En arabe, hirak veut dire mouvement. Cette heureuse coïncidence en dit long sur l’affinité qui a convaincu la revueMouvements de changer de nom, le temps d’un numéro. Paru en novembre 1998, son premier numéro portait d’ailleurs sur l’Algérie de l’époque, alors que rien n’annonçait la fin d’une décennie de guerre contre les civils. Innovation politique qui doit tout à son temps et en transmet les palpitations, entre insurrection et aspiration aux changements profonds qui tardent à venir, Hirak, après avoir été le nom des protestations collectives des Rifains au Maroc en 2016, est celui désormais générique qui désigne le soulèvement en Algérie.
Des millions de manifestant.es, les hirakistes, se sont donné rendez-vous deux fois par semaine de février 2019 à mars 2020 pour « vendredire » et « mardidire » à quoi ressemble la révolution qui vient. Ils et elles parachèvent ainsi celle interrompue au lendemain de l’accès à l’indépendance, acquise au terme de huit ans d’une guerre meurtrière et fratricide. Trois générations plus tard, le goût amer de cette révolution confisquée par les dirigeants à peine la lutte anticoloniale victorieuse, commence à se dissiper. La page de presque soixante ans d’une histoire ponctuée de revers et de trahisons semble se tourner, même si restent à écrire celles qui viennent. Malgré la manne des hydrocarbures, dont la rente a été redistribuée avec parcimonie et détournée avec cupidité par les dirigeants successifs, rien n’a répondu aux espoirs d’un peuple en lutte. Le régime a longtemps interdit toute opposition, écrasant les alternatives communistes mais aussi libérales à son socialisme spécifique autoritaire. Entre coups d’État et montée en puissance d’une junte militaire, il a été seul maître à bord jusqu’au surgissement, auquel il n’est pas étranger, d’« ennemis intérieurs », proclamés islamistes et intégristes, dans les années 1980. En engageant ensuite, dans les années 1990, une guerre féroce contre les tenants de l’islam politique et ceux qui l’ont soutenu, le régime autoritaire a durablement forgé sa mainmise sur le pays pour ensuite tenter d’étendre son emprise sur les autres formes d’expressions collectives, féministes et progressistes, sans y parvenir complètement.
Ce même pouvoir a tenté d’imposer aux jeunes générations un récit qui les évinçait de l’histoire et les privaient de leurs droits à une vie décente et digne. L’appel constant des hirakistesà la karama (dignité) contre la hogra (humiliation, mépris) entend bien signifier que la mémoire de cette politique d’arraisonnement de tout un peuple reste vive. La narration glorieuse des moudjahidines.dates (combattant.es de la guerre d’indépendance) a été instrumentalisée pour écraser tout élan démocratique. Les Algérien.nes se sont réapproprié ce récit national et ses figures symboliques lors duHirak, en ouvrant une brèche dans un passé jusqu’alors verrouillé. Par un slogan faisant écho aux décisions du congrès de la Soummam d’août 1956, comme aux mobilisations des années 1980 en Kabylie ou à la révolte d’Octobre 1988, réprimée dans le sang, ils ont réclamé : « Dawla madania, machi ‘askariya » (État civil, non militaire).
C’est ainsi toute une douloureuse litanie de rendez-vous manqués et de confiscations répétées que la déferlantehirakiste a balayée en envahissant les rues et les places, sans relâche, de vendredis en mardis. Les vendredis jour de congé hebdomadaire, dans toutes les villes, bourgs et villages, les hirakistes de toute obédience se rejoignaient dans des manifestations de grande ampleur pour faire entendre les riches variations de voix émergentes. Tandis que les mardis ont d’abord mobilisé les étudiant.es, devenu.es le centre de gravité de ce qui ne pouvait plus être différé, leur avenir. Avant d’engager la société dans son ensemble, sans distinction générationnelle.
Des signaux de haute et basse intensité, disséminés dans tout le pays durant plus de deux décennies, intensifiés au cours des dernières années – émeutes, immolations, protestations, manifestations pacifiques, réunions villageoises et débats confidentiels –, annonçaient un vent de révolte, dont bien peu avaient toutefois prédit l’ampleur. La clameur ayant rugi dans les artères des grandes et des petites villes a confirmé, de façon irréversible, qu’il y aura un avant et un après 22 février 2019, date retenue dans la conscience populaire comme le début du mouvement.
Malgré les fluctuations du nombre des manifestants, toutes les manœuvres du régime visant à déjouer le mouvement ont jusqu’à présent été mises en échec. Ni la politique sécuritaire répressive, ni celle du « diviser pour mieux régner » – notamment à travers la vieille querelle Arabes/Kabyles et l’instrumentalisation de la religion –, ni la corruption, ni les intimidations, ni les campagnes de désinformation et de manipulation, ni les arrestations et emprisonnements arbitraires, ni le maintien forcé de l’élection présidentielle n’ont pu avoir raison de la mobilisation des manifestant.es. Au contraire, ces manœuvres ont alimenté leur détermination. « Yatna7aw ga » (qu’ils dégagent tous) : ces mots d’un jeune Algérois de milieu populaire prononcés le soir du 11 mars 2019, quelques heures après qu’Abdelaziz Bouteflika annonça son renoncement à briguer un cinquième mandat, sont devenus l’expression virale de la révolte. Cette injonction illustre une résolution unanime pour un changement radical du mode de gouvernement et de ses acteurs.
Dès les premières manifestations dénonçant la candidature à un cinquième mandat d’un président réduit à l’état de figurant, surnommé El poupiya (la marionnette), le mot d’ordre qui s’impose d’emblée est Silmiya (pacifique). Afin que puisse surgir une suite, l’occupation de l’espace public sera avant tout bienveillante, comme l’affirme en particulier massivement une jeunesse née après la guerre intérieure des années 1990, et qui représente plus d’un tiers de la population. Chez elle, l’empreinte d’une décennie de violences insupportables est perceptible, mais pas indélébile : elle l’oblige mais ne la contraint pas. Ces jeunes, ainsi que leurs aînés, récusent la menace du chaos, de la fitna (discorde), brandie par la propagande du régime. Partagée par toute la population, la conscience aiguë d’un impératif pacifique n’aura d’égal que la volonté de refuser d’être réduite au silence, de se laisser humilier par un pouvoir coutumier de brimades qui ne passent plus. La promesse sera tenue, plus d’un an durant. Seule l’irruption de la pandémie du Covid-19a (provisoirement) eu raison de cette constance pacifique à investir les rues et les espaces publics pour protester, mais aussi débattre, se former, se retrouver collectivement. Si elle a modifié le rapport de force entre le pouvoir et les manifestant.e.s, accentuant à partir de mars 2020 la répression visant les figures reconnues ou anonymes du Hirak, la pandémie n’a pas non plus empêché la poursuite du travail collectif souterrain engagé au fil des mois pour définir les fondements d’une Algérie démocratique à construire.
La force politique du « Hirak chaabi » (mouvement populaire) réside également dans sa poétique : le niveau sonore des cortèges interminables, la profusion des emblèmes, autorisés ou interdits, la saveur des slogans de la petite pancarte à l’immense banderole. Conjuguant l’ironie et la liesse du verbe haut, la puissance des mots d’ordre et des chants résonne depuis les travées des stades jusqu’aux centres-villes, repris d’une seule voix par des femmes et des hommes aux parcours et aux profils sociaux forts différents. La Casa del Mouradia, chant partisan des supporteurs d’un des clubs de foot d’un quartier populaire de la capitale, s’est imposé dès le 22 février 2019 comme l’hymne du mouvement. À l’instar de l’écho de cette chanson, l’ampleur inédite du soulèvement a frappé tous les observateurs, donnant raison à celles et ceux qui affirmaient de l’intérieur qu’une révolution était à l’œuvre. En cela, le Hirak algérien a rejoint les soulèvements arabes des années 2010, il résonne avec ceux ayant surgi depuis les années 2000 dans le monde entier.
Enfin, l’itinéraire de Habiba Djahnine qui clôt ce dossier donne toute sa place à ce qui ne fut jamais contingent en Algérie : la question des femmes. Elle dessine la révolution féministe qui vient dans les pas des moudjahidates, pour que la révolution tout court puisse advenir. Déjouant les atermoiements qui font diversion, comme partout dans le monde, cette cinéaste et poétesse explique les raisons profondes, incarnées et indépassables pour lesquelles les femmes algériennes sont au rendez-vous du Hirak. Si elles y prennent une place croissante qui ne peut plus leur être refusée, c’est qu’elles incarnent la possibilité des bouleversements restant à initier.
Plutôt que de partir des dimensions structurelles et historiques censées éclairer d’une lumière crue et verticale ce qui se passe dans la société algérienne, le parti-pris éditorial des responsables de ce dossier a d’abord été d’écouter au plus près les protagonistes du mouvement, afin de donner à voir et à entendre images et voix, paroles et musiques. Car ce n’est qu’une fois imprégné.es de ces récits à la première personne, comme l’ont été les cortèges nourris de ces sujets politiques et collectifs en devenir, que s’est imposé le moment de la prise de distance, du regard sur les structures qui ont rendu tout cela possible. Des chemins nouveaux, certainement longs et rocailleux, à la mesure des défis à relever, ont été ouverts. D’autres plus anciens ont été réinvestis avec force, ravivant parfois de vieilles polémiques. D’autres encore devront être battus et débattus. Reste à voir comment les acteurs et les actrices de cette ouverture s’outilleront pour rendre ces chemins plus praticables.
Ce numéro de Mouvements, placé sous le signe du Hirak et de ses infinies réverbérations de par le monde, en Algérie, en Afrique et au-delà, entend jouer un modeste rôle de passeur de voix, de mots, de savoirs et d’espoirs, comme un juste retour des choses, de la part de celles et ceux qui, depuis la France, pensent et agissent après la colonie.