La visibilité politique de la question de la santé au travail est-elle à la hauteur des enjeux qu’elle représente ? Incontestablement, non. Certes, la santé au travail fait l’objet d’un regain d’intérêt depuis une dizaine d’années, notamment sur les plans éditorial (qu’on songe au succès de librairie du livre de Christophe Dejours, Souffrance en France), artistique (renouveau du cinéma social) et scientifique (à travers notamment de nombreux débats contradictoires). Toutefois, tout ceci reste souvent cantonné à des cercles de spécialistes : en tant que domaine de savoirs spécialisés ou en tant qu’enjeu de confrontations sociales, le lien, pourtant consubstantiel, entre santé et travail constitue pour l’essentiel un point aveugle des organisations politiques comme des nouveaux mouvements sociaux. Pour les organisations syndicales, ce vaste champ de questionnement demeure un domaine d’action encore secondaire, ce que les récentes mobilisations contre la crise financière ont encore mis en évidence.

Pourtant, la santé au travail soulève une question fondamentale, largement occultée, que rappelle Laurent Vogel dans ce dossier : jusqu’à quel point l’initiative privée accordée aux détenteurs de capitaux peut-elle mettre en danger la santé humaine ? Cette question n’est pas nouvelle. Elle fut, aux débuts de la révolution industrielle, au cœur des interrogations sur l’organisation du travail et a servi de point d’appui au développement de l’activité syndicale et de fondement au développement de la protection sociale. À cet égard, l’idée de la « fin de la classe ouvrière », malgré les travaux qui en ont éclairé les origines et dénoncé les implications, a peut-être contribué à alimenter l’indifférence générale à l’égard d’un problème trop souvent réduit à une dimension seulement sanitaire. C’est ce dont se rendent compte aujourd’hui, parfois à leurs dépens, les chercheurs et chercheuses qui, abordant l’étude de la santé au travail à partir de questionnements surtout académiques, et habitués pour la plupart à choisir un vocabulaire savant immédiatement distinguable de la vieille rhétorique des « méchants patrons » qui exploitent les « pauvres ouvriers », se trouvent confrontés à de profonds dilemmes, dans lesquels le maintien de leur neutralité scientifique semble mis en balance avec l’impératif moral de dénoncer le cynisme, la négligence et la mauvaise foi des employeurs. De ce point de vue, comme le montrent les travaux historiques évoqués par Jean-Claude Devinck dans ce numéro, rien n’a changé depuis la Révolution industrielle. Nulle part la question de la « lutte des classes » ne semble aussi actuelle que dans le domaine de la santé au travail.

L’attention nécessaire au caractère de « classe » des phénomènes considérés ici ne devrait toutefois pas se faire au détriment d’autres dimensions, notamment environnementales, postcoloniales ou de genre. S’il faut en effet généralement attendre le début du XXe siècle pour que les maladies professionnelles soient reconnues juridiquement dans les pays occidentaux, c’est que, tout au long de la période antérieure, les questions sanitaires n’étaient abordées qu’à travers le filtre des rapports de genre. Le partage du sain et du malsain, du point de vue du législateur, se mesurait plutôt en fonction des courbes de croissance des enfants et de la fonction reproductive des femmes, que défendaient les eugénistes, que du point de vue des maladies pourtant bien connues que les ouvriers adultes contractaient au contact de produits toxiques ou du fait de leur posture au travail. Au XIXe siècle, la réforme sanitaire sert de justification à l’entreprise coloniale des pays européens en Afrique et en Asie. Par la suite, au XXe siècle, une partie des maladies professionnelles et problèmes de santé au travail sont exportés par les pays européens en direction de leurs colonies ou anciennes colonies.

De la même manière, la question de la santé au travail ne saurait être séparée entièrement des questions environnementales. Elle soulève en effet le problème des conséquences, non seulement des modes de travail eux-mêmes, mais aussi du style de vie issu de la société industrielle et de la société de marché. La connaissance des « maladies des artisans » est avérée depuis longtemps, puisque dès 1700 le médecin italien Ramazzini a rédigé un épais traité sur la question. Mais l’essor des sociétés industrielles et la marchandisation du travail qui en résulte à partir du XIXe siècle a rendu son discours originel difficile à comprendre. En effet, Ramazzini n’est pas le « père fondateur » de la médecine professionnelle. Ce mythe sort directement de l’imagination des médecins de la fin du XIXe siècle qui imposent l’hygiène industrielle comme une nouvelle spécialité médicale. En réalité, le médecin italien, qui a aussi beaucoup publié sur les épidémies ou la pureté des eaux, fut d’abord un représentant d’une médecine environnementale dans laquelle le travail n’était qu’un aspect parmi d’autres. Jusqu’au XIXe siècle, cette conception fait de la médecine une science politique dans laquelle le soin est pensé en termes d’adéquation entre l’humain et son environnement. Jusque dans les années 1840, les hygiénistes continuent à voir leurs travaux sur la santé au travail comme l’un des aspects d’une médecine environnementale plus générale. C’est ainsi qu’ils s’efforcent de nier l’impact de l’industrialisation sur la santé des ouvriers, et annoncent une amélioration sanitaire si les ouvriers moralisent leur mode de vie. Mais ils ont cessé de prendre position sur l’environnement le plus englobant, la société industrielle elle-même. La construction de la figure de Ramazzini comme inventeur de la problématique de la santé au travail accompagne donc l’oubli du cadre de pensée environnemental dans lequel il inscrivait sa recherche sur les maladies des artisans.

Ces « oublis » plus ou moins instrumentalisés, rappelés, il faut s’inquiéter que la question de la santé dans l’univers productif capitaliste se pose toujours avec autant d’acuité. Car le travail, dans ses formes contemporaines, continue de porter violemment atteinte à la santé des travailleurs, provoquant encore trop souvent des incapacités, voire entraînant parfois la mort, comme l’entretien avec Michel Bianco l’illustre de manière brutale. Certes, le lien entre travail et santé est complexe. Certains spécialistes posent l’hypothèse de la centralité du premier dans la construction de la seconde, pour signaler que le travail, en tant qu’activité sociale, est, avec la sexualité, le champ où se joue la « construction de soi ». La santé est en effet un idéal, le fruit d’une lutte pour le meilleur équilibre possible des fonctions psychiques et physiques. Le travail constitue un vecteur de cet équilibre, il joue un rôle déterminant dans le développement et la construction de la santé. Ses effets négatifs émergent lorsqu’il devient source de disqualification, de conflits, de souffrances ou d’exposition à des situations à risques ou de dangers (les deux dimensions, positives et négatives, peuvent d’ailleurs se combiner : on peut être parfaitement épanoui dans l’ignorance de son exposition à un produit toxique). Cela vaut pour les personnes privées de travail, dont les études montrent qu’elles souffrent plus fréquemment de troubles psychopathologiques que l’ensemble de la population.

Or, ces dimensions négatives se répandent aujourd’hui. Les enquêtes statistiques l’établissent : la pénibilité du travail est en recrudescence depuis vingt ans. Non seulement la pénibilité « traditionnelle », celle que l’imagerie populaire associe aux travaux de force, n’a pas disparu. Les pénibilités physiques, nuisances sonores, risques toxiques se maintiennent à un niveau important, et le travail à la chaîne ou sous cadence
et le travail dit « répétitif et contraint » concernent une part toujours plus grande de salariés. Mais de nouvelles formes de pénibilités apparaissent, avec la surexposition au « stress » et la charge mentale accrue dans l’activité. Le résultat est frappant : selon la dernière enquête sur les conditions de travail de la Fondation de Dublin, un tiers des salariés européens estiment que leur travail met en danger leur santé.

Ajoutons que les inégalités sociales de santé perdurent, voire s’aggravent. En France, à l’âge de 35 ans, un cadre peut espérer vivre sept ans de plus qu’un ouvrier, et dix ans de plus sans incapacité. La France est l’un des pays d’Europe où la mortalité prématurée – avant 65 ans – réduit le plus l’espérance de vie à la naissance ; or, celle-ci affecte bien davantage les ouvriers et employés que les cadres et professions libérales. Rappelons que la France compte encore six millions d’ouvriers, soit près d’un quart de la population active, elle-même désormais salariée à plus de 90 %, et que la condition d’employé n’a désormais pas grand-chose à envier à la condition ouvrière, y compris au plan de la santé au travail…

Ces inégalités sociales sont de surcroît redoublées par l’ensemble des rapports de domination. Les femmes, bien davantage concernées que les hommes par le temps partiel, subissent en outre une surexploitation dans le travail domestique, qui freine les progrès de santé liés à leur entrée massive dans l’emploi salarié depuis trois décennies. Les jeunes, premiers exclus du monde du travail en période de chômage de masse ou de crise économique, enchaînent stages et « petits boulots » mal rémunérés et aux conditions de travail précaires, parfois sur plusieurs années. Ils ont deux fois plus de risques d’être victimes d’un accident du travail que la population active dans son ensemble. La surexploitation des travailleurs immigrés, sans papiers, à la merci de leurs employeurs, les expose à des risques professionnels accrus…

Les indicateurs de risques au travail, pourtant largement sous-estimés, confirment la tendance : reprise à la hausse des accidents du travail depuis 1995 (ils sont près d’1,2 million par an, dont la moitié avec arrêt et près de 700 aboutissant au décès du travailleur), doublement sur la même période des maladies professionnelles déclarées, épidémie des troubles musculo-squelettiques (troubles ostéo-articulaires), augmentation de la prévalence des cancers professionnels… Sans compter l’hécatombe attendue d’ici 2020 des salariés exposés à l’amiante (de 80 000 à 100 000 morts) ou de ceux qui auront été exposés à de multiples produits toxiques sans pouvoir bénéficier de mesures de prévention adéquates – et qui ne sont même pas garantis de pouvoir bénéficier a posteriori d’une reconnaissance et d’une indemnisation en réparation du tort subi !

Le constat est sévère, mais demeure partiel s’il ne permet pas de comprendre ce qui se passe. Études et recherches scientifiques mettent largement en accusation les nouvelles formes d’organisation du travail liées aux évolutions du monde du travail depuis les années 1970. La déréglementation financière amorcée à cette période a poussé les entreprises à se restructurer : la concentration financière (contribuant au développement de quelques très grandes entreprises de niveau mondial via les fusions-acquisitions) est allée de pair avec la déconcentration productive (grandes entreprises éclatées en une multitude de petites unités de production, via les processus de filialisation, délocalisation, externalisation, développement de la sous-traitance en cascade).

Ces restructurations ont modifié les conditions et le contenu de l’activité et fragilisé les collectifs de travail. Elles ont d’abord généré une flexibilisation et une précarisation de l’emploi et multiplié les formes d’externalisation du travail qui ont atomisé le salariat. L’ajustement des effectifs « au plus juste » a accompagné le chômage de masse, la précarisation de l’emploi et le développement du temps partiel. L’affaiblissement des collectifs de travail et le recul progressif de l’identité ouvrière ont permis l’intensification considérable du travail. Le contenu du travail a lui-même été modifié en profondeur, avec la densification des tâches via l’encouragement à la polyvalence des salariés, l’autocontrôle de la qualité ou de la maintenance des machines, ou l’émergence dans tous les secteurs de « modèles de production hybrides », combinant contraintes industrielles (travail à la chaîne, suivi des cadences et des normes, etc.) et contraintes marchandes (satisfaire le client rapidement, être en contact avec le public). Les nouvelles méthodes de management ont misé sur la concurrence des individus via les systèmes de rémunération et d’évaluations personnalisées. Elles ont accentué l’isolement des salariés, vis-à-vis desquels le recours à l’informatique et à l’automatisation a développé les possibilités de contrôle et de pression individuels.

Toutes ces évolutions ont contribué à compromettre des formes de préservation de soi que les travailleurs avaient su élaborer à travers le métier et les collectifs professionnels ou le développement de la syndicalisation. L’intensité du travail a conduit les salariés à « prendre sur eux » pour réaliser leur tâche, d’autant mieux qu’ils se vivent comme uniques responsables en cas de défaillance. La santé est devenue l’ultime ressource dans laquelle puiser pour « tenir » au travail. Cet isolement des salariés, totalement nouveau, est la source d’une grande souffrance. Les travaux en psychodynamique du travail ont révélé l’importance des reconnaissances intersubjectives dans le travail, qui supposent de disposer du temps et des marges de manœuvres nécessaires à la discussion et à la coopération professionnelles.

Pourtant, alors que le problème concerne de facto l’ensemble du monde du travail, les réactions font défaut. Le patronat français, parfaitement décomplexé, se permet de bloquer pendant cinq ans toute avancée dans les négociations sur la pénibilité, sans que cela provoque outre mesure de scandale. Il assène sa conception de la santé au travail orientée vers la responsabilité individuelle des travailleurs, sans être véritablement contredit, hormis, c’est heureux, par les milieux professionnels et quelques responsables syndicaux. Le gouvernement lui a cependant donné de l’air : les rapports qu’il commande, à P. Nasse et P. Légeron sur les risques psychosociaux ou à J.-F. Poisson sur la pénibilité, entre autres, convergent tous vers la vision du Medef…

Mais à gauche, silence. La droite paraît même presque davantage préoccupée qu’elle par la question du travail ! Certes, cette dernière ne fera sans doute pas illusion bien longtemps sur ce terrain-là, les réponses à la crise le démontrent déjà. Mais comment comprendre que la gauche, toutes formations confondues, reste globalement muette sur la responsabilité des organisations du travail dans la souffrance de millions d’individus ? De la LCR/NPA au Parti socialiste en passant par le PCF ou les écologistes, elle oscille principalement, depuis quinze ans, entre la « défense des salaires et de l’emploi » et la « promotion du temps libre », laissant ainsi à la droite le terrain libre pour parler de travail (aux seuls salariés en emploi) cependant, à travers des slogans aussi trompeurs que le « travailler plus pour gagner plus » du candidat Sarkozy. Les syndicats se trouvent ainsi en situation de devoir assumer en première ligne la responsabilité de porter un autre discours sur les réalités du monde du travail, mais ils le font sans déployer une réelle énergie collective, davantage préoccupés par la situation de l’emploi et la question du pouvoir d’achat (certes importantes) que par le contenu d
u travail. Au fond, tout se passe comme si, politiquement, le travail ne faisait plus sens, que la santé humaine était le prix à payer pour obtenir des emplois de plus en plus précaires, et que le salaire ne constituait qu’une simple compensation à la souffrance endurée… Pourtant, comme le soulignait l’ergonome Jacques Duraffourg, décédé il y a peu, avoir laissé cette question en souffrance est sans conteste l’une des causes de l’individualisation et de la mise en concurrence des travailleurs, de la destruction des solidarités professionnelles et sociales, des atteintes à la santé des personnes…

C’est à en finir avec cette relégation politique, à gauche, du travail, de son contenu, de ses modes d’organisations et de leurs conséquences que ce numéro de Mouvements voudrait contribuer, dans le prolongement du chantier ouvert récemment sur le site de la revue. Pour cela, il s’agit de rouvrir la discussion sur le travail, y compris en interrogeant les relations qu’entretient ce dernier avec le consumérisme consubstantiel au productivisme. Les perspectives scientifiques rassemblées ici y contribuent, qui interrogent de près les évolutions du contenu du travail et leurs conséquences sur les vies humaines. Les initiatives syndicales, artistiques également, dès lors qu’elles permettent de libérer la parole sur le travail et la place qu’il occupe, avec ses ambivalences et ses contradictions, dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Car indéniablement, restituer aux travailleurs leur pouvoir d’agir passe par la libération de cette parole dans des cadres collectifs.
Dossier coordonné par Frédérique Debout, Sonya Faure, Fabrice Flipo, Isabelle Gernet, Stéphane Le Lay, Julien Lusson et Julien Vincent

Ce numéro de Mouvements est disponible en librairie, ou directement sur le site de cairn.

Sommaire

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Éditorial

Dossier – La santé à l’épreuve du travail

Une organisation du travail néfaste pour la santé

L’introuvable renouvellement de l’organisation du travail – Entretien avec Thierry Rochefort
Stéphane Le Lay - Page 14 à 20

Les salariés face à la dialectique santé-travail précarisé
Valentine Hélardot  Page 21 à 28

Accidents du travail : des blessés et des morts invisibles
Véronique Daubas-Letourneux - Page 29 à 37

Faire reconnaître la responsabilité patronale dans les accidents mortels au travail : un parcours éprouvant mais nécessaire
Entretien avec Michel Bianco

Sonya Faure et Stéphane Le Lay  – Page 38 à 44

Reconnaissance des cancers professionnels : de la théorie à la pratique

La reconnaissance des cancers professionnels : entre tableaux et CRRMP, une historique prudence à indemniser…
Sylvie Platel - Page 46 à 55

De l’épreuve du travail à l’épreuve de la reconnaissance du cancer en maladie professionnelle
Laura Boujasson – Page 56 à 65

Des perspectives scientifiques de la relation santé / travail

Pour une histoire par en bas de la santé au travail – Entretien avec l’historien Jean-Claude Devinck
Julien Vincent  – Page 68 à 78

Les relations entre santé et travail du point de vue de la psychodynamique du travail
Isabelle Gernet  – Page 79 à 84

Le rapport santé-travail en psychologie du travail
Dominique Lhuilier et Malika Litim - Page 85 à 96

L’approche ergonomique des questions santé / travail
François Hubault  – Page 97 à 102

Reparler du travail

Enjeux et incertitudes de la politique européenne en santé au travail
Laurent Vogel  – Page 104 à 116

Face à l’intensification, quand les syndicalistes interrogent leurs pratiques
Laurence Théry - Page 117 à 124

Quand l’art met en scène le travail et la santé (1)
Table ronde réunissant Klara Vidic-Stanic, Sylvain Rossignol et Jean-Michel Carré

Frédérique Debout et Sonya Faure  -Page 125 à 130

Quand l’art met en scène le travail et la santé (2)
Entretien avec Sophie Bruneau, réalisatrice du documentaire Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés

Sonya Faure  – Page 131 à 135

Aux racines de tous les stress
Jean Monestier - Page 136 à 144

Itinéraire

Un toxicologue de la marge à la centralité – Entretien avec Henri Pézerat
Stéphane Le Lay et Julien Lusson  – Page 146 à 157

Thèmes

Crise financière : modèles du risque et risque de modèle
Michel Armatte - Page 160 à 176

Aux origines était la bulle – La mécanique des fluides des subprimes
Martha Poon - Page 177 à 190