En Belgique francophone, depuis 1976, les associations d’éducation permanente sont soutenues financièrement par les pouvoirs publics pour leurs actions visant « l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle. »[1] Dans cet entretien à la revue Mouvements, publié dans le numéro 121 sur la Démocratie d’interpellation, deux membres de la Fédération sectorielle de l’Éducation permanente (FESEFA) reviennent sur l’histoire et le fonctionnement des financements publics à destination des associations socio-culturelles.

Depuis la tenue de cet entretien en avril 2025, le secteur de l’éducation permanente fait face à une série d’attaques et de mesures menaçant de front la liberté associative ; on peut notamment citer le projet de décret visant à supprimer les subventions accordées à des organisations jugées proches de partis politiques. Une véritable menace pour la démocratie et l’état de droit, qui s’accompagne d’une mise à mal des mécanismes de concertation.

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Q. Vu de France, la Belgique a un fonctionnement institutionnel complexe. Vous avez un gouvernement fédéral (pour toute la Belgique), trois gouvernements régionaux et trois autres gouvernements, un pour chacune des communautés culturelles, qui sont construites sur des bases linguistiques (francophone, néerlandophone, germanophone). Dans la Communauté française les associations bénéficient de financements publics pérennes et non négligeables pour notamment critiquer les pouvoirs publics. Pour commencer cet entretien, pourriez-vous revenir sur ce qui a amené le gouvernement de la communauté francophone à soutenir ces associations ?

Jennifer Neilz (JN) : En Belgique, le soutien aux associations est ancien. En 1921, la loi sur les ASBL (association sans but lucratif) est votée. C’est l’équivalent de la loi 1901 sur le contrat d’association en France. Et, à ce moment-là, un arrêté Royal déclare d’intérêt public les activités complémentaires à l’école[2]. Dans ce cadre-là, les associations d’éducation populaire (qui s’adressent aussi bien aux publics adultes qu’aux jeunes) vont bénéficier de financements ponctuels.

Les associations vont profiter d’autres financements, notamment à partir des années 1960, avec le début du soutien à l’emploi dans le secteur associatif. Mais le vrai tournant, c’est avec la réforme institutionnelle de 1970 qui crée trois grandes communautés culturelles (française, flamande et germanophone) qui ont des compétences notamment en matière culturelle. Et la Communauté Culturelle française va développer des politiques publiques à destination des associations culturelles et notamment de l’éducation permanente (terme remplaçant celui d’éducation populaire). C’est à partir de ce moment, plus particulièrement du décret de 1976, que le secteur va être subventionné de manière structurelle. On appelle ça du subventionnement par « silo » parce qu’on crée des décrets, donc des textes de loi qui décrivent en fait de quelle manière on les finance.
On délimite le champ d’action, les activités à mener, les catégories de financement.

M. Pourquoi la communauté culturelle francophone s’est saisi de l’éducation permanente à ce moment-là ?

Geoffroy Carly (GC) : Le côté francophone est plus proche, du moins c’était le cas à cette époque, du pilier socialiste et du mouvement ouvrier chrétien, qui ont une appétence pour la dynamique associative

JN. Oui, et en Belgique, car c’est souvent une question que se posent les Français, il y a aussi vraiment une tradition de concertation et une organisation de la vie politique autour des piliers idéologiques. Il y avait initialement la famille libérale, la famille socialiste, la famille chrétienne. Et au départ, le pilier ouvrier socialiste et le pilier ouvrier chrétien organisent toute la vie des personnes. On est inscrit au parti, on va à tel syndicat, on envoie ses enfants dans telle organisation de jeunesse qui est estampillée soit chrétienne, socialiste ou libérale. Depuis, il y a eu de nouveaux piliers : un premier écolo et un second pluraliste voire laïque. Et de fait, les partis politiques sont liés à ces piliers là et donc soutenaient le développement des corps intermédiaires (les syndicats, les associations, etc.), qui sont des interlocuteurs privilégiés.

GC. Dans les années 1960-1970, il y a une figure emblématique à citer, car elle a joué un rôle important, qui est Marcel Hicter. C’est un fonctionnaire, socialiste, très engagé sur ces questions-là, sur le fait que la société civile s’organise vis-à-vis des problématiques sociales et puisse être en interlocution avec le pouvoir. Il le défend très fort et est l’un de ceux qui portent le concept de « démocratie culturelle » qui vient s’opposer au concept de démocratisation de la culture en disant : « Il faut que les populations s’expriment elles-mêmes au départ de leur réalité et fassent advenir dans la sphère politique leurs paroles. » Il défend cette idée que la parole légitime n’est pas seulement celle qui vient des savants, qui vient d’en haut. Il défend cette idée que, à travers les associations culturelles et socio-culturelles, le champ de l’éducation populaire, la société peut s’organiser.

Cette philosophie va irriguer les politiques culturelles de ces années-là. Marcel Hicter a participé à sa diffusion puisqu’il a notamment conseillé des ministres de l’Éducation de cette époque. Il reste une figure emblématique, il y a d’ailleurs un bâtiment qui a été érigé à l’époque, qui est un lieu pour les associations d’éducation populaire et de jeunesse, qui porte son nom et qui est financé par le ministère de la Culture. On y trouve des salles de travail, de formation, il y a un théâtre, des résidences d’artiste, etc. C’est un lieu qui incarne l’idée que le mouvement associatif doit prendre de l’ampleur, former ses cadres, faire progresser la jeunesse et le monde adulte de notre société. A cette époque, ils avaient encore en tête la Seconde Guerre Mondiale et se disaient « plus jamais ça » et pour que ça ne se reproduise plus, il faut soutenir le peuple pour qu’il s’éduque entre pairs.

Q. Est-ce qu’entre cette période et aujourd’hui, la reconnaissance de l’éducation permanente est toujours la même ?

GC. Il y a eu des évolutions assez sensibles depuis 1976, notamment sur le mode de financement. Dans les années 1970, pour être financée comme association d’éducation permanente, il n’y avait pas d’exigence particulière. Et les associations étaient financées sur la base des dépenses réalisées.

Cela paraît complètement fou aujourd’hui, ce financement sur dépense. Et c’est terminé. En 2003, un nouveau décret est venu préciser la manière dont sont financées les associations, donner des règles de partage des financements. Il fixe des critères pour que la reconnaissance des associations soit plus technique, plus professionnelle et moins politique. L’action des associations doit dorénavant répondre à des « niveaux de production » (réaliser un certain nombre d’actions) et s’inscrire dans des « axes ».

Le premier axe est l’animation directe avec les populations. Le second est la formation. Le troisième est la production d’outils, d’analyses ou d’études. Et le quatrième est de faire des campagnes grand public pour sensibiliser l’opinion.

Ce système mis en place en 2003 a été assez critiqué, notamment parce qu’il enferme les associations dans ces axes. Une évolution réglementaire, en 2018, est venue ré-assouplir les règles et mettre plus de transversalité entre les axes pour permettre plus d’autonomie associative dans les choix d’actions.

Q. Est-ce que vous pourriez préciser combien de structures bénéficient du soutien du gouvernement francophone pour leur action d’éducation permanente ?

JN. Aujourd’hui, il y a 272 associations reconnues d’après les chiffres officiels et donc on a vraiment une diversité de thématiques, de taille, même d’impact territorial, de public cible. L’idée de l’éducation permanente, c’est d’essayer de toucher, plus ou moins, tous les publics de la Communauté francophone de Belgique. Ça s’adresse principalement à des publics adultes puisqu’il y a aussi des décrets pour le public jeune, avec un accent sur les publics populaires.

Elles touchent entre 7 000 euros pour la plus petite et 2,8 millions pour la plus grande. C’est le financement qu’elles perçoivent au titre de l’éducation permanente ; elles peuvent toucher des subventions par ailleurs. Mais dans le cas des financements éducation permanente, c’est un subventionnement structurel, pour le fonctionnement et les activités. Au final, comme l’a expliqué Geoffroy, il n’y a pas de justification par facture, c’est vraiment une justification globale assortie d’un financement forfaitaire. Évidemment, il y a un contrôle : l’association envoie tous les ans ses comptes et l’administration vérifie qu’il n’y a pas d’irrégularité.

M. Comment fonctionne le système de reconnaissance des associations, comme faisant partie de l’éducation permanente ?

JN. On parle de « reconnaissance » de l’éducation permanente (EP). La procédure a changé avec l’évolution des décrets, maintenant, c’est une procédure en 2 étapes pour les associations qui veulent être reconnues comme étant de l’EP.

Lors de la première étape, il s’agit de vérifier que l’association s’inscrit dans les principes de l’éducation permanente. Et puis si les associations passent cette étape-là, elles déposent une demande de reconnaissance pour une durée déterminée de 3 ans. Et au bout de ces trois années, elles doivent réaliser une évaluation. Des avis différents sont donnés. Le premier vient de l’administration, plus spécifiquement de l’inspection de la culture du gouvernement francophone. C’est un service qui est là à la fois pour accompagner et pour contrôler les associations, même si dans la pratique leur temps disponible est orienté surtout sur du contrôle. Leur avis est complété par celui du Conseil supérieur de l’éducation permanente. C’est une instance qui existe depuis 1929 et qui est constituée de personnes qui représentent des associations du secteur avec une certaine diversité d’associations. Et enfin, dans tous les cas, c’est le politique qui tranche, en l’occurrence la ou le ministre en charge de la Culture sur base des avis émis.

Donc une association peut perdre sa reconnaissance dans le cadre de ce processus, elle peut connaître une baisse de financement si on estime qu’elle ne respecte plus les critères qualitatifs et quantitatifs.

GC. Il y a un service d’inspection de la culture qui fait ce travail d’évaluation qualitatif. Mais, comme le disait Jennifer, ils ont une mission d’accompagnement et une mission de contrôle. Sauf que, de fait, comme la législation s’est complexifiée et pas leurs moyens, leurs capacités d’accompagnement ont baissé.

La reconnaissance EP dure 5 ans. Et normalement, au milieu de ces cinq années, les inspecteurs réalisent une visite intermédiaire pour aider les associations à s’orienter au mieux pour tenir leurs objectifs et rester dans le cadre du décret. On observe que cette visite intermédiaire peut rester théorique. Les associations restent parfois plusieurs années sans savoir qui est le fonctionnaire qui est en charge d’accompagner et de contrôler leur association.

En plus de ce délitement du service public, on remarque aussi un changement dans le profil des personnes recrutées à l’inspection selon les règles de l’administration. On privilégie les qualifications formelles et professionnelles plus qu’une expérience de terrain. Il y a quelques années, Luc Carton[3] a été inspecteur de la culture. Il y avait d’autres figures, militantes de l’éducation permanente, qui travaillaient à l’inspection. Aujourd’hui, l’inspection est moins baignée dans la culture et le socio-culturel qu’elle n’a pu l’être à une autre époque. Et donc ça crée parfois des contrôles un peu tatillons.

Enfin, on a deux types de contrôles. Le premier, chaque année, vise à vérifier la conformité administrative de l’association. Le second, tous les cinq ans, est sur le fond. Mais les frontières entre ces 2 types de contrôles ne sont pas forcément étanches. Qui a la main sur quoi et qui a le droit de dire quoi, sur quoi ? Ce n’est pas clair, cela fluctue en fonction des rapports de force internes à l’administration elle-même.

JN. Pour compléter. Nous, on a 204 associations membres à la FESEFA. Évidemment, la plupart des retours qu’on a, c’est quand les associations sont en difficulté, ce qui alimente notre prisme assez critique du fonctionnement de ce financement. Aussi, il faut regarder les choses en face. On a un secteur associatif en souffrance, avec des crises institutionnelles, des baisses de financement, des turn-over, qui font que les nouvelles personnes qui arrivent se sentent très précaires et éprouvent un fort sentiment d’insécurité quand elles se retrouvent face à l’inspection.

Après, ce qui est assez positif avec l’inspection, c’est qu’ils échangent beaucoup de leurs évaluations entre eux, ils ont des chambres d’inspection où ils discutent les dossiers et donc il est censé quand même avoir une harmonisation des avis. Et ceux-ci sont toujours argumentés : ils font entre une dizaine et une quinzaine de pages.

M. Ce que vous racontez sur l’évolution de ce corps d’inspection fait écho à ce qu’on pu connaître les conseillers d’éducation populaire et de jeunesse (CEPJ) en France[4]. C’est un corps de fonctionnaire, qui s’est constitué dans les années 1980 à partir de militants de l’éducation populaire. Mais progressivement, leur nombre a été réduit et ils doivent gérer de nombreux dispositifs aux dépends de leur mission d’animation et d’accompagnement de l’éducation populaire.

Mais revenons au financement de l’éducation permanente. Malgré les limites et les critiques que l’on peut faire à ce dispositif de financement, l’évaluation est largement qualitative. Avec le décret du 17 juillet 2003, les associations sont notamment appelées à s’auto-évaluer, autour de 4 axes de questions. « Quel est le rôle de l’association dans le développement de l’action d’éducation permanente dans le champ de la vie associative ? De quelle manière l’association entend-elle défendre et promouvoir un ou plusieurs droits, parmi les droits fondamentaux ? De quel point de vue critique l’association est-elle porteuse sur la société ? Quel est/quels sont l’effet/les effets et impacts que l’association cherche éventuellement à produire et/ou à susciter à partir de ses actions et vers quels destinataires ? » Comment s’est imposée cette logique, qui semble à rebours de la logique libérale ambiante où ce ne sont que les chiffres qui comptent ?

GC. La question de l’auto-évaluation, elle est venue avec les réformes des années 2000 et 2010. Avec le décret de 2003, on est passé d’un modèle complètement ouvert à un modèle relativement fermé, avec les axes, etc. comme je l’ai expliqué précédemment. Cela a amené une forme de perte de sens pour toute une série d’associations. L’idée de cette auto-évaluation, c’est que les associations s’interrogent sur leur rôle et le sens de leur activité, sans pour autant leur donner des critères figés. C’est une démarche très « cartonnienne » (cf. Luc Carton), pour amener les associations de l’éducation permanente à réfléchir. Pour que tous les nouveaux cadres associatifs qui arrivent, qui sont parfois étrangers à cette histoire de lutte sociale et à ce projet, s’interrogent. Qui sommes-nous ? Quelle est notre histoire ? Quelle est notre mission ? Quel est notre rôle politique ? L’auto-évaluation vient, quelque part, exiger une forme de conscience politique et rattache le fond à l’action.

M. Vu de France, c’est très intéressant, car la dynamique portée par les pouvoirs publics dans ce pays, c’est la transformation des associations en prestataires, en opérateurs des politiques publiques. A l’inverse, en Belgique, avec sa politique d’éducation permanente, c’est le gouvernement de la Communauté Culturelle francophone qui encourage les associations à s’inscrire dans des dynamiques politiques.

GC. Oui et on travaille avec l‘administration, l’observatoire des politiques culturelles, etc. il y a une certaine forme de co-construction. Les évolutions qu’a connu le décret par exemple, cela s’est fait avec les acteurs associatifs. Il y a une place pour les associations autour de la table.

M. Est-ce que ce sont les associations qui ont défini les 4 grandes questions de l’auto-évaluation ?

JN. C’est certain, mais Luc Carton et Jean Blairon[5], qui avaient un pied dans les associations et dans la Communauté française, ont joué un rôle important à ce moment-là.

Mais attention, l’évaluation ne se limite pas à l’auto-évaluation. L’administration de la Communauté Culturelle procède aussi à un contrôle annuel, pour vérifier que les associations ont bien respecté des normes plutôt quantitatives. Et puis il y a l’évaluation de tous les 5 ans qui est censée être plus qualitative. C’est à ce moment que l’association fournit le résultat de son auto-évaluation. Normalement, l’administration n’est pas là que pour remettre un jugement sur l’évaluation, sauf que dans la pratique l’inspection va vérifier aussi le quantitatif dans ce cadre-là. Il y a un flou, on mélange contrôle quantitatif et recommandation qualitative.

Aussi, il y a effectivement ces 4 questions qui sont là pour aider les associations à faire leur auto-évaluation, mais cela pose beaucoup de questions à des associations qui ne sont pas habituées. Résultat, nous on nous demande, en tant que Fédération du secteur de les aider. Certaines nous demandent « dites-nous ce que l’on doit faire, dites-nous ce qu’on doit mettre dans notre rapport. » Les 4 questions sont vraiment très larges et chaque association doit se les approprier. Résultat, on fait pas mal de formations là-dessus, spécifiquement sur l’auto-évaluation que l’on considère comme une opportunité, et pas juste comme une obligation, et on essaye que les associations s’emparent de cette idée.

M. Est-ce qu’il y a des risques qui pèsent sur le financement des associations d’éducation permanente ?

GC. Jusqu’à maintenant, il y avait une certaine proximité entre le monde de l’éducation permanente et le pouvoir politique, avec une recherche de la concertation. C’est une tradition belge. Cependant, pour le nouveau gouvernement de droite qui a été élu en 2024, la concertation se limite à une invitation à prendre un café, moins à négocier des normes réglementaires.

Avec ce nouveau gouvernement, et une Communauté très endettée, on est dans une situation relativement fragile. Certaines associations se sentent dans l’insécurité. Et certaines peuvent tomber dans une logique de « mieux vaut fermer sa gueule » pour avoir l’assurance de garder ses financements et ses emplois.

  1. Décret du 17 juillet 2003 relatif au soutien de l’action d’Education permanente dans le champ de la vie associative.
  2. Arrêté royal déterminant les conditions générales d’octroi de subsides aux œuvres complémentaires de l’école, 5 septembre 1921.
  3. Pierre-Jean Brasier, « L’éducation populaire ça cartonne ! Entretien avec Luc Carton ». Mouvements, n°81, 2015, p.165-180.
  4. Sylvère Angot, Simon Cottin-Marx, « Accompagner les associations. De l’éducation populaire aux politiques de l’emploi ». Mouvements, 2015/1 n° 81, 2015. p.60-69 ; Sylvère Angot, « La « modernisation de l’État », indifférente à l’expertise des services en territoires : la réforme de l’Administration Territoriale de l’État dans les domaines de la Cohésion sociale et du Développement durable (2009-2015) », Thèse de sociologie, Université Paris Est, 2020.
  5. Docteur en philosophie et lettres, ancien directeur de l’association d’éducation permanente R.T.A à Namur. Il a produit nombre d’analyses sur l’éducation permanente à travers Intermag.