Le 16 mars 2020, faisant le constat d’une circulation incontrôlée du coronavirus Sars-CoV-2 sur le territoire, le gouvernement français annonçait un confinement de l’ensemble de sa population pour 8 semaines. Les modalités de ce premier lockdown français se révélaient alors particulièrement strictes et comprenaient la fermeture inédite de l’ensemble des établissements scolaires de la maternelle à l’université… Près de 18 mois plus tard et après deux autres confinements, la France apparaît comme l’un des pays où la scolarisation des enfants et adolescents semble avoir été relativement peu interrompue. Les données de l’Unesco [1] indiquent en effet que les différentes institutions scolaires françaises (écoles primaires, collèges et lycées) n’ont fermé totalement ou partiellement que 5 à 7 semaines entre mars 2020 et mai 2021. Les systèmes scolaires des différents pays furent en fait très diversement soumis à des fermetures sans que le lien avec la situation épidémique ne soit établi. Même ces données très agrégées témoignent de l’absence de consensus sur la gestion scolaire de la pandémie. En Europe, de nombreux pays ont alterné les périodes de fermeture totale et partielle, mais dans des proportions très différentes : 27 semaines de fermeture totale et 16 semaines de fermeture partielle pour la Grande-Bretagne, contre respectivement 14 et 20 semaines pour l’Allemagne. Les États-Unis d’Amérique ont par exemple connu 56 semaines de fermeture partielle. La situation est en fait très variable à l’intérieur des États, selon les districts scolaires et les publics scolaires : au 1er juin 2021, le Los Angeles Times recensait que plus 90 % des élèves des écoles élémentaires publics de Californie avaient pu retourner en classe, soit par alternance soit totalement. Mais parmi eux seuls 30 % de ces élèves et 17 % de celles et ceux du secondaire étaient scolarisés totalement [2]. Quoique fortement discuté du point de vue de la lutte contre la pandémie, le choix politique de maintenir « ouvertes » les écoles est aujourd’hui présenté par le gouvernement comme le résultat d’une mobilisation sans faille de l’État français sur la question scolaire en période de « guerre sanitaire ». Le « coûte que coûte scolaire » serait ainsi le pendant du « quoiqu’il en coûte économique » et la preuve que les gouvernements Philippe puis Castex n’auraient pas renoncé à lutter contre les inégalités scolaires. La réalité est pourtant tout autre : derrière le triomphalisme scolaire français, les 18 mois de pandémie ont en vérité révélé les fractures sociales et territoriales d’un système scolaire à bout de souffle.

Ainsi, en France aussi, les ruptures et continuités de scolarisation n’ont pas été uniformes sur tout le territoire et pour tous les publics scolaires. Les parents d’écolièr·es, de collégien·nes et de lycéen·nes d’une partie de l’Oise ont par exemple vu leurs établissements fermer dès février 2020, soit 3 semaines avant le premier confinement national. Plus largement, les départements les plus touchés par l’épidémie à partir de septembre 2021 ont aussi été ceux où les défaillances de l’État en matière de politique scolaire ont occasionné le plus de fermetures ponctuelles et locales de classe voire d’établissements, à l’image de la Seine-Saint-Denis [3]. Comment oublier en outre que dans les collèges et les lycées, les jauges d’accueil à 50 % en place pendant une grande partie de l’année ont divisé d’autant les temps de cours ? Enfin, la manifestation la plus patente des fortes inégalités de traitement des différents publics scolaires reste sans doute le maintien de la plupart des cours en présentiel dans les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) quand la totalité des universités n’avaient d’autres droit que d’organiser des cours à distance…

Par ailleurs, deux impératifs semblent avoir présidé à la stratégie de maintenir « ouverts » les établissements scolaires : l’un humanitaire, l’autre économique. Pour justifier ce choix, le gouvernement s’est d’abord appuyé sur l’alerte lancée par les médecins généralistes et pédiatres quant aux effets du confinement sur la santé psychique et physique des enfants et au risque accru de violences dans la sphère familiale. Mais on peut s’étonner que la question des coûts psychologiques et physiques du premier confinement pour les enfants et adolescents n’ait pas été davantage reliée à l’abandon manifeste des politiques de protection des enfants contre les violences familiales et au naufrage organisé de l’Aide sociale à l’enfance, voyant d’années en années ses moyens et prérogatives se réduire [4]. Ensuite, cette stratégie gouvernementale a permis de garantir -sans jamais l’assumer- une relative continuité du travail des parents d’élèves. Les deuxième et troisième confinements, fondés sur le maintien de l’activité économique et du travail des parents, ont ainsi consacré l’importance première de la fonction d’accueil des établissements scolaires sans que les questions liées aux enjeux scolaires et aux conditions matérielles des apprentissages ne soient audibles dans le débat public, à l’exception du scandale répété des défaillances informatiques des espaces numériques de travail (ENT) et du Centre National d’Enseignement à Distance (CNED). Les difficultés d’organisation matérielle des cours à distance, de suivi des devoirs mais surtout celles essentielles liées aux apprentissages scolaires furent tour à tour renvoyées aux bonnes ou mauvaises volontés des familles… ou la bonne ou mauvaise conscience professionnelle des enseignant·es, condamné·es -de la maternelle à l’université- au démerdentiel.

La gestion de la crise sanitaire a donc largement amplifié les inégalités scolaires. Pourtant, jamais la question scolaire ne fut à ce point reléguée dans l’agenda politique et enfermée dans le seul agenda de la réforme du baccalauréat. À quelques mois d’élections présidentielles et législatives à haut risque, Mouvements a donc choisi de rouvrir le chantier d’une réflexion politique sur l’école… quitte d’ailleurs à poser les questions qui fâchent. Si le camp progressiste doit à nouveau se saisir de la question scolaire, c’est d’abord pour nommer le mal qui continue de ronger l’école, 60 ans après la découverte des déterminismes sociaux et culturels des réussites ou des échecs scolaires. La crise sanitaire des années 2020 et 2021 peut bien sûr être vue comme un moment singulier de l’histoire scolaire française. Elle fut de notre point de vue celui qui en révéla les fractures sociales et territoriales pré-existantes et que les néoconservateurs ne cessent de renforcer. Ces fractures sont pour partie invisibilisées par la montée des taux de réussite : à la session du baccalauréat de 2020, 96 % des candidat·es ont été admi·es, près de deux fois sur trois avec une mention. En réalité, ce paradoxe d’un enseignement dégradé débouchant sur une amélioration de l’accès aux diplômes ne date pas de 2020. Pour y voir plus clair, il faut regarder de plus près les apprentissages réalisés en classe et décrypter les processus qui privent la majeure partie des élèves issu·es des classes populaires d’une appropriation correcte des savoirs scolaires. Comment se fait-il que les deux tiers des enfants d’ouvrier·es se situent dans la moitié des élèves aux connaissances les plus fragiles en entrant au collège, contre seulement un cinquième des enfants d’enseignant·es [5] ? L’enjeu est de taille quand on sait l’effet de ces inégalités d’acquisition sur le type de bac obtenu ou à l’université dans l’accès inégal à la licence [6].

En effet, face à des contradictions de plus en plus fortes, la seule défense du service public d’éducation apparaît comme un catalyseur politique de plus en plus faible. La responsabilité propre de l’école française dans l’accroissement des inégalités scolaires entre les élèves et de son rôle dans la reproduction sociale ne doit pas être occultée par la volonté de faire de l’institution scolaire une institution démocratique. De même, les questions de choix scolaires (choix d’établissement, choix d’option) prennent parfois de court, à l’échelle individuelle, l’ambition politique de mixité et d’égalité. Les pédagogies alternatives portées par le camp progressiste n’ont pas nécessairement eu comme vocation ou comme effet de réduire les inégalités, comme en témoignent des textes de retour d’expérience du dernier numéro de la revue Z consacrée à l’école. Ce numéro de Mouvements propose dès lors de retracer les étapes et les points d’ancrage de la production des inégalités à l’école et par l’école, de la maternelle jusqu’à l’entrée à l’Université, ainsi que les effets des politiques néolibérales conservatrices sur les contenus et les pédagogies.

La première partie du dossier propose plusieurs analyses de configurations où les inégalités scolaires s’articulent à une différenciation territoriale accrue des conditions de scolarisation. Elles abordent aussi bien les questions de sélection sociale et sexuée des élèves que la dégradation des conditions de formation et de travail des enseignant·es. De la mastérisation de l’enseignement aux effets de la contractualisation croissante des enseignant·es, en passant par le cadrage des programmes de SES, les effets de la politique néolibérale sur l’enseignement impactent de manière conjuguée le travail quotidien et les perspectives pédagogiques.

La deuxième partie interroge les inégalités de genre et les discriminations raciales sous l’angle de leur production institutionnelle et souligne les points aveugles des dispositifs mis en place pour les combattre. En France, la politique d’inclusion mise en œuvre dans les écoles est rarement pensée comme une contribution paradoxale à la reproduction des inégalités sociales à l’école. Dans les dernières décennies, les politiques d’égalité de genre ont fait l’objet de plusieurs conventions qui ont mis l’accent sur l’orientation des filles dans des filières qui avaient besoin de main d’œuvre. De même, la prévention des violences sexistes et la déconstruction des stéréotypes par des dispositifs ont davantage ciblé les classes populaires racisées et la prise en charge du handicap témoigne également de logiques ségrégatives davantage qu’inclusives. Enfin, face aux débats sur la laïcité qui s’expriment presque systématiquement en France sur le terrain scolaire (et beaucoup plus rarement sur celui des autres institutions publiques), nous avons choisi de nous intéresser au cas des mères voilées accompagnatrices lors des sorties scolaires.

Les articles proposés dans ce numéro visent enfin à documenter des alternatives effectives, en s’ouvrant aux perspectives internationales de lutte, comme les modalités de résistance à l’Université néolibérale en France et en Espagne, et de pédagogie alternative en cours, à l’image des pratiques mises en œuvre par les Mexican-American Studies aux Etats-Unis. Ce numéro entend ainsi donner des pistes pour défendre une école démocratique et émancipatrice dans une société inégale et fragmentée.

[1] Source : https://fr.unesco.org/covid19/educationresponse

[2] https://www.latimes.com/projects/california-coronavirus-cases-tracking-outbreak/covid-19-school-reopenings-track-progress/#nt=0000016a-0782-dd88-a96b-b7c3896b0001-liP2promoButton-above

[3] S. KAKPO, E. PENISSAT, « École du 93 : des scolarités minées par les défaillances de l’État », Libération, 29 juin 2021 URL : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/ecoles-du-93-des-scolarites-minees-par-les-defaillances-de-letat-20210629_OT6FW5XFABGJ7HB3JYT7OVN4EU

[4] Par exemple en Loire-Atlantique, les personnels de l’Aide Sociale à l’Enfance ont dû interrompre leur grève du zèle face à l’urgence et à l’augmentation des situations les plus préoccupantes. URL : https://www.francebleu.fr/infos/education/loire-atlantique-saturation-et-ras-le-bol-les-service-de-l-aide-sociale-a-l-enfance-en-greve-ce-1621414399

[5] M.BARHOUMI, J.-P. CAILLE, « Les élèves sortent de l’enseignement secondaire de plus en plus diplômés mais au terme de parcours scolaires encore socialement différenciés », Éducation et Formations, n°101, novembre 2020.

[6] Y. BIRNBAUM, C. HUGREE, T. POULLAOUEC, “50 % à la licence… mais comment ? Les jeunes de familles populaires à l’université en France”, Économie et statistique, n°499, 2018, p. 81-106.