent qu’on vient de créer. C’est idiot, évidemment. Il serait très facile pour les gouvernements de déclarer tout simplement que seules certaines dettes ont force exécutoire, comme les États-Unis  l’ont fait avec Cuba et l’Espagne. N’importe quel gouvernement pourrait faire de même avec, par exemple, des prêts individuels, des crédits immobiliers ou des prêts étudiants : ils pourraient dire « si rembourser est une affaire d’honneur pour vous, allez-y, mais nous n’utiliserons pas l’autorité des tribunaux pour vous y contraindre. »

[…]

Car l’idée de dette ne peut exister sans coercition ?

 Je reçois en ce moment des courriers de Virgin Media [fournisseur d’accès internet en Grande Bretagne]. J’ai déménagé il y a peu et j’ai donc annulé mon abonnement. Mais ils m’ont tout de même facturé les deux derniers mois pendant lesquels je ne vivais plus à cette adresse. Ils m’envoient des courriers de plus en plus odieux et menaçants parce qu’ils savent qu’ils ont la loi de leur côté. Si vous refusez simplement d’obtempérer, à un moment l’affaire va se retrouver chez un huissier qui vous harcèlera ; si vous refusez assez longtemps et si le montant est assez gros, l’affaire sera portée devant d’autres autorités ; si vous tentez de les en empêcher, c’est là qu’arriveront des menaces contre votre intégrité physique.

Il est facile d’oublier que la coercition et la violence – le pouvoir de nuire, de blesser – sont l’arrière-plan de tout notre système légal. Dans le cas pénible de la facture impayée, on peut arriver à ce stade en un nombre plus ou moins grand d’étapes. Mais il est toujours là, sinon on l’ignorerait tout simplement.

On peut même aller plus loin en affirmant que plus vous pouvez nuire aux gens, plus il est facile pour vous de faire payer celles et ceux qui vous doivent de l’argent. J’ai déjà montré dans un précédent livre que plus un travail est utile aux autres, moins il est payé. Quelqu’un m’a fait remarquer récemment qu’en fait, c’était peut-être la logique inverse : plus un travail est susceptible de nuire aux autres, plus il est payé. J’ai immédiatement songé à l’étude d’un économiste, Blair Fix, qui a analysé les revenus dans les grandes entreprises : il a montré que la rémunération n’y est pas dépendante de la « productivité », comme les économistes le clament toujours, mais du pouvoir, tout simplement. Plus vous êtes haut dans la chaîne de commandement, plus gros est votre salaire. En un sens, il n’y a rien de neuf ici. Mais Fix a chiffré cette idée que tout est une question de pouvoir.

Le pouvoir de faire quoi ?

 Voilà bien toute la question. Peut-être que c’est le pur et simple pouvoir de nuire. Tout comme le marché de Wall Street qui ne bénéficie pas à la collectivité, mais peut faire d’énormes dégâts s’il s’effondre. Peut-être que le capitalisme est juste une forme privatisée de pouvoir, un dérivé direct des formes féodales et militaires du pouvoir. Les grandes entreprises sont d’ailleurs, en un sens, les cathédrales du pouvoir capitaliste, dont les propriétaires possèdent toute la richesse et tout le pouvoir qu’on puisse posséder. […]

La pandémie a mis en lumière l’envers de cette situation : plus les emplois sont directement utiles aux gens, moins ils sont rémunérés.

Durant la pandémie, on a célébré les travailleurs et travailleuses de la santé, du soin aux autres, des usines, des entrepôts, des commerces. On en a presque fait des héros et des héroïnes des temps modernes, mais leurs salaires n’ont pas été augmentés. Ils et elles sont même les plus susceptibles de perdre leur emploi en raison de la crise. Comment est-ce possible ?

Parce que leur travail implique, par essence, de ne pas nuire aux autres. Regardez les urgentistes et les équipes soignantes qui risquent leur vie pour que le système de santé ne s’effondre pas. En principe, plus des emplois sont essentiels, plus les syndicats sont forts, et plus ceux et celles qui occupent ces emplois ont le pouvoir de négocier de meilleures conditions de travail. Si les soignant.e.s décidaient de faire grève pour des meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires, ce serait théoriquement le moment idéal- sauf qu’en fait, ce n’est pas comme ça que ça se passe.

Pourquoi ?

En un sens, ils et elles ont bien trop de pouvoir. C’est un paradoxe. Un peu comme la plaisanterie de la banque (si vous lui devez un million, elle vous possède ; si vous lui devez cent millions, c’est vous qui la possédez). Quand on a, à ce point, la possibilité de nuire aux autres, et d’une façon tout à fait immédiate, on devient en quelque sorte prisonnier de sa propre utilité. Il est impossible d’utiliser ce pouvoir, parce que ce serait tout simplement trop destructeur.

Un mafioso, ou le directeur d’une société privée d’investissement ne peut que vous nuire, même s’il ne le dit pas comme cela. De fait, il peut faire usage de son pouvoir sans pitié. Comme l’ont montré les féministes, une grève du soin serait à ce point dévastatrice que les persones qui occupent ces emplois ne peuvent pas vraiment la faire, car cette grève aurait pour immédiate conséquence la souffrance et la mort des personnes qui sont sous leur responsabilité.

Si la crise n’a qu’un seul résultat, ce pourrait être celui de mettre cette situation en pleine lumière. Une économie n’est que la manière dont on s’occupe les un.e.s des autres – tout travail réel n’est rien de plus, finalement, qu’un travail de care.

[…]

 Quel est l’élément le plus effrayant qui pourrait se normaliser après la pandémie ?

 Je préfère parler des bonnes choses. Par exemple, celle-ci : nous venons d’entrer dans une zone où il est de nouveau possible d’agir [« agency »]. L’humanité vient de vivre ce qui est sans doute la plus grande prise de conscience de son histoire. Ce n’était jamais arrivé à cette échelle. Une immense partie de l’humanité a soudain tout arrêté et s’est dit : « Oups, qu’est-ce qu’on est en train de faire, là ? »

Il se peut que ce soit une excellente nouvelle, puisque nous allions tout droit vers un suicide collectif.

L’autre face de la médaille, c’est le suicide collectif lui-même. Nous nous dirigions vers l’abyme, avec la conviction que nous ne pouvions rien y faire. Ce qui me fait peur, c’est qu’on se dise : « Ouf, c’est fini… maintenant retournons à nos anciennes vies ».

On a pu voir que le monde ne s’arrêtait pas quand on voyage moins, consomme moins, produit moins. Le monde, en revanche, va s’arrêter, du moins dans sa forme actuelle, si nous revenons à nos anciennes habitudes. Mais comment convaincre une population de moralistes que le plus important que nous puissions faire maintenant, c’est d’arrêter de travailler autant ? Si nous n’arrêtons pas, nous allons nous retrouver bientôt à devoir choisir entre des désastres qui feront ressembler la pandémie à une promenade au parc, et des solutions de type science-fiction qui pourraient tourner terriblement mal.

C’est-à-dire ?

Disons que la seule chose qui soit plus effrayante que des fascistes qui nient le réchauffement climatique, ce sont des fascistes qui ne le nient pas. Dieu sait quelles solutions ces gens pourraient inventer.

En un sens, on peut voir ce qui est en train d’arriver comme le coup d’essai d’une solution fasciste au genre d’urgences climatiques auxquelles on peut s’attendre dans les cinq ou les dix prochaines années si on n’arrête pas toutes ces idioties de productions carbonées : fermeture des frontières, les étranger.e.s pris.es comme boucs-émissaires, tri de la population entre celles et ceux qu’il faut sauver et les autres, normalisation de l’État  autoritaire. Et puis viendra le moment de tenter une techno-solution du type ensemencement de l’océan avec des cristaux de fer, éco-ingénierie, etc.

Il y a quelques années, j’avais eu une discussion avec Bruno Latour qui m’avait dit que tout cela l’inquiétait beaucoup car les seules institutions assez puissantes pour lancer des opérations à l’échelle planétaire, ce sont les armées états-unienne et chinoise. Espérons juste que ces deux armées travailleront l’une avec l’autre, et non l’une contre l’autre. Pour Steve Keen, il n’est pas fou de penser que ce genre d’affrontement pourrait arriver : après tout, si le réchauffement se poursuit, de grandes parties de l’Est asiatique deviendront inhabitables. Est-ce qu’on peut imaginer que la Chine restera sans rien faire ? Elle ferait juste calmement évacuer ses provinces du Sud, en acceptant que les États-Unis  ne veuillent pas réduire leur consommation de charbon ? Sauf que si la Chine commence à changer la composition de l’atmosphère, cela pourrait bien faire revenir l’Europe et l’Amérique du Nord à l’ère glaciaire. Qui sait ce qui arrivera ?

En dépit de tout cela, espérez-vous toujours que l’humanité réagira à cette prise de conscience historique ?

La chose la plus intelligente que j’aie lue sur cette question a été écrite par un physicien, qui montrait que le vrai problème, c’est notre refus de reconnaître que nous faisons aussi partie de la nature. Certes, on voit bien que le changement climatique est causé par l’idiotie humaine. Les gens qui affirment que ce n’est qu’un phénomène naturel sont juste dans un déni de la réalité. Leur argument est qu’il y a eu des périodes dans le passé, bien avant l’existence de l’humanité, où la température de la Terre fluctuait, augmentant et descendant effectivement de plusieurs degrés. Si nous survivons assez longtemps, dans peut-être cent mille ans, quand ces phénomènes reprendront, il sera bien temps de résoudre la question à ce moment, n’est-ce pas ?

Mais si nous devons être la « conscience de la nature », comme on disait au 19e siècle, il est peut-être temps de nous débarrasser des personnels politiques qui sont des gens extrêmement inconscients. Des décisions aussi importantes pour la planète ne peuvent qu’être prises à l’issue d’une sorte de délibération collective.

La bonne nouvelle c’est que les expérimentations d’assemblées citoyennes montrent que même des personnes ordinaires tirées au sort, une fois qu’on leur présente les faits scientifiques, sont, presque toujours, beaucoup plus sages dans les prises de décision que des assemblées représentatives élues. Il est possible de rendre la masse des gens plus intelligente que n’importe quel individu membre de cette masse. (Au passage, trouver des moyens d’arriver à ce résultat est exactement le principe de l’anarchisme.) C’est possible. Mais il y a du pain sur la planche.