À propos de l’ouvrage de Jean-Noël Jouzel, Des Toxiques invisibles. Sociologie d’une affaire sanitaire oubliée, Paris, Éditions de l’EHESS, janvier 2013
Depuis plusieurs décennies, l’industrie chimique mondiale est à l’origine de la production et mise sur le marché d’un nombre sans cesse grandissant de molécules. Ces substances rentrent dans la composition de divers produits utilisés indistinctement dans le quotidien d’hommes et femmes dans le monde. L’auteur part du constat que les interactions aussi bien sur l’environnement que sur les êtres humains de la plupart de ces molécules restent méconnues, pour s’intéresser à l’un des phénomènes qui, selon lui, émerge de cette marge d’incertitude : la production de l’ignorance. Dans cet ouvrage Jean-Noël Jouzel soutient la thèse que « la méconnaissance des liens entre santé et environnement n’est pas qu’un fait de nature, elle est également un fait social. » (p. 12)
Entre les connaissances produites par les industriels afin d’assurer la commercialisation d’une molécule et celle qui résulte des expositions à ces substances et de leur mise en cause dans le développement des maladies chroniques ou congénitales, il n’y a pas que des divergences méthodologiques. La production de ces connaissances relève de situations distinctes dans le temps et l’espace, mais aussi d’acteurs aux intérêts antagoniques et aux marges de manœuvre hétérogènes. L’auteur s’attache alors à revenir sur certaines mobilisations d’acteurs sociaux non scientifiques contre une étiologie environnementale soupçonnée de conflit d’intérêt. Ces événements font partie de l’histoire récente des mobilisations autour d’une « étiologie populaire[1] » ayant lieu aux États-Unis et en France.
Pour ce faire, il a choisi de porter son regard sur l’« éthylène glycol méthyl éther » (EGME). Première molécule de la famille des éthers de glycol synthétisée dans les années 1930 et depuis rentré dans la composition d’encres, peintures, vernis, produits d’entretien, cosmétiques, etc. Il se trouve que, depuis les années 1970, des équipes de scientifiques allemands, puis japonais ont mis en évidence un lien entre exposition chronique à cette molécule et des atteintes testiculaires d’abord chez le chien et le rat puis chez la souris. Mais c’est d’abord aux États-Unis, puis en France, que des travailleuses et travailleurs se sont saisis de ces connaissances pour remettre en cause les éthers de glycol comme étant à l’origine des troubles liés à leur reproduction ou à des malformations chez leurs enfants.
L’enquête menée s’appuie sur une soixantaine d’entretiens et une dizaine d’observations auprès de différents acteurs (scientifiques, politiques, juridiques, associatifs ou encore des travailleurs et/ou riverains des industries). Il retrace les parcours empruntés par ces différentes personnes dans les deux pays afin de comprendre les enjeux et stratégies qui se jouent pour aussi bien répertorier des symptômes que pour les relier à cette molécule.
Dans la première partie du livre, l’auteur retrace les conditions historiques d’émergence de l’hygiénisme industriel (sous-discipline de la médecine) en Europe, puis les transformations qui découlent de son importation outre-Atlantique, à la fin du XIXe siècle. Il s’agit notamment du passage d’une démarche épistémologique fondée sur l’observation et exploration des éventuels dangers toxiques sur les lieux de travail à une démarche d’observation in vitro ou in vivo, soit en laboratoire ou encore sur des animaux. Leur objectif étant d’établir des valeurs-limites d’exposition, en dessous desquelles une substance utilisée en milieu professionnel serait libre de tout soupçon. Ces valeurs-limites ont joué depuis un rôle très important dans la régulation des conflits autour de la reconnaissance et de la réparation des atteintes chimiques à la santé en lien avec l’environnement de travail.
Aux États-Unis, l’histoire scientifico-politique des éthers de glycol commence à la fin des années 1970, autour des industries californiennes des semi-conducteurs, connues sous le nom de « Silicon Valley ». Malgré l’image d’industries « propres » et où les molécules ne sont utilisées qu’à des faibles doses, un groupe d’avocats parvient à semer le doute et y aboutit à la condamnation des industriels. À l’origine de cette initiative, des plaintes de travailleurs, de riverains, de consommateurs s’estimant victimes d’empoisonnement par les substances toxiques produites ou utilisées. Les 271 familles, victimes de fausses couches ou ayant donné naissance à des enfants avec des malformations, ont abouti à un accord de compensation financière avec une clause de confidentialité à la suite du procès entamé à l’encontre de Fairchild et de IBM. Ces deux industries étaient en effet à l’origine d’importantes fuites de trichloréthylène (solvant hépato et neurotoxique à hautes doses).
Ce procès précède le signal d’alerte donné par des travailleuses de salles blanches d’une usine de la Digital Equipement Corporation dans le Massachussetts, qui s’estimaient victimes d’un nombre anormal de fausses couches. En raison de la pression exercée par certaines de ses cadres et bien que cette firme ait mis en avant le respect des valeurs-limites d’exposition, elle a néanmoins dû accepter de financer une étude épidémiologique. Cette étude est conduite par Harris Pastides, épidémiologiste de l’université de Massachusetts, entre 1984 et 1986. Elle compare les taux de fausses couches entre employées affectées en fonction des postes occupés et de leur niveau d’exposition. Les résultats ont indiqué un « effet salle blanche ». Les femmes travaillant dans ce lieu (et notamment à la photolithographie) ont un taux de fausses couches deux fois plus important que celles n’y travaillant pas. Cependant, aucun lien de causalité direct n’a été établi entre l’effet salle blanche et l’exposition à une seule et unique substance toxique. Un groupe de toxicologues hygiénistes de l’université de Massachusetts passe alors en revue, à la demande de la firme, l’étude de Pastides. Ils ciblent d’abord 200 substances suspectes utilisées en salles blanches puis ils observent les formes de contact possibles. Enfin ils croisent ces informations avec celles relatives à la signification toxicologique des substances en question et retiennent ainsi douze substances inquiétantes. Encore une fois ils aboutissent à un non-lieu : « Aucune de ces molécules ne dépassait les valeurs-limites d’exposition professionnelle fixées par l’Osha[2]. Aucune donnée n’indique qu’elles puissent être toxiques pour la reproduction par rapport aux concentrations auxquelles les travailleuses des salles blanches sont exposées. Les toxicologues portent alors leur attention sur les pics d’exposition car les salariées pouvaient être momentanément soumises à des concentrations excédant les valeurs-limites. Mais ces pics sont trop bas pour permettre de désigner une molécule responsable de l’effet salle blanche. » (p. 48)
Cependant, en Californie les procès contre les firmes de la Silicon Valley ne cessent pas, comme le montrent ceux intentés par la Silicon Valley Toxics Coalition (SVTC) et par Santa Clara Center for Occupational Safety and Health (Sccosh). La stratégie adoptée par la Semiconductor Industry Association (SIA) est alors de financer à nouveau une étude sur l’effet salle blanche. Les industriels ont pris des mesures leur permettant de se mettre à l’abri des accusions susceptibles de compromettre la légitimité des résultats. Ceci tout en limitant le périmètre de l’enquête au problème des fausses couches et en accordant seulement 10 % du budget aux autres pathologies. De cette façon, les scientifiques ont dû se replier sur la commande des industriels, en ciblant prioritairement un seul symptôme afin de prouver l’absence ou l’existence de lien entre les fausses couches et une molécule donnée. Pour les industriels, ce mode de gestion de la crise leur a permis d’éviter une remise en cause plus profonde de l’ensemble de leurs procédés de fabrication et de leurs produits. « En dotant des équipes de chercheurs de la capacité de remonter la chaîne de causalité conduisant du travail en salle blanche à la survenue des fausses couches, les industriels sont parvenus à redéfinir ce phénomène comme un risque gérable, au moyen d’une politique de substitution. Ils ont ainsi pu neutraliser la charge critique des arguments portés par leurs adversaires politiques. Ces derniers furent pris de court par la position des firmes reconnaissant l’existence de l’effet salle blanche et affirmant la nécessité de retirer les éthers de glycol reprotoxiques. » (p. 61)
En 1996, un cabinet d’avocats revient à la charge contre IBM. Cette fois il s’agit d’autres pathologies telles que le cancer du cerveau dont sont atteints certains travailleurs des salles blanches. Dans cette seconde vague de l’effet salle blanche les avocats de victimes s’appuient toujours sur des études scientifiques pour révéler la stratégie des industriels. Ils tentent de prouver que des employeurs comme IBM étaient bien conscients du fait que les atteintes à la santé n’étaient pas circonscrites aux seuls éthers de glycol, ni aux seules fausses couches. D’autres symptômes et d’autres molécules sont alors mis en cause.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée au cas des éthers de glycol en France, plus précisément à partir du milieu des années 1990, « au moment où ils ont cessé d’être un enjeu politique aux États-Unis » (p. 101). Selon l’auteur, dans les deux pays, la reconnaissance des maladies provoquées par des expositions à des toxiques au travail repose aussi bien sur la science que sur la politique. En France, l’extension de la loi du 9 avril 1898 par la loi du 25 octobre 1919 instaure un principe de compromis social entre les intérêts des patrons et des salariés incluant, au-delà des accidents du travail, les maladies professionnelles sur la base du « système de tableaux ». Cette prise en compte correspond également à une histoire de mobilisations ouvrières (tout comme ce fut le cas aux États-Unis) comme par exemple celle des allumettières atteintes de la nécrose phosphorée de la mâchoire en 1890 ou bien encore celle de la Fédération des peintres exposés au plomb[3]. Cependant, la réparation sur la base forfaitaire considérée comme un acquis social correspond à une reconnaissance du préjudice subi par le salarié et causé par l’employeur, en contrepartie de l’abandon de toute autre poursuite ou condamnation civile de ce dernier.
« La gestion négociée de la santé au travail a eu pour conséquence de faire reposer les choix relatifs à la prévention et la réparation des maladies professionnelles sur l’état du rapport de force entre travailleurs et employeurs, davantage que sur l’état de connaissances scientifiques ». Des notions et concepts tels que « voile d’ignorance[4] » ou encore « invisibilité sociale[5] » illustrent le caractère pervers de ce rapport de force et ses conséquences sur la production d’un scénario français, marqué par la sous-estimation des atteintes toxiques à la santé des travailleurs et travailleuses avec un nombre sans cesse croissant de pathologies comme les cancers, imputées au demeurant à des facteurs autres que professionnels.
Dans ce contexte, l’importation de l’affaire « éthers de glycol » se voit éclipsée par une autre – celle de l’amiante. La polémique sur les éthers de glycol a été davantage centrée sur un conflit autour d’André Cicolella, ingénieur chimiste à qui l’INRS avait confié l’étude de cette molécule. Du point de vue scientifico-politique, en remettant en cause la légitimité du travail réalisé par le scientifique, l’attention s’est resserrée sur les débats autour de l’expertise au détriment de l’avancement du débat sur le risque sanitaire en question. Du point de vue politico-judiciaire, l’importation du conflit représente aussi un bond en arrière. En France, l’importation de l’affaire « effet salle blanche » implique une mise en cause limitée aux seuls et uniques éthers de glycol alors qu’aux États-Unis on était arrivé à la mise en cause de l’ensemble du cocktail de substances auquel les travailleurs avaient été exposés, même à des faibles doses. Dans les années 1990, les éthers de glycol arrivent quand même à semer un faisceau d’inquiétudes chez des travailleurs et représentants syndicaux français qui forment le « Collectif éthers de glycol ». À ceux-ci viennent se joindre les avocats impliqués dans l’affaire américaine. On comprend alors que même si ces derniers n’omettent pas la teneur du conflit américain, ils n’évacuent pas complètement les éthers de glycol de la scène et c’est centralement sur ces molécules que l’attention du Collectif français va se porter. En conséquence l’expertise populaire ne dépassa pas le réductionnisme du modèle de causalité simple et adopta comme stratégie la mise en avant d’un seul mal – les problèmes liés à la reproduction, fertilité ou malformation – pour tenter de le relier à des victimes et des situations d’exposition délimitées.
À propos des processus de mise en visibilité des risques toxiques, l’auteur montre qu’établir un périmètre de recherche signifie aussi bien choisir les zones sur lesquelles on va porter notre regard que choisir les zones qu’on va laisser dans l’ombre. Au-delà du périmètre de recherche, rendre visible les victimes s’avère un élément également important pour le succès médiatique de l’affaire. Dans ce sens, les médias ont un rôle à jouer et pour les intéresser à cet enjeu « il faut bien souvent mettre en avant le fait qu’ils [les toxiques] dépassent le cadre professionnel et affectent des populations autrement plus larges – et moins éloignées des journalistes – que les salariés de l’industrie. » (p. 152).
Enfin, l’affaire des éthers de glycol sort bel et bien des salles blanches et pose le problème de l’ensemble des personnes qui sont au contact de ces molécules non seulement dans l’environnement de travail, mais aussi domestique. Le mouvement des consommateurs de cosmétiques, peintures ou produits ménagers possédant ce genre de « composés organiques volatils » (COV) dans leur composition contribue à donner une nouvelle image aux éthers de glycol en France. Néanmoins, la multiplication de victimes potentielles et l’élargissement de la question de la santé au travail à celle de la « pollution de l’air intérieur » ne contribuent guère à diminuer les controverses sur la nocivité des éthers de glycol. Cet élargissement marquant, au contraire, l’entrée de cette affaire dans l’oubli : la multiplication d’acteurs n’a pas rompu avec le pacte social qui régule la reconnaissance et réparation de ce genre d’affaire sanitaire en France ; au contraire, les stratégies mobilisées ont complètement intégré la « dynamique de réduction étiologique » (p. 225).
C’est ainsi qu’à l’exemple des science studies, Jouzel souhaite apporter sa contribution à la prise en compte des processus de production d’ignorance : « cette dernière n’est en aucun cas réductible à un état de nature, découlant de la difficulté de la démonstration du lien entre environnement et santé, en raison du temps de latence séparant la cause de l’effet et de l’existence d’étiologies concurrentes. » (p. 226). Il a notamment proposé ici l’élargissement de ce genre d’analyse aux mouvements sociaux. Pour Jouzel « l’ignorance n’est pas l’opposé du savoir ni une simple absence de connaissance. Elle n’est pas un “vide” originel dont l’acquisition du savoir nous permettrait de nous extraire, mais peut constituer une ressource pour certains acteurs sociaux, pour qui il s’avère pertinent de laisser dans l’ombre des données, des savoirs “inconfortables” car incompatibles avec les contraintes qui sont les leurs. » (p. 226-227).
Au terme de cet ouvrage la contribution de Jouzel nous semble très féconde pour la compréhension du caractère sociopolitique de la production de « connaissances » tout comme de l’« ignorance ». Et si l’enquête menée auprès de différents acteurs américains et français permet de nuancer plusieurs aspects, il semble qu’une enquête sociologique plus fine auprès desdites « victimes » aurait eu sa place. D’autant plus qu’une comparaison était favorisée par le fait qu’il était question de travailleurs d’usines IBM américaines et françaises. On aurait pu ainsi aborder les différentes logiques opérant dans les deux contextes nationaux afin de savoir comment les individus possiblement concernés par ces expositions participent plus au moins activement à cette « étiologie populaire ». Pourquoi rencontre-t-on, dans le cas américain, des travailleuses qui se sentent exposées et qui se plaignent, alors que, dans le cas français, il s’agit de « victimes possibles » appelées à témoigner selon qu’elles ont été concernées par tel type de travail et tel type de problème de santé ?
D’autre part, il nous paraît incontestable que le fait d’être homme ou d’être femme a des conséquences sur l’assignation des individus dans les rapports de production, tout comme dans les rapports de reproduction. Plus encore, le cantonnement majoritaire des femmes à un nombre limité de secteurs d’activité et de postes de travail démontre bien la persistance de la division sexuelle du travail dans nos sociétés occidentales. Toutes ces divisions impliquent des assignations à des tâches mais aussi à des risques différents. Comme dans l’exemple fourni par la question des cancers d’origine professionnelle, la prise en compte de l’appartenance de sexe, en plus de l’appartenance de classe, nous aiderait à comprendre pourquoi les femmes sont systématiquement écartées de cette problématique sous prétexte qu’elles occupent des postes à l’abri de ces risques. On pourrait également réinterroger l’exemple des salles blanches américaines, où il était question de travailleuses femmes et des atteintes à la reproduction. Et dès lors se demander dans quelle mesure cette entrée non moins légitime n’aurait pas servi à éclipser les autres symptômes rapportés par d’autres travailleurs. On pourrait alors mieux comprendre comment certaines représentations sont investies afin de renforcer des frontières imaginaires au-delà desquelles des substances toxiques ne pourraient pas nuire.
[1] L. Pitti, « Expert “bruts” et médecins critiques. Ou comment la mise en débats des savoirs médicaux a modifié la définition du saturnisme en France durant les années 1970 », Politix, 91, 2010, p. 103-132.
[2] Occupational Safety and Health Administration.
[3] Cf. J.-C. Devinck, « Le mouvement ouvrier et les maladies professionnelles ». Cahiers du GIS. Risques collectifs et situation de crise, 9, 2008, p. 33-44.
[4] P.-A. Rosental, « De la silicose et des ambiguïtés de la notion de ‘‘maladie professionnelle’’ », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 56(1), p. 87, 2009.
[5] A. Thebaud-Mony, « Histoires professionnelles et cancer », Actes de la recherche en sciences sociales, 163, 2006, p. 18-31.