La crise dite « des réfugié·e·s » qui a pris l’Europe de court à l’été 2015 est en fait une crise de la gouvernance des migrations. Incapables de décider politiquement un plan d’urgence face à l’afflux de plus d’un million de migrant·e·s fuyant la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, l’Erythrée, la Somalie ou le Pakistan, les gouvernements européens ont délibérément évité leur prise en charge matérielle et humaine. Cette incurie criminelle relève avant tout de sombres calculs politiques : en se montrant intransigeants face à la détresse des migrant·e·s, la plupart de ces gouvernements croient pouvoir décourager les candidat·e·s à l’exil et espèrent que les flux se reporteront vers les rares pays ayant pris leurs responsabilités (l’Allemagne et la Suède) ou s’arrêteront dans les pays de transit. La stratégie est destructrice. Pour les vies de celles et ceux qui tentent de rejoindre l’Europe pour se protéger des guerres et des exactions ou trouver une vie meilleure. Pour le système du droit d’asile dont les principes sont consciencieusement bafoués par les innombrables obstacles posés au simple dépôt d’une demande et par les discours officiels qui prétendent que ces entraves se font pour le respect des droits humains. Pour les relations entre les États traversés par les migrants : l’utilisation cynique des pays de première entrée comme tampons où les migrant·e·s se concentrent dans des camps devenus de véritables prisons, en Grèce ou en Italie, et la transformation des pays de la périphérie de l’Europe en souricières – Turquie, Pays baltes, Libye, Balkans – vers où celles et ceux qui auront réussi à prendre pied en Europe seront expulsé·e·s sans état d’âme. Ainsi les migrant·e·s sont désormais pris·e·s dans la nasse d’une politique des migrations plus restrictive que jamais. La situation n’est pas nouvelle, ni propre à une conjoncture politique particulière : cela fait plus de trente ans que les pays européens sont engagés dans une logique de contrôle et de fermeture. Les alternances partisanes n’y changent rien : gauche et droite conduisent plus ou moins les mêmes politiques indexées sur la surenchère des populismes d’extrême droite et d’un nationalisme qui se réveille là où on le croyait dépassé. La France est l‘un des principaux laboratoires de fabrication de la nasse. Engagée dès 1974 avec la fermeture des frontières à l’immigration peu qualifiée, l’utilisation de l’immigration comme enjeu politique central à chaque élection majeure s’est traduite par une suite presque ininterrompue de restrictions apportées à l’entrée et au séjour des immigré·e·s. La séquence ouverte par l’élection de François Mitterrand en 1981 et qui se clôt en 1984 avec l’émergence du Front National apparaît rétrospectivement comme une parenthèse de courte durée dans cette évolution coercitive (régularisation massive de 1981, carte de séjour de dix ans, droit d’association pour les étrangers, entre autres). Les visas sont délivrés au compte-gouttes, le droit au regroupement familial est limité malgré les garanties internationales, l’entrée des conjoint·e·s de Français·e·s se complique d’année en année, les titres de séjour précaires à renouveler tous les trois mois ou tous les ans deviennent la règle, les conditions « d’intégration » s’ajoutent aux autres critères d’obtention du droit au séjour : la liste des mesures compliquant l’accès au territoire et la possibilité d’y rester s’allonge à chaque nouvelle loi. La séquence ouverte par l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, puis à la présidence de la République – pas moins de quatre lois sur l’immigration sont votées en six ans – ne sera pas stoppée par l’élection de François Hollande. La doctrine de la fermeture et de la chasse aux migrant·e·s s’est maintenue et renforcée. Si la thématique de l’immigration a été la grande absente de la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron s’est vite replacé dans le sillage de ses prédécesseurs, reconduisant la logique de « fermeté et humanité », c’est-à-dire de limitation de l’accueil et d’accélération des reconduites à la frontière. Dans son allocution du 31 décembre 2017, le chef de l’État a également repris à son compte la distinction entre demandeur·se·s d’asile – légitimes – et migrant·e·s économiques – devant retourner chez eux – qui sert de justification aux pratiques de tri des étranger·e·s. Comme si, pour renforcer l’acceptabilité sociale des réfugiés aux yeux de l’opinion publique, il fallait le faire aux dépens des autres. On voit bien la fermeté et l’approche répressive, on cherche en vain l’humanité. Au moment où nous écrivons cet éditorial, le projet de loi sur l’asile et l’immigration n’a pas encore été présenté. Mais, ce qui a été révélé de ses grandes lignes donne à voir un maintien, voire un durcissement, de ces logiques de tri et laisse présager une aggravation de la situation des migrant·e·s. Le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, impose déjà par une circulaire aux associations le recensement des sans-papiers accueillis dans les centres d’hébergement et prépare leur refoulement, au mépris du principe de l’inconditionnalité de l’accueil qui caractérise les activités de ces associations. La doctrine répressive s’applique aussi désormais à l’encontre des gestes de solidarité envers les migrant·e·s. Sous le prétexte de poursuivre les passeur·se·s et trafiquant·e·s d’êtres humains qui prospèrent précisément grâce à la fermeture des frontières, le « délit de solidarité » vise les actions citoyennes « d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour des étrangers en situation irrégulière », selon les termes de la loi. Que ce soit à Calais, dans la vallée de la Roya ou au col de l’Échelle, les militant·e·s ou simples habitant·e·s qui aident les migrant·e·s en détresse sont inculpé·e·s et poursuivi·e·s en justice. Tout se passe comme si, tout à sa logique répressive, l’appareil d’État était entré en guerre ouverte avec les migrant·e·s, pourchassé·e·s comme des criminel·le·s, et avec leurs soutiens dans la société civile. Mais dans quel but et pour quelles raisons ? Il faut en effet dépasser les fausses évidences : non, l‘Europe, et singulièrement la France, ne font pas face à des flux d’immigration massifs. L’année 2015 et le million de migrant·e·s enregistré·e·s en Europe sont à bien des égards exceptionnels. En rythme ordinaire, les 210 000 migrant·e·s admis·e·s au séjour en France chaque année, auxquels il faut ajouter 80 000 demandeur·se·s d’asile depuis 2015, représentent moins de 5 pour 1 000 de la population française. L’engorgement des structures d’hébergement et d’accueil n’est pas dû à un nombre trop élevé de migrant·e·s, mais au manque de moyens attribués aux organismes et associations en charge de l’accueil. Il y a quelque chose d’absurde de la part du gouvernement à présenter une France submergée par l’arrivée des migrant·e·s alors même que les engagements pris d’accueillir 24 000 réfugié·e·s syrien·ne·s en deux ans n’ont pas été tenus et que, sur la même période, l’Allemagne a reçu plus de 800 000 demandeurs d’asile. Le Haut Comité aux Réfugiés de l’ONU a dénombré plus de 65 millions de déplacé·e·s ayant fui la guerre, les dérèglements climatiques ou la misère dans le monde à la fin de l’année 2015. Ce chiffre n’a jamais été aussi élevé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais l’essentiel des personnes déplacées en raison des conflits ou des catastrophes climatiques sont hébergées dans les pays limitrophes. Les migrations du Sud vers le Nord ne représentent qu’un tiers des migrations mondiales. En d’autres termes, les pays du Sud prennent la plus grande part de l’effort de solidarité, et certainement pas les pays du Nord qui en parlent beaucoup mais font si peu. L’un des principaux arguments avancés pour justifier la politique mortifère de fermeture aux migrations est l’hostilité des opinions publiques, et ses traductions lors des élections. Gouvernements de droite ou de gauche prennent prétexte du sentiment anti-immigration pour avancer les mesures répressives, prétendant que celles-ci sont un moindre mal face au danger des extrêmes droites européennes. Pour autant, les mêmes politiques sont à l’origine de la diffusion du sentiment anti-immigration, n’ayant eu de cesse de fabriquer les fausses équivalences entre immigration, chômage, délinquance et menaces sur l’État providence. Or les sentiments anti-immigration ne sont pas aussi enracinés dans la population qu’on le prétend, comme en témoigne le développement des mouvements populaires de solidarité – Refugees Welcome – en Allemagne, en Italie ou en France. Dans plusieurs municipalités ayant accueilli des demandeur·e·s d’asile alors que les maires et des habitant·e·s y étaient relativement hostiles, les conflits attendus ne se sont heureusement pas produits et les mêmes maires reconnaissent maintenant que la présence des demandeur·se·s a créé une dynamique positive dans leur commune. Sans nier l’existence de réactions hostiles aux migrant·e·s, force est de reconnaître l’émergence de nombreux mouvements locaux de solidarité et de soutien qui redéfinissent les pratiques d’accueil et d’hospitalité tout en remettant en question les politiques conduites au niveau national. Il nous faut sortir de la logique implacable qui s’articule autour du triptyque « contrôles, fermeture et répression ». Elle ne peut que déboucher sur les désastres que l’on connaît : les accords politiques indignes, comme ceux passés avec la Turquie et la Libye, les morts par milliers en Méditerranée ou dans la région du Sahel, la multiplication des camps de rétention, la transformation des migrant·e·s en surnuméraires illégaux, et d’une façon générale la création d’une hiérarchie ethno-raciale dans les mobilités internationales. Certain·e·s accèdent en effet plus facilement que jamais à la globalisation et à ses bénéfices là où d’autres sont confiné·e·s dans les espaces qui leur sont dévolus. Quelles issues trouver à cette spirale répressive ? Elles sont difficiles à envisager, tant sont imbriqués les questions géopolitiques, les enjeux économiques du capitalisme et ceux d’un nouveau type d’impérialisme, les résurgences d’un nationalisme ethno-racial, le développement des techniques sécuritaires de contrôle et d’expulsion, l’érosion des droits fondamentaux dans le contexte de la lutte contre le terrorisme. Sortir par le haut des contradictions générées par la gouvernance actuelle des migrations nécessite des mobilisations sur le terrain pour restaurer un droit à migrer, que l’on soit persécuté·e ou non dans son pays, mais également un horizon de libre circulation pour tou·te·s. Cela permettrait de rompre avec la situation actuelle où cette liberté est réservée aux citoyen·ne·s des pays du Nord, qui n’éprouvent des frontières que leur caractère conventionnel, là où les ressortissant·e·s des autres États sont confronté·e·s à l’arbitraire. Défaire la nasse passe par une rupture radicale avec la philosophie du tri sélectif appliqué aux migrant·e·s. Ce dossier de Mouvements documente donc la crise de la gouvernance des migrations et ses conséquences sur les expériences des migrant·e·s. Il vise à démonter la doxa des politiques coercitives contre les migrations et les migrant·e·s, qui empêche de penser l’avenir des sociétés multiculturelles où la circulation libre des personnes est une donnée incontournable. Pour cela, il était également indispensable de rendre visibles, dans leur complexité, leurs contradictions et leurs innovations, les mobilisations contre ces politiques, qu’elles viennent des migrant·e·s ou des mouvements de solidarité et de soutien. Car c’est dans ces luttes que se redéfinissent les frontières de la citoyenneté et que se reconstruit l’action politique.

Ce dossier a été coordonné par Viviane Albenga, Armelle Andro, Barnabé Binctin, Pauline Brücker, Anahita Grisoni, Antoine Lagneau, Sarah Mazouz, Patrick Simon, Daniel Veron, Youri Lou Vertongen.