Le brillant anthropologue et militant anarchiste David Graeber nous a quitté – il avait directement contribué à certaines des mobilisations parmi les plus significatives de ces vingt dernières années.

Anthropologue brillant, David Graeber était un militant anarchiste, “avec un a minuscule”, comme il se plaisait à le rappeler, pour insister sur la dimension pragmatique de son militantisme.

Il avait activement participé aux mobilisations altermondialistes au tournant des années 90 / début des années 2000 en Amérique du Nord, et avait co-fondé le Direct Action Network qui avait largement contribué à renouveler les répertoires d’action, vers plus de confrontation directe, de radicalité et de créativité.

Dix ans plus tard, il avait été impliqué dans le lancement d’Occupy Wall Street, alors qu’il terminait de travailler à sa somme sur la Dette. Il était parvenu à faire résonner son travail de longue haleine, une somme portant sur 5000 ans d’histoire, montrant que la dette existait avant l’invention de la monnaie, avec les conséquences de la crise des subprimes. Son analyse et son expérience militante n’avaient pas seulement irriguées les premières assemblées générales, qui devaient déboucher sur l’occupation du Parc de Zucotti : elles devaient passer à la postérité dans le slogan “nous sommes les 99%” et donnèrent naissance à un vaste mouvement de “grève de la dette”.

Plus récemment, il s’était largement impliqué dans les réseaux de solidarité avec le Rojava, où il s’est rendu à de nombreuses reprises. Il y a quelques mois, il avait décidé de venir à Paris pour comprendre ce qui se jouait autour du mouvement des gilets jaunes, et avait souhaité rencontrer certain.e.s actrices et acteurs des mobilisations en cours – avant de participer à une AG/débat avec F. Lordon à la Bourse du travail.

Il travaillait actuellement à une nouvelle somme, avec l’archéologue David Wengrow, qui devait être la première pierre d’une histoire au long court de la production des inégalités, et en miroir, de l’égalité et de l’horizontalité. D. Wengrow et D. Graeber devaient montrer comment de nombreuses villes antiques, comptant parfois plusieurs dizaines de milliers d’habitants, s’organisaient sur un mode non-hiérarchique : il n’y avait nulle trace de richesse ostentatoire, de palais ou de villas, de quartiers protégés de la plèbe. Les habitant.e.s y vivaient en égalité, sans maîtres ni chef.fe.s. Graeber entendait montrer plusieurs choses fondamentales pour penser l’émancipation aujourd’hui : l’égalité et l’horizontalité étaient possibles dans des sociétés vastes, avant l’invention de l’état. L’idée, très répandue, selon laquelle au-delà d’un certain nombre d’habitant.e.s, l’égalité et l’horizontalité ne seraient plus possibles ne serait ainsi qu’une chimère. La hiérarchie n’est pas la conséquence d’une population importante. Par ailleurs, l’égalité est un défi plus important à mesure que l’on se rapproche du foyer : ces villes étaient certes égalitaires, mais rien n’indique qu’il n’y avait pas de formes de domination et d’oppression à l’intérieur des maisons – se nouant bien sûr autour du genre. Au fond, les inégalités étaient produites à partir de la sphère domestique ou intime.

David avait une capacité unique à penser le temps (très) long et à analyser des dynamiques sociales à travers les époques, tout en étant un analyste brillant des moments éruptifs les plus contemporains – probablement parce qu’il pensait et analysait autant qu’il militait, et qu’il avait pleinement saisit que comprendre le présent ne peut se faire qu’en articulant les deux. Il savait saisir une époque mieux que quiconque – son travail sur les “jobs à la con” en est une des manifestations les plus évidentes.

Pour moi, David Graeber, c’était d’abord un livre, acheté un peu par hasard : Direct Action, an Ethnography. Un livre que j’avais parcouru sur un stand d’un forum social des États-unis, à Detroit, me demandant qui pouvait bien être ce thésard qui pensait indispensable de publier 600 pages sur les AG militants qu’il avait observé dans le cadre de sa recherche. Je n’avais pas vu que c’était lui l’auteur – dont je n’avais alors encore rien lu mais connaissait le nom, évidemment. J’ai finalement acheté le livre, sur un coup de tête et l’ai dévoré comme un polar – ça parlait de ma vie, de militant et d’apprenti chercheur, avec son style unique, fait d’un luxe de détail et de fulgurances analytiques.Ce fût ensuite des discussions autour d’Occupy Wall Street, non pas en septembre 2011 (David a quitté New York juste après que le mouvement ait démarré) mais au printemps suivant. Nous l’avions interviewé avec Jade Lindgaard pour la revue Mouvements. Quelques mois plus tard, alors qu’il passait quelques jours de vacances à Marseille, se reposant pendant la tournée de promotion de son ouvrage sur la dette, il était allé à la rencontre des salariés de Fralib, en lutte pour sauver leur outil de travail à Gemenos – et avaient discuté de la possibilité de créer une coopérative. Ce sera chose faite, après une lutte épique et exemplaire.

Son regard fin, sa curiosité, son caractère affirmé et son appétence pour les controverses intellectuelles parfois vives vont nous manquer cruellement. David combinait des analyses minutieuses, un luxe de détails (voir sa somme sur l’Action directe, dans laquelle il écrit plusieurs paragraphes sur le type de stylo qu’il utilise) et de fulgurances analytiques incroyables – formant une pensée unique en son genre, rigoureuse, éclairante, stimulante, provocante, et toujours orientée vers l’action – car il se refusait à penser de manière abstraite, coupée des mobilisations sociales. C’est peut-être ce qui le distingue des autres penseurs des sociétés sans état (ou contre l’état), tels Pierre Clastres ou James C. Scott.

Il se disait parfois convaincu que le capitalisme avait déjà pris fin, mais que nous n’en avions pas encore pleinement pris la mesure – à nous de ne pas le faire mentir.