« Qui se souvient des émeutes de 2005 ? » demandait, bravache, Manuel Valls le 20 janvier 2015 lors de vœux à la presse marqués par ses déclarations sur l’« apartheid territorial, social, ethnique ». À Matignon, dans les ministères, les mairies, les partis et tous les lieux de pouvoir si éloignés des quartiers populaires, tout se passe effectivement comme si le souvenir de ces révoltes avait disparu ou du moins comme si on pouvait, dans la France de 2015, faire comme s’il ne s’était rien passé dix ans plus tôt.
Au fil des années, les espoirs d’une prise de conscience gouvernementale et d’une réaction politique se sont progressivement évanouis. S’il fallait des actes symboliques pour définitivement mettre fin à ces espoirs, trois décisions prises au cours des premiers mois de l’année 2015 ont clairement signifié le refus de tout changement, voire la dénégation des révoltes de l’automne 2005 et de leur fait générateur.
Le Comité interministériel à l’égalité et la citoyenneté du 6 mars 2015, que les communicants gouvernementaux ont cru bon d’intituler « la République en actes », est d’abord venu acter l’abandon des promesses de campagne de François Hollande. Déjà, Manuel Valls s’était empressé d’enterrer le récépissé de contrôle d’identité à son arrivée au ministère de l’Intérieur. Le droit de vote des étrangers aux élections locales a pris le même chemin. Les espoirs qu’avait fait naître la réforme de la politique de la ville engagée par François Lamy ont également été copieusement douchés. Avec la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine votée en février 2014, la politique de la ville semblait pourtant tourner le dos à l’ère Sarkozy, marquée par des discours néoconservateurs assimilant les quartiers populaires et leurs habitants à une menace pour la société. Les timides ouvertures qu’elle offrait en matière de participation citoyenne et de rééquilibrage social d’une politique dont la dérive sécuritaire et urbanistique était manifeste depuis 2005, n’ont pas résisté à ce comité interministériel supposé répondre aux attentats et aux manifestations de janvier.
Le pouvoir judiciaire a ensuite pris le relais de l’exécutif, en relaxant définitivement les deux policiers poursuivis dans le cadre de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. La morale de cette décision prononcée par le Tribunal correctionnel de Rennes le 18 mai 2015, si morale il y a, avait déjà été écrite il y a plus de trois cents ans par Jean de la Fontaine : « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir ». À moins qu’il ne faille désormais en inverser les termes : selon que vous serez Blanc ou Noir, les jugements de Cour vous rendront puissant ou misérable…
Le lendemain de cette relaxe, par un cruel hasard du calendrier, le ministre en charge du Travail a annoncé le lancement d’un plan de lutte contre les discriminations à l’embauche dont l’une des mesures phares est… l’abandon du CV anonyme. Que l’efficacité de ce dispositif instauré par la loi pour l’égalité des chances votée au lendemain des révoltes soit incertaine n’y change rien : l’abrogation de cette mesure qui apportait une forme de reconnaissance publique aux discriminations, et donc au sentiment d’injustice qui s’était exprimé, a signé l’impossibilité de définir une politique de lutte contre les discriminations ethniques et raciales qui sorte du registre incantatoire.
On le voit, les leçons de 2005 ont vite été oubliées, ou doit-on dire plutôt qu’elles n’ont jamais été tirées ? Les références à ces révoltes, qui n’étaient déjà pas placées très haut dans le répertoire mémoriel de l’establishment politique, ont été complètement supplantées par celles des tueries de janvier 2015, présentées – suivant un raccourci aussi hasardeux que dangereux – comme un symptôme de la crise des banlieues. Force est de constater que dix ans après ces révoltes, les rendez-vous manqués de la gauche et des cités ont laissé place à la rupture. Rupture entre les milieux populaires et des partis de gauche qui ont perdu tout ancrage militant dans les quartiers populaires et semblent avoir renoncé à tout projet de transformation sociale et démocratique. Réciproquement, rupture des habitants de ces quartiers populaires avec les formes conventionnelles de participation politique que les taux de participation aux élections présidentielles ne peuvent masquer. Après les promesses non tenues de 2012 qui viennent s’ajouter aux déceptions des décennies précédentes, l’abstention record aux élections municipales de mars 2014 traduit cruellement le désintérêt des cités pour les enjeux électoraux.
Oubliées les émeutes ? Contrairement à ce qu’affirmait le Premier ministre, le souvenir demeure pourtant bien présent dans les quartiers populaires. Aujourd’hui encore, les références à ces trois semaines d’embrasement reviennent régulièrement dans les discours de ceux qui les ont vécues dans la rue ou depuis leurs balcons. La révolte de l’automne 2005 constitue un événement fondateur, structurant pour la socialisation politique d’une génération de jeunes habitants des quartiers. L’événement et les non-réponses politiques ont suscité des engagements individuels et des initiatives collectives, des formes diverses et multiples de politisation (suivant des modalités variables en fonction des générations, du genre, de la religion…). Bien que fragmentées et souvent orphelines de débouchés dans un système institutionnel verrouillé, ces mobilisations sont déterminantes pour comprendre une révolte dont le caractère politique a été largement débattu et continue de l’être.
Alors même que la révolte de 2005 s’inscrit dans une histoire multiséculaire de protestations contre le pouvoir, ses symboles et ses représentants, jusqu’à reprendre leur grammaire de la violence et de l’affrontement avec les forces de l’ordre dans une scénographie bien établie, son caractère politique demeure controversé. Cette question a été au centre de « l’émeute de papier » qui s’est déployée dans les médias, dans les arènes politiques et les cénacles scientifiques, visant à « faire parler » un mouvement qui n’avait pas de porte-parole ni de message explicite. Cette querelle interprétative, qui se traduit sur le plan sémantique (faut-il parler de violences urbaines, d’émeutes ou de révoltes ?), transparaît dans plusieurs des articles ici réunis. La question que nous voulons traiter dans ce numéro est cependant différente : il ne s’agit pas de regarder dans le rétroviseur pour décider si et de quelle nature politique était l’émeute, mais d’en interroger les effets politiques et sociaux sur la décennie. Mouvements titrait en 2006 son numéro « Émeutes, et après ? » : faire le bilan s’imposait à nous. Puisque nous ne pouvions pas échapper à la commémoration d’un événement qui se logeait au cœur du projet de notre revue, nous voulions exercer notre droit d’inventaire des manquements des politiques, de tous ceux et celles qui ont fait mine d’entendre la demande de changement et qui ont vite remis le couvercle sur le chaudron. Et puis les tueries de janvier 2015 sont venues, et les fractures consciencieusement labourées pendant ces dix ans sont apparues béantes, à peine masquées par une marche qui se pensait comme une communion nationale. La véritable furie disciplinaire qui a suivi la minute de silence et ses manquements plus ou moins revendiqués a bien signifié de quelle communion il s’agissait : la nation chauvine et étriquée que nous vendait Sarkozy est toujours d’actualité. La reprise par Manuel Vals du concept de guerre de civilisation à propos de l’assassinat d’un chef d’entreprise par son employé fin juin 2015 en est un témoignage supplémentaire. La gauche de gouvernement n’est plus sur une pente glissante, elle a carrément pris le toboggan des valeurs occidentales.
Trois partis pris structurent ce dossier visant à saisir, avec dix ans de recul, les effets politiques de la révolte. Tout d’abord, il nous a paru nécessaire d’aborder ces effets de manière large, en les considérant tout à la fois sous l’angle du politique (structures et dynamique du système institutionnel), de la politique (compétition pour le pouvoir) et des politiques publiques. Ensuite, nous avons choisi de multiplier et de croiser les regards, en ouvrant nos pages à des militants, des élus, des journalistes, des écrivains et des chercheurs. Enfin, pour se décaler d’un débat bloqué et tenter d’ouvrir des perspectives, nous avons souhaité sortir du cadre hexagonal, pour considérer les États-Unis et la Grande-Bretagne. Ces deux pays qui ont connu des vagues révoltes comparables dans la période récente, fournissent en effet des contrepoints utiles dans lesquels on peut regarder la France en miroir.
Le tableau qui s’en dégage permet de replacer les révoltes de 2005 dans le processus de construction d’une parole sociale et politique des milieux populaires et immigrés, ces grands muets de l’histoire politique récente. Il n’est plus possible après 2005 de penser un projet de transformation sociale qui ne soit pas capable d’articuler justice et redistribution sociales avec les enjeux de reconnaissance, c’est-à-dire de placer en son centre et solidairement la question de la participation des minorités racialisées et des habitants des quartiers populaires.