Le parcours du combattant d’Ali, demandeur d’asile du Darfour confronté à une bureaucratie hexagonale mal informée et suspicieuse jusqu’à l’absurde. 9 juin 2007.

Dans le gros bâtiment de la Commission de recours des réfugiés, posé au milieu des petites rues de Montreuil, les robes noires des avocats se mêlent aux vêtements trop neufs de demandeurs d’asile venus des pires coins de la planète, de la Tchétchénie au Congo. Ceux dont la demande a été rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) viennent tenter ici leur dernière chance, faible : la commission ne revient que sur 15% des décisions déjà prises. Ce jour là plusieurs Soudanais originaires du Darfour – ils sont de plus en plus nombreux parmi les deux millions de civils déplacés par une guerre qui dure depuis trois ans à venir échouer en Europe – se succèdent dans les salles d’audience.

Parmi eux, Ali, 29 ans. Il appartient aux Zaghawa, l’un des groupes ethniques les plus impliqués dans la rébellion du Darfour, et donc les plus touchés par la répression mise en œuvre par le gouvernement soudanais et son bras armé, les milices Janjawid, essentiellement recrutées parmi les Arabes nomades de la région. Ali est originaire de Lebedo, une ville d’environ 2000 habitants au sud du Darfour, où les Zaghawa cohabitent avec d’autres groupes non-arabes. « On se mariait entre nous et on partageait les terres, raconte-t-il. Mais depuis que je connais le monde, il y a toujours eu des problèmes avec les nomades arabes. Lorsqu’ils traversent notre zone, ils font des dégâts dans nos champs et volent notre bétail. » Ali commence à entendre le mot « Janjawid » dès 1992 : ces cavaliers armés de fusils automatiques ne sont alors pas encore une force supplétive, mais plutôt des pillards œuvrant pour leur compte. En 2002, un an avant que la rébellion n’apparaisse, ils tuent le père d’Ali, un commerçant en bétail, et quatre de ses compagnons, pour leur voler leur argent à leur retour du marché.

Lors de son audience devant la commission de recours, Ali doit revenir sur ce crime. L’un des juges lui demande s’il a porté plainte. « Oui, répond-il, mais la police n’a rien fait : les Janjawid étaient déjà soutenus par le gouvernement. Un Zaghawa possédant une arme pouvait être mis en prison, mais si c’était un Arabe, il n’était pas inquiété. »
En 2003, la région de Lebedo est occupée par les rebelles de l’Armée de libération du Soudan (SLA), en grande partie composée de Zaghawa. Parce qu’à la mort de son père il est devenu chef de famille, Ali n’est pas recruté par les rebelles. Il doit en revanche s’acquitter d’un « impôt révolutionnaire » de plus de 30 euros par mois. « Mais je ne payais pas sous la contrainte, précise-t-il. Les civils soutiennent les rebelles, égorgent des moutons pour eux. Ce sont leurs enfants. » En revanche, c’est contre son gré qu’Ali doit aussi payer une taxe aux Janjawid lorsqu’il va vendre du bétail dans les marchés contrôlés par le gouvernement. Les passages de la zone rebelle à la zone gouvernementale sont dangereux : lors de ces trajets, les hommes non-arabes en âge de combattre parmi les rebelles sont tués, et les femmes violées par des Janjawid ou des militaires. Pour éviter les mauvaises rencontres, on voyage de nuit, et dans la journée, on se cache sous les arbres qui parsèment la brousse. A cause de l’insécurité, Ali laisse tomber le commerce et vend son troupeau en septembre 2004. Il garde en permanence de l’argent caché dans une ceinture, sous sa djellaba, ou la nuit sous son oreiller.

D’interrogatoires en audiences, Ali commence à avoir l’habitude de raconter les jours, à la mi-décembre 2004, qui ont vu sa vie basculer. « Un matin je suis réveillé par des bruits d’armes lourdes. J’entends des hélicoptères bombarder. Tout le monde se met à fuir dans n’importe quelle direction. Les rebelles, peu nombreux, fuient aussi. » Dans l’un de ses rapports sur le Darfour, Entrenching Impunity l’ONG Human Rights Watch a enquêté sur cette attaque, semblable à tant d’autres ayant eu lieu depuis 2003 : les bombardements effectués par des hélicoptères et des Antonov de l’armée soudanaise ont dégagé le terrain pour des centaines de Janjawid et de militaires qui ont ensuite volé tout ce qu’ils ont pu trouver et incendié « 80% de la ville ». Selon l’ONG, « certaines familles auraient été enfermées dans leurs huttes et brûlées vives, un grand nombre de gens auraient été rassemblés dans l’école et exécutés, au moins 60 civils auraient été tués ». Human Rights Watch s’est également procuré des photographies aériennes de la destruction de Lebedo, prises par les observateurs de l’Union africaine. Ceux-ci ont assisté à l’attaque, mais sans pouvoir rien faire : leur mandat est uniquement « d’observer », pas d’intervenir. Il s’agissait pourtant d’une violation flagrante du cessez-le-feu, alors même que le gouvernement et les rebelles étaient en train de négocier les accords de paix à Abuja, au Nigeria, qu’ils signeront en mai 2006.

Quand l’OFPRA a rejeté la demande d’asile d’Ali, c’est moins son récit qui a été mis en doute que la véracité même de ses origines. Lorsqu’on lui demande son groupe ethnique, Ali, qui dans toutes ses déclarations se montre très précis, mentionne également son clan – la société zaghawa est composée d’une multitude de clans -, les Lilla : or ce nom est inconnu de l’OFPRA, qui du coup conclut à des « propos sur ses origines ethniques peu crédibles ». Sur sa langue, Ali « affirme que son dialecte est le zaghawa alors que le terme pour désigner le dialecte de la région est le rotana », note l’OFPRA, y voyant la preuve d’une « connaissance sommaire de sa région d’origine ». Or « rotana » est un terme arabe méprisant, qu’on pourrait traduire par « patois », pour désigner les langues non-arabes de la région, dont le zaghawa. On demande aussi à Ali, en guise de test, les couleurs du drapeau soudanais. Mais le terme d’arabe soudanais qu’il utilise pour désigner le noir, et qui peut signifier aussi gris ou brun, est traduit « bleu » par l’interprète. Les « quizz » auxquels les demandeurs d’asile sont soumis visent à déceler les incohérences de leur récit. Dans le cas du Darfour, la pertinence de ce filtrage achoppe sur la méconnaissance de la région, entretenue par la présentation sommaire de la guerre qu’entretiennent la plupart des médias.

Pour beaucoup de demandeurs d’asile, la traduction s’avère cruciale. Ali ne parle que le zaghawa et l’arabe soudanais. L’OFPRA l’a confié à un traducteur algérien avec lequel il a eu du mal à communiquer. « Je ne comprenais pas pourquoi, alors que dans mon pays j’ai été maltraité par les Arabes, je me retrouvais devant un traducteur arabe », raconte-t-il. « Ils disent que je ne suis pas zaghawa, pas du Darfour, pas du Soudan, mais ce sont eux qui ne connaissent pas le Soudan ! », estime Ali. Son avocat, Marie-France Desmaisons-Sallin, ne dit pas autre chose : « c’est plutôt l’OFPRA qui a une connaissance superficielle du Soudan, et qui a fait preuve dans cette affaire d’une légèreté tout à fait blâmable et d’un manque d’impartialité, alors même que le Haut commissariat aux réfugiés des Nations-Unies recommande de donner le statut de réfugié aux gens du Darfour ». Mais l’OFPRA craint que des immigrants « économiques » venu du Sahel ne se fassent passer pour des victimes de la guerre du Darfour. Même si de plus en plus de Darfouriens, la plupart des civils chassés de leurs villages par la guerre ne vont pas plus loin que les camps qui ont poussé au bord des grandes villes du Darfour, ou de l’autre côté de la frontière tchadienne.
Ali aurait sans doute échoué dans l’un de ces camps si, dans les jours qui ont suivi l’attaque de Lebedo, les événements ne s’étaient précipités. Comme une grande partie des habitants de la petite ville, Ali et les siens fuient. Ils parviennent à Muhadjirya, où vit un oncle, mais cette ville est bientôt attaquée à son tour, et Ali se trouve séparé de sa famille. Errant dans la brousse, il croise un camion de bétail. Pour 15 euros, le chauffeur accepte de le prendre à son bord et de le faire passer, en cas de contrôle sur la route, pour un apprenti ou un berger. « J’avais perdu tout espoir, se souvient Ali. J’avais peur, je n’avais plus de famille, ma ville était détruite, pour moi c’était la fin du monde. Je n’ai pas réfléchi beaucoup, tout ce que je savais c’était que je voulais aller le plus loin possible. »

Trois jours plus tard, le camion arrive à Port-Soudan. Le chauffeur met Ali en contact avec un « passeur », un responsable de la police portuaire, maillon d’un réseau d’immigration clandestine, qui lui propose de l’envoyer en Europe pour 1000 euros. Le soir même, Ali embarque dans un cargo avec neuf autres clandestins, dont d’autres Darfouriens. Tous sont cachés, deux par deux, dans des containers, à fond de cale. Ils y resteront dix jours, des marins complices leur apportant à manger et à boire.

Moins de deux semaines après l’attaque de Lebedo, les dix clandestins débarquent à Marseille et, cachés dans des cartons, embarquent dans un camion en direction de l’Angleterre. C’est là que la plupart des Soudanais fuyant leur pays souhaitent se rendre, et c’est ce que le passeur a conseillé à Ali. Non seulement la Grande-Bretagne est l’ancienne puissance coloniale, mais surtout, elle a la réputation d’être plus accueillante que la France de Nicolas Sarkozy. Mais ils n’y parviendront pas : à Calais, le camion est contrôlé et ses passagers débarqués : ils doivent déposer une demande d’asile en France.
Celle d’Ali est rejetée par l’OFPRA. Face à la commission de recours, cela se passe mieux : le rapporteur considère que l’OFPRA a traité ce dossier « de manière peu scrupuleuse » en soupçonnant Ali de mentir sur ses origines, et demande l’annulation du rejet. Cette fois, un interprète zaghawa est présent. Mais dans les salles voisines, devant d’autres juges, avec d’autres traducteurs, d’autres demandeurs d’asile du Darfour se retrouvent en difficulté : un juge reproche à l’un d’eux de s’être trompé sur le nom arabe d’un groupe rebelle.

Ali a fini par obtenir l’asile en France. Quant aux Darfouriens qui ne l’obtiennent pas, il est délicat de les renvoyer de force vers son pays en guerre : les arrêtés de reconduite à la frontière peuvent être annulés par les tribunaux administratifs au regard des engagements internationaux de la France, en particulier la Convention européenne des droits de l’homme. Les rejetés deviennent donc des sans-papiers de plus, régulièrement arrêtés, mais légalement inexpulsables. Depuis la fermeture de Sangatte en novembre 2002, des demandeurs d’asile du Darfour errent dans les rues de Calais, en attendant de pouvoir un jour passer en Grande-Bretagne.