Cet article, rédigé à la première personne du singulier, a été écrit par Jasmine Bachi, doctorante en sociologie au CURAPP-ESS, à l’Université Picardie Jules Verne à Amiens. Il s’inscrit toutefois dans une collaboration avec la photographe Camille Nivollet, matérialisée par l’apport et la discussion autour de son projet de photographie documentaire intitulé « Un temps sans école ».
L’instruction en famille (IEF) a connu ces dernières années des reconfigurations considérables dans son encadrement. En 2021, le régime de déclaration est remplacé par un régime d’autorisation dans le cadre de la loi confortant le respect des principes de la République[1]. Si du point de vue de l’action publique, les réflexions liées à l’instruction en famille se manifestent plutôt autour de la crainte du séparatisme et de l’isolement des enfants, l’émergence de ce « sujet » dans les médias est aussi caractérisée par la multiplication de reportages ou encore de films qui font connaître ou promeuvent ce mode d’instruction. Les associations nationales[2] qui portent la voix de l’IEF présentent comme leitmotiv l’idée du « choix de l’enfant ».
Plus généralement, lorsqu’elle est choisie, l’instruction en famille des enfants semble s’inscrire dans une démarche de reconnaissance des besoins de l’enfant et cela même quand il s’agit par exemple d’une impossibilité de poursuivre sa scolarisation débouchant sur un souhait d’alternative (Bongrand & Glasman, 2018). Ce mode d’instruction paraissant orienté vers et pour l’enfant invite à questionner la place de ce dernier dans l’instruction et plus généralement au sein de la société. L’instruction en famille est toutefois un phénomène protéiforme. Les familles, les raisons de choisir ce mode d’instruction et les conditions dans lesquelles il se déroule sont très diversifiées et doivent donc être abordées comme telles. Ces familles s’inscrivent dans un spectre allant d’une scolarité empêchée à une alternative scolaire choisie (Bongrand, 2018) et peuvent être, au sein même de ce spectre, classées par style éducatif, allant du formel, pour « l’école à la maison », à l’informel pour l’« unschooling » (Plavis, 2017). Cette dernière posture se caractérise par des apprentissages libres et autonomes des enfants et une certaine distance aux cadres et contraintes scolaires.
Si ce sont les besoins de l’enfant qui semblent majoritairement être au centre de ce choix d’instruction, les réflexions menées dans cet article s’intéressent à l’autonomisation et l’émancipation de ces derniers. Ainsi, le choix de s’intéresser à l’adolescence tient au fait que c’est une période durant laquelle les questions d’émancipation et d’autonomisation sont structurantes (Ramos, 2011). Une part de l’éducation des adolescent.es réside dans leur accompagnement vers cette autonomie. Ces enjeux semblent à la fois contre-intuitifs et constitutifs de ce mode d’instruction. Ici, l’émancipation est pensée comme une « capacité de penser, d’élaborer et de se considérer à l’origine de ses jugements » (Pasquet, 2013) et l’autonomisation, ici au sens d’« autonomie spatiale », comme le processus d’acquisition des capacités à être et se déplacer seul.e ou sans l’encadrement d’un adulte. Dans la grande majorité des cas, ce sont les parents qui prennent en charge l’instruction. Dès lors, il convient de penser les possibilités et les conditions de l’émancipation des enfants du cadre familial lorsque celui-ci est également le cadre de l’instruction. Comment les enfants peuvent-ils développer un regard différent de celui de leurs parents ? Est-ce qu’une instruction centrée autour de l’enfant est antinomique d’une posture adulto-centrique ? L’émancipation de la forme scolaire hégémonique s’accompagne-t-elle d’une émancipation individuelle des jeunes ? Est-ce qu’une éducation pour l’enfant est synonyme d’une éducation par l’enfant ? J’exposerai cette interrogation en m’intéressant plus précisément à la place qu’occupent les jeunes instruit.es en famille dans l’espace public[3], au sens géographique, qui est dominé et organisé par des adultes (Legué-Dupont, 2005). Ce dernier aspect invite notamment à questionner les limites de la conversion de cette autonomie spatiale, relative, au sein de l’espace public en émancipation pour les jeunes. Alors qu’à l’adolescence, l’émancipation se matérialise en grande partie par le biais de l’autonomie au sein de l’espace public (Rivière, 2017a), il convient de penser à la façon dont cette autonomie spatiale peut permettre l’émancipation. L’autonomie spatiale est en partie acquise lors des déplacements pendulaires, pour se rendre au collège par exemple. S’intéresser aux adolescent.es instruit.es en famille et à leur rapport à l’espace public permet de saisir quelques ressorts de la socialisation spatiale, dans ce contexte d’instruction. Ces réflexions se basent, d’une part, sur un travail de recherche mené entre 2021 et 2023 auprès de familles IEF en France dont les caractéristiques sociales (catégorie socioprofessionnelle des parents, lieu de résidence, ascendance/origine culturelle…) et les raisons alléguées à la non-scolarisation sont relativement diversifiées. Dans cet article seront exploitées les données récoltées dans le cadre d’un mémoire de recherche de master autour du rapport à l’espace des jeunes selon leur mode d’instruction (Bachi, 2023). Ce dernier se base sur des entretiens semi-directifs et des productions graphiques des jeunes agé.es de 11 à 15 ans ayant toujours ou depuis plusieurs années été instruit.es en famille. D’autre part, les réflexions menées dialogueront, par l’illustration ou la comparaison, avec le travail photographique de Camille Nivollet autour d’un groupe de jeunes et de familles proches de courants de pédagogies alternatives « non-formelles », intitulé « Un temps sans école ».
Loin du collège et de ses contraintes matérielles, horaires et lieu définis, les jeunes non-scolarisé.es semblent donc expérimenter une pratique différente de l’espace public. Cette dernière est caractérisée par l’absence de déplacements pendulaires, catalyseurs de l’émancipation à l’adolescence. L’espace public doit également être pensé par les réseaux de sociabilités fréquentés. Il est nécessaire de s’intéresser aux représentations et aux usages des jeunes instruit.es en famille quant à l’espace public et à la composition de leur espace du quotidien. Ainsi, le fait de questionner leur socialisation, la place de leur autonomisation dans l’instruction et donc la place qu’occupent les adultes dans leur propre rapport à l’espace permet de penser l’autonomie spatiale, et ainsi les potentielles prémices d’une émancipation, dans le cadre de l’instruction en famille.
Tout d’abord, je m’intéresserai à l’influence des conditions matérielles de l’instruction en famille sur les activités et donc la composition et la structuration de l’espace du quotidien des jeunes. Ces pratiques traduisent une certaine propension à l’appropriation et à la découverte de l’espace public dans un contexte encadré. Puis, j’interrogerai la façon dont se matérialise/concrétise l’appropriation de l’espace public et l’autonomisation spatiale par l’apprentissage encadrées par les parents ou d’autres adultes. Enfin, je mettrai en perspective les processus de socialisations et les sociabilités des familles par rapport à leur implication dans des réseaux associatifs.
« Matérialisation des espaces de vie démultipliés : une cartographie de l’intime (révélant les connexions virtuelles et ancrées sur le territoire) »[4]
Les conditions matérielles de l’instruction en famille sont caractérisées par des contraintes moindres que celles de la scolarisation. En effet, il n’y a, pour la majorité des cas, pas de lieu consacré à l’instruction autre que le domicile familial, voire pas de lieu consacré du tout. Cela invite donc à questionner les lieux qu’occupent ces jeunes loin des bancs de l’école. Comment se compose l’espace du quotidien sans un cadre et un lieu aussi structurant que le collège ? La diversification et l’étalement de l’espace du quotidien peuvent se traduire dans la diversité d’activités et de types de lieux expérimentés. Du fait d’une moins grande contrainte spatio-temporelle exercée par une institution, les jeunes instruit.es en famille sont susceptibles d’avoir des activités extérieures au temps d’instruction moins contraintes par le temps scolaire et la distance entre le domicile et l’établissement scolaire. Par ailleurs, la disponibilité d’au moins un des deux parents, assurant l’instruction, peut permettre des déplacements plus conséquents en termes de distance.
Pour saisir l’influence du mode d’instruction sur les activités extrascolaires, j’ai comparé, dans un même quartier, jeunes instruit.es en famille et jeunes scolarisé.es.[5] Parmi ces jeunes aux caractéristiques sociales semblables, celles et ceux instruit.es en famille d’âge collège sont, entre 2013 et 2021, les trois quarts à avoir au moins une activité extrascolaire encadrée. Les activités recensées sont majoritairement des activités encadrées par des adultes extérieurs à la famille comme des clubs sportifs, artistiques, des associations ou encore des cours de musique. Les autres activités recensées par la grande majorité sont des activités effectuées en famille comme des sorties pédagogiques ou des sorties au parc dans et hors de la ville de résidence. Celles-ci sont recensées par tous.tes les jeunes, mais perdent en prégnance chez les jeunes à partir de 13 ans. Pour une partie de ces dernier.es, on retrouve aussi des activités en extérieur en autonomie, seul.e ou avec des ami.es. Les jeunes enquêté.es scolarisé.es dans le même quartier n’étaient quant à eux que 10% à recenser une activité encadrée et 30%, uniquement des garçons, à recenser au moins une activité extrascolaire en extérieur sans encadrement, principalement l’utilisation d’équipements sportifs publics de proximité. 70% des jeunes scolarisé.es indiquent toutefois fréquenter la zone commerciale (grande distribution, restauration) de la ville, proche du collège, entre ami.es ou avec leur famille.
Par ailleurs, les cartes mentales effectuées par les jeunes enquêté.es instruit.es en famille, dans différents territoires, étaient toutes multipolaires, avec le domicile au centre et les autres activités autour avec une durée de trajet maximale moyenne de plus de trente minutes. Pour les jeunes enquêté.es scolarisé.es, l’espace du quotidien est fortement bipolarisé autour du domicile et du collège, avec une durée de trajet maximale moyenne comprise entre quinze et trente minutes pour les filles contre quinze à vingt minutes pour les garçons. Cette différence d’organisation et d’étalement des espaces du quotidien participe également de cette intuition selon laquelle l’instruction en famille apparaît comme propice à la découverte et à l’appropriation de l’espace public par les jeunes. Cette découverte et cette appropriation restent toutefois conditionnées par d’autres variables, comme la classe sociale dans le choix des activités. Parmi les enquêté.es, les choix d’activités comme les cours de musique restent plutôt l’apanage des classes moyennes et supérieures et les sports de combat celui des jeunes garçons issus de classes populaires (Oualhaci, 2016). Si la liberté offerte par l’absence de contrainte scolaire semble permettre certains déplacements, les contraintes et les aménités propres au territoire peuvent tendre à la favoriser ou la réduire.

©Camille Nivollet / Hors Format
Photographie 1 : Janvier 2023, Loiret. Un temps sans école, Camille Nivollet Description : Ilan, 14 ans, montre son téléphone portable. Ilan a indiqué par des coeurs sur Google Maps les différents endroits en France où se trouvent ses ami.es et sa famille. Ilan est chez Matilda, une amie qu’elle a connue lors d’une « Rencontre ». Elle passe le mois de janvier 2023 chez elle, dans sa famille.
Pour illustrer les grandes différences existantes au sein des familles de l’IEF, nous pouvons ici nous référer à la photographie 1. En effet, s’il ne s’agit pas ici d’une carte représentant exclusivement l’espace du quotidien d’Ilan, elle informe toutefois sur un certain rapport à l’espace qui peut être développé dans le cadre de l’instruction en famille. Les lieux recensés ne sont pas des lieux qu’elle fréquente quotidiennement, mais au sein desquels elle peut être amenée à résider comme ici durant tout le mois de janvier 2023 chez Matilda, une amie. Le sens même d’espace du quotidien semble dans le cas présent abordé de nouvelles limites géographiques et temporelles, intégrant le quotidien comme quelque chose d’irrégulier plutôt que rythmé par des scansions temporelles externes très contraignantes comme le rythme scolaire. Si le cas d’Ilan n’est représentatif que d’une frange très marginale de l’instruction en famille, il illustre toutefois les possibilités que peut offrir ce type d’instruction dans la construction de l’espace du quotidien des jeunes et plus largement de leur autonomisation et de leur émancipation.
Les conditions matérielles de l’instruction en famille peuvent favoriser les activités extérieures et l’appropriation de l’espace public, contribuant à l’autonomie spatiale des jeunes en diversifiant et en étalant leur espace du quotidien. Cependant, cette émancipation, malgré l’autonomisation au sein de l’espace public, n’est pas garantie, car ces activités sont souvent encadrées par des adultes. Il est donc crucial d’examiner les conditions sociales, territoriales et pédagogiques pour comprendre comment cet encadrement influence l’apprentissage et l’autonomisation des jeunes.
Mobilité et autonomie dans l’espace public
L’émancipation passe en partie par un apprentissage plus ou moins autonome. C’est en expérimentant l’espace seul.es que les jeunes acquièrent une certaine autonomie, soit ici la capacité à être et se déplacer seul.e au sein de l’espace public. Les déplacements sont une étape importante de l’autonomisation au sein de l’espace public étant constitué comme un support de son apprentissage (Rivière, 2017b; Zaffran, 2010). Cet apprentissage se matérialise surtout autour des déplacements pendulaires, qui par leur fréquence offrent un support propice à l’acquisition de compétence. S’ils sont le support d’un apprentissage, les déplacements, et plus généralement les activités en autonomie dans l’espace public, sont également un moyen propice à l’émancipation en obligeant les jeunes à faire preuve d’agentivité face aux imprévus. Ainsi, pour mieux comprendre comment les jeunes instruit.es en famille acquièrent cette autonomie pouvant favoriser une émancipation, il faut s’intéresser à leurs déplacements au prisme des lieux fréquentés, des injonctions parentales et des aménités du territoire.
L’instruction en famille, du fait de ses conditions matérielles particulières, ne conduit pas les jeunes à effectuer des déplacements pendulaires. Les jeunes se déplacent néanmoins dans le cadre de leurs différentes activités. Les travaux de Clément Rivière reviennent sur l’importance du lien entre carrière scolaire et carrière urbaine (Rivière, 2014), mais aussi sur la manière dont les déplacements sont le support de l’acquisition de certaines dispositions urbaines, par exemple selon l’encadrement parental. Bien que les déplacements ne soient pas aussi fréquents et réguliers que chez les jeunes scolarisé.es, ils peuvent faire l’objet d’un travail d’apprentissage important chez les jeunes instruit.es en famille. En effet, auprès des personnes de mon enquête, j’ai pu observer pour chacun.e l’existence d’au moins un trajet, hebdomadaire ou plus ponctuel, en autonomie souvent effectué à pied ou à l’aide d’un moyen de transport non motorisé. Ces trajets étaient ceux qu’ils parvenaient le mieux à retranscrire et quantifier dans le cadre de leurs productions graphiques. De plus, les jeunes parvenaient souvent à situer des endroits fréquentés une seule fois en rendant compte des modalités de trajet. À partir de mes observations, ceci semble s’expliquer par le statut de support pédagogique qu’ont les activités et les déplacements. Voici un exemple d’extrait d’entretien qui illustre l’apprentissage de l’autonomie dans le cadre des déplacements :
L’entretien avec Julie* a lieu dans le salon et son père est dans la pièce d’à côté, en partie ouverte. Elle l’interpelle et il intervient souvent.
– Alors… donc je pars à 7h45 de la maison, enfin non…le bus part à 7h45. Donc je sors à 7h40, c’est ça hein ? en interpellant son père.
– Oui c’est ça, le bus ** passe à 7h45 à l’arrêt.
– Alors après j’arrive à 8h30, bon… bah ça met à peu près 45 minutes. Donc… je prends le bus et après je prends le métro depuis la gare, je prends la sortie en face de l’arrêt c’est la meilleure. C’est quelle direction le métro déjà ? C’est vers V****, non, attends non c’est l’autre.
-Si c’est bien ça, tu sais, tu le prends… c’est celui qui amène aussi chez M**** (une amie)
Julie (13 ans, instruite en famille, classes supérieures)
Ce rapport à l’espace par l’apprentissage explicite s’apparente à l’encadrement préparateur que décrit Clément Rivière dans son analyse de la fabrique des dispositions urbaines et traduit une volonté d’autonomisation active des jeunes. Le fait que la grande majorité des déplacements puisse être appréhendée comme le support explicite de l’apprentissage de l’autonomie dans l’espace public, pouvant conduire elle-même à une autonomisation plus générale, participe à contrebalancer l’absence de déplacements autonomes fréquents et réguliers. De la même façon, dans le cas de jeunes « non-sco » comme Ilan, présente sur la photographie 2, pour lesquels les parents ont choisi de favoriser un apprentissage autonome et informel, des déplacements plus longs peuvent pleinement faire partie du mode de vie du jeune et donc participer à son autonomisation et par ailleurs favoriser son émancipation le conduisant plus fréquemment à s’extraire du cadre familial par exemple. Cet apprentissage de l’autonomie par le biais des déplacements, qu’il s’agisse de petits déplacements ponctuels ou de déplacements plus longs, reste intermédié par les parents ou des plus largement des adultes et en partie conditionné aux contraintes territoriales.

©Camille Nivollet / Hors Format
Photographie 2 : Avril 2023, Paris. Un temps sans école, Camille Nivollet. Description : Ilan est dans le train, elle se rend au Luxembourg pour passer une semaine chez Émilie. Elle rejoint Lisa et Hermione. C’est une pratique courante que les jeunes organisent des séjours dans d’autres familles
Les aménités et les contraintes du territoire interviennent dans le processus d’autonomisation et notamment dans le cadre de la socialisation par l’espace[6]. Les pratiques diffèrent selon l’offre accessible, qu’il s’agisse des déplacements ou des activités. Les jeunes instruit.es en famille enquêté.es utilisent différents modes de déplacement, où la voiture est plus souvent présente que les transports en commun. En milieu rural, ce choix peut en partie s’expliquer par une faible offre de transports en commun. Pourtant, on retrouve la même importance de la voiture en milieu urbain, où l’offre de transports en commun est très souvent plus conséquente. Ce choix est en partie dû à la présence et la disponibilité d’au moins un parent propre à l’instruction en famille. En outre, les activités disponibles diffèrent selon les territoires, et ce pour les jeunes instruit.es en famille de la même façon que pour les jeunes scolarisé.es. Ainsi, l’agencement de l’espace public ou encore la présence de certaines activités selon le type de territoire sont autant d’éléments qui déterminent ou contraignent en partie les pratiques des jeunes et donc leur occupation de l’espace (Danic et al, 2022). C’est notamment le cas pour les équipements sportifs extérieurs et leur très faible fréquentation par les jeunes filles (Escaffre & Zendjebil, 2005). En effet, parmi les cinq enquêtées que j’ai rencontrées, seulement une dit fréquenter ce type de structure, une pratique qui était partagée avec ses parents alors même qu’elle effectuait d’autres déplacements, plus loin, seule. Le choix de l’accompagnement parental pour la fréquentation de ce type de structure extérieure et de l’autonomie pour des déplacements au sein du même invite à questionner la différence entre occupation de l’espace et passage au sein de l’espace public. Pour reprendre le cas des équipements sportifs extérieurs, ils sont pourtant ressortis dans les échanges avec les jeunes garçons enquêtés, étant notamment le support privilégié de leur autonomie. Cela s’explique par leur proximité et leur facilité d’utilisation. Cette réflexion autour des équipements sportifs d’extérieurs concerne des jeunes filles et des jeunes garçons issu.es de milieux sociaux variés et résidant dans des territoires assez divers, disposant pour la majorité d’équipements sportifs de proximité. Cela permet d’entrevoir comment l’organisation de l’espace public peut interférer, conjointement ici à la variable sociale du genre, dans le processus d’autonomisation des jeunes. Cet espace public est dominé et organisé par des adultes qui de surcroît participent à la production symbolique de l’espace par la socialisation spatiale. Ce processus de socialisation par l’espace peut en partie être relativisé par l’instruction en famille. Du fait de l’amplitude territoriale permise par des contraintes moins structurantes et la disponibilité d’au moins un parent, les jeunes peuvent avoir accès à des espaces plus éloignés plus facilement par exemple.
D’une part, les jeunes intègrent les compétences nécessaires au déplacement, d’autre part ils et elles disposent quand même de déplacements autonomes leur permettant de mettre en application ces apprentissages, en s’autonomisant, ou de s’en émanciper. Si ça ne permet pas de conclure sur l’émancipation des jeunes instruit.es en famille, cela donne à voir par quels moyens elle peut être menée.
Réseau associatif : sociabilité et socialisation
Penser l’autonomisation et l’émancipation des jeunes instruit.es en famille implique de s’intéresser aux cercles de sociabilités et aux différentes instances de socialisation. En considérant les sociabilités et les instances socialisatrices, je reviens sur une des interrogations les plus récurrentes au sujet de l’instruction en famille qu’est celle du repli sur le milieu familial et sur soi, au détriment de l’émancipation. La mise en tension des socialisations primaire et secondaire est constitutive de l’adolescence et les groupes de pairs. Ils sont un support majeur et le relai de la culture adolescente, se plaçant comme un espace d’expression de soi plus ou moins distants des injonctions familiales.
La fréquentation des clubs sportifs et culturels représente donc pour les jeunes instruit.es en famille l’instance de socialisation qui peut le plus s’apparenter à l’école. Il s’agit d’une institution extérieure au cercle familial faisant appel à des adultes et des jeunes qui le sont également. De cette façon, ces jeunes peuvent développer une socialisation par les pairs ou par d’autres adultes, dans un cadre certes moins contraignant que celui de l’école. Des adultes extérieur.es les y encadrent et leur enseignent des savoirs et compétences. De plus, les activités extrascolaires sont également déterminantes dans l’apprentissage de certaines compétences et dispositions comme les dispositions temporelles qui sont transposables et valorisables dans le contexte scolaire (Zaffran, 2010). Ainsi, les activités encadrées par des adultes au sein de clubs permettent, lorsqu’ils sont fréquentés, d’offrir aux jeunes instruit.es en famille une autre instance socialisatrice. Ils sont donc susceptibles de s’autonomiser et de s’émanciper notamment par le biais de l’appropriation d’autres dispositions que celles acquises dans le contexte familial. La fréquentation de ces clubs par les jeunes IEF n’est pas incompatible avec leur mode d’instruction, mais plutôt facilité. Ainsi, l’école n’étant pas la seule instance de socialisation autre que la famille, l’IEF n’empêche pas le développement de sociabilités. Ces jeunes peuvent, par la même occasion, s’émanciper en partie des injonctions familiales. Les personnes de mon enquête semblaient avoir une propension particulière à la pratique de ce type d’activités. Tous.tes, peu importe la classe sociale et le type de territoire, en pratiquaient une ou en avaient pratiqué une l’année précédente. Si cela me permet de réfuter l’idée selon laquelle ces jeunes instruits en famille sont isolé.es, il est nécessaire de préciser qu’il s’agit d’une instance moins structurante que l’école, notamment du fait des conditions de fréquentation. De plus, il faut poursuivre la réflexion en remettant en contexte le fait que le type de pratique et leur fréquence sont en partie déterminés par des variables socio-économiques comme la classe sociale et le genre par exemple.
De la même façon que les clubs sportifs ou artistiques, les associations peuvent jouer un rôle structurant dans la sociabilité et la socialisation des jeunes instruit.es en famille. Très visibles dans l’espace public médiatique, des associations comme LED’A ou encore LAIA proposent des activités, la mise en commun de supports pédagogiques, un accompagnement juridique ou encore des rencontres sous la forme de séjours. Il existe une certaine diversité d’associations, mais elles sont peu à avoir une résonance nationale. De nombreux blogs ou pages Facebook se développent également depuis le milieu des années 2000, permettant aux familles d’échanger, de se conseiller et d’organiser des rencontres. L’instruction en famille semble donc avoir souvent également une existence en dehors du domicile familial avec d’autres familles ayant choisi ce mode d’instruction. L’investissement associatif n’est toutefois pas l’apanage de toutes les familles. En effet, de nombreuses familles ne font pas partie d’associations et sont par ailleurs plus difficiles à rencontrer dans le cadre des travaux de recherche, ce qui explique que la grande majorité des enquêtes concernent plutôt des familles intégrées dans le tissu associatif. Cette réflexion sur les associations, également menée par Camille Nivollet dans son travail photographique, me conduit à m’intéresser à une frange de l’instruction en famille adoptant une posture « alternative » à laquelle Ilan (photographies 1 et 2) appartient. Cette frange, parmi les plus visibles, mais pas nécessairement les plus nombreuses de l’instruction en famille, organise des « Rencontres »[7] notamment celles au cours desquelles a été prise la photo 3.

©Camille Nivollet / Hors Format
Photographie 3 : Août 2022, Charente. Un temps sans école, Camille Nivollet Description : « Rencontre » d’été. Hermione et Loren ont organisé sur deux après-midis un atelier pour décolorer et/ou colorer les cheveux. Il y aura une trentaine de jeunes qui passeront entre les mains des deux adolescentes.
Ces familles tendent à développer une pédagogie s’opposant à l’adulto-centrisme souvent présent dans l’éducation. L’idée est de suivre le rythme de l’enfant ou encore de valoriser la découverte, l’apprentissage libre et l’autonomisation : ce contexte d’instruction semble donc propice à l’émancipation vis-à-vis de certaines formes d’autorité adulte[8]. Une grande partie de l’instruction a souvent lieu hors du contexte familial et les jeunes sont invité.es à partager, communiquer et rencontrer d’autres personnes de tout âge. Les moments des « Rencontres » sont importants dans la socialisation des jeunes et cette acculturation à certaines pratiques pédagogiques (Proboeuf, 2019) visant à promouvoir la liberté de l’enfant et à s’extraire des logiques de domination adulte. Ces moments de sociabilité offrent aux jeunes la possibilité de partager par des activités leurs passions et leurs compétences comme lors de l’atelier de décoloration capillaire capturé par la photographie 3. Si les associations nationales les plus connues valorisent la posture de liberté de l’apprentissage et d’autonomisation de l’enfant, les associations restent organisées par des adultes et l’encadrement des activités comme les « Rencontres » le sont également. Ainsi, dans ce contexte également, ce qui permet l’autonomisation et l’émancipation dans le cadre de l’instruction en famille réside en partie dans ce qui se passe en dehors du cadre familial ou du moins dans un cadre plus élargi permettant aux jeunes de mettre à profit leurs compétences et leur agentivité. Il est nécessaire, lorsque l’on s’intéresse à ces différentes postures et pratiques au sein de l’instruction en famille, de considérer les variables socio-économiques qui peuvent intervenir dans le choix des familles.
En somme, les enjeux liant l’autonomisation au sein de l’espace public et l’émancipation des jeunes se manifestent tant dans l’instruction en famille que dans la scolarisation. Les jeunes non-scolarisés appréhendent l’espace public comme lieu d’apprentissage, souvent encadré par les parents. La flexibilité matérielle de l’instruction en famille peut permettre un quotidien diversifié, avec de nombreux lieux de socialisation. Cependant, les variables socio-économiques des familles influencent l’accès et l’appropriation de l’espace public. La pédagogie et le territoire jouent un rôle crucial dans les pratiques de déplacement et de sociabilité, affectant ainsi l’autonomisation et l’émancipation des jeunes.
Références bibliographiques :
Bachi, J. (2023). Le rapport à l’espace et la socialisation des adolescent-es. Une étude comparative selon le mode d’instruction : Scolarisation ordinaire, établissements dits “alternatifs” et instruction en famille [Mémoire de Master en Sociologie]. Ecole Normale Supérieure de Lyon.
Bongrand, P. (2018). Nommer et classer les familles qui instruisent hors établissement : des discours en concurrence pour l’émergence d’un « choix » légitime. Revue française de pédagogie, 205(4), 21-34.
Cayouette-Remblière, J., Lion, G., & Rivière, C. (2019). Socialisations par l’espace, socialisations à l’espace. Les dimensions spatiales de la (trans)formation des individus. Sociétés contemporaines, 115(3), 5-31.
Darmon, M. (2010). La socialisation (2e éd). A. Colin.
Danic, I., Fontar, B. & Grimault-Leprince, A. (2021). Différenciation des pratiques de loisirs des adolescents : De l’influence des caractéristiques socio-scolaires et des espaces de vie à la singularité des pratiques. In I. Danic, M. Hardouin, R. Keerle, P. Plantard, & O. David, Adolescentes et adolescents des villes et des champs : La dimension spatiale des inégalités éducatives (p. 91‑117). Presses universitaires de Rennes.
Escaffre, F., & Zendjebil, M. (2005). Les limites d’un équipement sportif de proximité pour les jeunes en « difficulté », les « City Stades » à Toulouse. La place des jeunes dans la cité. Tome 2 : Espaces de rue, espace de parole, 95.
Legué-Dupont, P. (2005). L’enfant, l’oublié de la ville ? Diversité, 141(1), 25-31.
Löw, M. (2015). Sociologie de l’espace. Maison des Sciences de l’Homme.
Oualhaci, A. (2016). Se faire respecter : Ethnographie de sports virils dans des quartiers populaires en France et aux États-Unis. PUR.
Pasquet, G.-N. (2013). Autonomie, émancipation et liberté. Le Sociographe, Hors-série 6(5), 9‑12.
Plavis, M. (2017). Apprendre par soi-même, avec les autres, dans le monde. L’expérience du unschooling. Le Hêtre Myriadis.
Proboeuf, P. (2019). S’affranchir de l’institution scolaire pour émanciper l’enfant ? Emulations – Revue de sciences sociales, 29, 123-135.
Ramos, E. (2011). Le processus d’autonomisation des jeunes. Cahiers de l’action, 31(1), 11‑20.
Rivière, C. (2014). Ce que tous les parents disent ? : Approche compréhensive de l’encadrement parental des pratiques urbaines des enfants en contexte de mixité sociale (Paris-Milan) [Thèse, Institut d’études politiques de paris – Sciences Po ; Università degli studi di Milano – Bicocca].
Rivière, C. (2017a). Du domicile à la ville : Étapes et espaces de l’encadrement parental des pratiques urbaines des enfants. Espaces et société, n° 168-169(1), 171-188.
Rivière, C. (2017b). La fabrique des dispositions urbaines. Actes de la recherche en sciences sociales, N° 216-217(1), 64‑79.
Zaffran, J. (2010). Le temps de l’adolescence. Entre contrainte et liberté.
[1] Le régime déclaratif, lié à l’obligation d’instruction, permettait aux familles de déclarer au moment de la rentrée scolaire auprès des services compétents une scolarisation à domicile. Le régime d’autorisation, lié à l’obligation de scolarisation, requiert des familles le dépôt d’un dossier de demande de scolarisation à domicile. https://www.vie-publique.fr/loi/277621-loi-separatisme-respect-des-principes-de-la-republique-24-aout-2021
[2] Les associations les plus présentes et connues sont LED’A (Les enfants d’abord) et LAIA (Libres d’Apprendre et d’Instruire Autrement)
[3] L’espace public est compris ici comme l’agencement relationnel et dynamique de biens et de personnes en des lieux (Löw, 2015) mais également plus précisément comme espace public au sens géographique d’un espace accessible à tous et toutes, appartenant à la collectivité, ou dont l’usage est géré collectivement par une communauté.
[4] Citation extraite de la communication de Camille Nivollet lors du Colloque conclusif de l’ANR SociogrIEF https://www.reseau-inspe.fr/linstruction-en-famille-des-terrains-et-regards-renouveles-sur-le-homeschooling/
[5] Dans le cadre de mon travail de terrain j’ai construit une base de données à partir des comptes rendus d’enquêtes effectués par la mairie d’une ville de banlieue populaire entre 2013 et 2021 auprès des familles instruisant en famille. Ces enquêtes recensent notamment les activités faites par les enfants. Dans ce même quartier j’ai pu également enquêter au sein d’une classe de vingt collégiens en leur faisant faire des cartes de leur quartier recensant leurs activités.
[6] « Penser la socialisation « par » l’espace, c’est prêter attention aux mécanismes par lesquels les individus sont en partie « faits par » (Darmon, 2010, p. 6) les espaces de leur quotidien, c’est-à-dire conduits à intérioriser des manières d’être, d’agir, de sentir et de penser qui structurent leurs pratiques, leur vision du monde et leurs trajectoires. », (Cayouette-Rembliere, Lion et Rivière, 2019).
[7] Les « Rencontres » sont des activités importantes des associations d’instruction en famille. Elles ont lieu tout au long de l’année et durant les vacances d’été. https://www.lesenfantsdabord.org/se-rencontrer/
[8] La parole de certains jeunes « non-sco » a été recueilli par l’un d’eux dans un documentaire intitulé « Paroles de jeunes ». https://www.youtube.com/watch?v=TGNOWQsIczM