« Les carnavals ne coutent pas cher. Ce qui compte, c’est le jour d’après, quand nous devrons reprendre nos vies ordinaires. Est-ce que quelque chose aura changé ? »

(S. Zizek à propos du mouvement Occupy Wall Street1)

Les mouvements sociaux sans revendications sont-ils voués à l’échec ? N’incarnent-ils que des moments « rafraîchissants » et « sympathiques », comme on l’entend au sujet de Nuit debout, permettant certes de rompre le cours routinier de l’ordre social, mais sans le remettre fondamentalement en cause ? La seule issue serait-elle celle, pourtant semée d’embuches, empruntée par le mouvement des Indignés avec la création du parti Podemos et l’acceptation implicite des règles du jeu politique2 ? Ces questions, d’une brûlante actualité, renvoient également à de nombreux débats qui ont traversé la gauche américaine au moment d’Occupy Wall Street en 2011. Avec quelques années de recul, ce mouvement a eu des répercussions indirectes importantes sur les luttes politiques et sociales aux Etats-Unis. Les mouvements sociaux les plus symboliques permettent notamment de modifier les rapports de force politiques et idéologiques ce qui bénéficie, par ricochet, à celles et ceux qui mènent des luttes sectorielles. Se dégage ainsi une division du travail politique particulièrement efficace.

Les carnavals : fusibles ou tremplins ?

Occupy Wall Street, comme les Indignés espagnols ou Nuit Debout, se sont refusés à formuler toute revendication précise. S’y soumettre aurait à la fois pu faire apparaitre des clivages peu stratégiques, mais aurait surtout représenté une acceptation des règles du jeu politique dominant. Comme le disait Frédéric Lordon lors du premier soir d’occupation de la Place de la République : « Ceux dont on attendait qu’ils revendiquent sagement ne veulent plus revendiquer. (…) Il n’y a plus rien à négocier, plus rien à revendiquer. »

Ces mots résonnent avec ceux tenus quelques années auparavant par David Graeber, un des leaders et penseurs du mouvement Occupy : « Si les occupations se sont mises à foisonner partout au pays, c’est grâce à l’émergence d’un mouvement qui refuse une fois pour toutes de suivre la voie traditionnelle et un ordre politique établi trop fondamentalement corrompu, et qui exige la réinvention complète de la démocratie aux Etats-Unis3. »

Remettre en cause les règles, briser leur naturalité, leur évidence. Refuser d’émettre des revendications, des « propositions de politique publique », n’empêche pas cependant de mettre en avant certains mots d’ordre, comme la dénonciation des inégalités économiques et sociales via l’opposition des 99 % et des 1% à New York, ou du peuple et des élites en Espagne, et le slogan « ils ne nous représentent pas », s’inscrivant dans une volonté de démocratisation de la société.

Dans ces deux cas, comme dans d’autres expériences du mouvement des Places, il s’agit non pas de demander ou réclamer, mais de donner à voir ici et maintenant, de réinvestir l’espace public en vue de remettre en cause la fatalité politique, ce que David Graeber qualifie de « politique préfigurative ».

A ce titre, la métaphore du carnaval employée par Slavos Zizek est juste : il s’agit bien – comme au temps des charivaris et des manifestations rituelles populaires – d’un retournement momentané de l’ordre social, où les faibles raillent les puissants. Bien plus qu’un simple moment sympathique ou convivial, les carnavals ont toujours incarné, dans l’histoire, des moments de visibilisation de la critique, illustrant qu’en dépit de la domination qui s’abat sur les classes populaires, celle-ci n’est jamais totale, et que dans les interstices, des marges de résistance sont possibles4.

Les historiens ont ainsi analysés certains évènements historiques aux conséquences politiques très concrètes5. Ne faut-il pourtant y voir qu’un défouloir, un fusible, permettant aux radicaux, aux contestataires et aux énervés de tous bords de se lâcher, se faire plaisir, sans représenter une réelle subversion pour l’ordre social ? Et cela d’autant plus quand ces pratiques symboliques sont l’œuvre de « petits bourgeois intellectuels précarisés », comme François Ruffin a qualifié les participants à Nuit debout, plutôt que des classes populaires.

Cela serait adopter une vision bien restrictive de la politique, qui fait fi du rôle des luttes idéologiques et hégémoniques, au sein desquelles les mouvements sociaux jouent un rôle décisif. L’exemple du mouvement Occupy est ici édifiant.

Occupy et la réouverture du débat sur les inégalités aux Etats-Unis

Occupy a eu des effets politiques très concrets aux Etats-Unis6. Le mouvement a notamment débouché sur des actions directes et une grève de la dette, inimaginables sans lui7. Il a surtout ouvert les opportunités politiques, discursives et idéologiques, dans un pays où la dénonciation des inégalités et la redistribution n’ont pas bonne presse. Comme le disait récemment David Graeber, s’il n’a pas véritablement inventé un langage politique, ce mouvement l’a actualisé, remettant au goût du jour les classes sociales et les rapports de pouvoir8.

On ne peut comprendre des phénomènes tels le succès de librairie de l’ouvrage de Thomas Piketty, les mouvements de milliardaires demandant à payer davantage d’impôts9 ou l’engouement qui entoure la candidature de Bernie Sanders et sa dénonciation des inégalités, indépendamment de la fenêtre idéologique ouverte par Occupy. Mais l’émergence de ce mouvement a également fait bouger les lignes dans le cadre de luttes locales et sectorielles, permettant des victoires autrement improbables.

Comment Occupy a changé la donne

Depuis mon terrain de Los Angeles, j’ai pu observer comment un mouvement social sans revendication pouvait faire avancer, indirectement, celles d’organisations collectives de base. Je prendrai ici trois exemples10.

La crise des Subprimes qui a touché les Etats-Unis en 2008 s’est notamment traduite par des évictions de logement, de nombreux propriétaires pauvres ne pouvant rembourser leurs dettes au regard des taux d’intérêt désormais exorbitants qui leur étaient réclamés11. A Los Angeles, cette question est notamment prise en charge par une coalition d’organisations communautaires et de syndicats, dont l’association LA Voice prend la tête. Ils réclament le passage, par le conseil municipal, du Responsible Banking Ordinance (RBO), un arrêté visant à encadrer les activités bancaires. Plus précisément, il s’agit d’inciter la ville – qui a des prêts en cours auprès de nombreuses banques – à ne plus faire affaire qu’avec celles qui non seulement se montrent conciliantes à l’égard des difficultés de remboursement de leurs clients, mais qui acceptent également les prêts en direction des petits commerces dans les quartiers pauvres. Si cette proposition circulait depuis près de deux ans, l’émergence du mouvement Occupy à l’automne 2011 lui donne une nouvelle visibilité. En contribuant à mettre cette question à l’agenda politique et médiatique, le mouvement a indirectement fait bouger les lignes, et en particulier la position des élus hésitants. Ces derniers finissent par voter le RBO en février 2012, ce qui était encore inimaginable six mois plus tôt. Les décisions publiques sont cependant des processus complexes, où entre en compte une multiplicité de facteurs. Dans ce cas, c’est également parce que l’arrêté est moins ambitieux au final qu’il ne l’était initialement qu’il a finalement été adopté.

Les conséquences des mouvements sociaux peuvent également opérer à une plus grande échelle. En parallèle du RBO, une coalition d’organisations communautaires et de syndicats se lance en 2012 dans la formulation d’une proposition de référendum d’initiative populaire (les mécanismes de démocratie directe sont très développés en Californie) visant à financer les services publics (et notamment les écoles) dans les quartiers pauvres, par une augmentation de l’impôt sur le revenu des contribuables les plus fortunés (gagnant plus de 250.000 $ par an) et une légère augmentation de la TVA (sales tax). Contre toute attente, et en dépit de l’opposition des principaux lobbys patronaux et du parti républicain, le référendum passe : une première quasiment historique, où les électeurs et électrices décident d’augmenter la pression fiscale des plus riches. Ici encore plusieurs facteurs ont joué : le travail de terrain effectué par les organisations communautaires, le soutien à la proposition apporté par le gouverneur démocrate de l’Etat, les financements importants attribués par les syndicats. Il n’empêche que le cadrage de cette campagne dans les termes d’Occupy, autour des notions de justice sociale et fiscale – quand bien même il s’agissait d’augmenter les impôts des 10% les plus fortunés, et non des 1% – a joué un rôle important dans la conviction de l’électorat. Cette mesure a depuis permis l’attribution de 5 milliards de dollars annuels pour financer les services publics dans les quartiers pauvres de Californie.

Cette victoire s’inscrit dans un contexte plus global, où la réduction des inégalités n’est plus vue comme un gros mot. Plus récemment, des coalitions d’organisations communautaires et de syndicats sont parvenues à faire plier les élus californiens concernant la campagne Fight for 15, qui réclame un smic à 15$ de l’heure12. Si cette revendication est ancienne du côté des syndicats, et a donné lieu à de nombreuses luttes locales, ces avancées à une échelle plus importante (un Etat de 39 millions d’habitants comme la Californie) s’inscrivent dans le contexte idéologique plus global de prise en compte des inégalités.

Black Lives Matter et la lutte contre les pratiques racistes de la police

Cette division du travail politique entre mouvements sociaux radicaux et luttes sectorielles des organisations communautaires et des syndicats s’observe également sur d’autres enjeux que la question sociale. A l’image du mouvement Occupy, Black Lives Matter – apparu à l’été 2013 suite à l’assassinat d’un jeune Noir et l’acquittement de son meurtrier, qui prendra de l’ampleur après le soulèvement de Ferguson en aout 2014 – ne défend aucune revendication. Il repose à l’inverse sur l’affirmation de la valeur des corps et des vies noires. Le mouvement s’inscrit donc sur un plan idéologique, dénonçant l’assassinat des hommes noirs en particulier, et plus largement leur incarcération en masse tout comme la violence qu’ils subissent. Ici encore, des actions directes et des manifestations sont également organisées à l’échelle locale à chaque nouveau cas d’homicide perpétré par la police.

Sans y participer directement, les activistes de Black lives matter contribuent à l’avancée des revendications d’organisations communautaires défendant des mesures plus précises : fin des peines plancher, qui contribuent à remplir les prisons, dépénalisation du cannabis, encadrement des pratiques policières, etc. Ainsi, toujours en Californie, un référendum d’initiative populaire, porté par une coalition d’organisations communautaires, la Proposition 47, est passé en 2014, visant à favoriser la réinsertion sociale et professionnelle des anciens détenus. Cette coalition a également obtenu la suppression de la case indiquant des peines de prison passées sur les formulaires d’embauche des administrations publiques – campagne « Ban the box » – qui s’avérait souvent rédhibitoire pour les anciens détenus et favorisait la récidive. En septembre 2015, une coalition d’organisations communautaires est également parvenue, suite à des mois de pression, à la signature d’une loi à l’échelle californienne – AB 953 – assurant la transparence et le dénombrement des arrestations et des altercations entre police et population. Cette revendication visait en particulier à documenter le « profilage racial » de la police.

Les conditions du succès

Les activistes qui animent les mouvements sociaux, Occupy comme BLM, ont des profils différents de ceux qui mènent les luttes sectorielles. Les premiers sont en général plus diplômés, issus de la classe moyenne et pour Occupy majoritairement blancs. C’est d’ailleurs en partie sur la question raciale qu’Occupy Los Angeles et les organisations de mobilisation des quartiers populaires se sont divisés. Il s’agissait en particulier de déterminer si les policiers faisaient, ou non, partie des 99%. Impossible pour les minorités issues des quartiers pauvres qui voient dans la police un ennemi de classe. A l’inverse, nombre d’activistes d’Occupy n’y voyaient que des membres des 99% devant bien travailler.

Le community organizing et le mouvement des Places incarnent en outre des projets politiques différents. Dans un cas, on cherche à construire des organisations pérennes, capables de jouer un rôle de contre-pouvoir, notamment dans les quartiers populaires. Dans le second, il s’agit de mener des combats plus mouvants, moins structurés à long terme, l’organisation étant perçue comme vouée à se bureaucratiser et à usurper le pouvoir de la base.

En dépit de ces dissensions et d’ethos militants manifestement distincts, les militants se parlent, se côtoient et parfois luttent de concert. Les frontières sont poreuses. Les réunions du chapitre de BLM Los Angeles se déroulent ainsi dans les locaux d’organisations communautaires. Les membres de ces dernières participent également occasionnellement aux manifestations organisées par BLM. Quand bien même ils ne participaient pas au campement à l’automne 2011, syndicats et organisations communautaires composaient souvent le gros des troupes des manifestations lancées par Occupy LA.

Ces alliances entre mouvements sociaux et organisations de base sont possibles car ces dernières ne sont que faiblement bureaucratisées. Les syndicats qui s’investissent dans ces combats, notamment le SEIU (Service Employees International Union), sont notamment ceux qui ont adopté des pratiques beaucoup plus horizontales et démocratiques, inspirées pour partie du community organizing. Les organisations communautaires implantées dans les quartiers pauvres sont elles censées suivre les enjeux soulevés par la base : à ce titre les évictions, les violences policières ou l’incarcération de masse résonnent fortement pour leurs membres.

Par comparaison, les acteurs équivalents en France sont rares. A l’exception de Solidaires et de la CNT, les syndicats apparaissent éloignés des mouvements sociaux. Et les organisations, syndicats ou partis, ne sont pas forcément bien vues à Nuit debout. Un collectif a néanmoins récemment appelé de ses vœux une alliance renforcée avec les syndicats pour élargir la base sociale du mouvement13. Si certains espèrent également qu’il essaime dans les quartiers populaires, les organisations qui les représentent demeurent faibles. Mohamed Mechmache, de la Coordination des quartiers populaires Pas sans nous, Almamy Kanouté, du mouvement Emergence, ou Amal Bentounsi, d’Urgence notre police assassine, sont passés place de la République et leurs discours ont été salués. Les aspirations démocratiques de Nuit debout font écho aux revendications plus concrètes portées par certains d’entre eux14, qui luttent pour une transformation radicale de la démocratie permettant aux quartiers populaires d’être entendus. Pourtant, leur capacité de mobilisation numériquement limitée n’a pas permis, à ce jour, un réel élargissement social et territorial du mouvement. Au regard de la défiance d’une bonne partie des habitants des quartiers populaires à l’égard de la politique, aussi radicale soit-elle, il n’est pas certain que la simple occupation d’une place soit suffisante pour les inciter à sortir de chez eux15.

Les exemples américains nous enseignent cependant que les retombées des soulèvements sont parfois lentes à voir le jour, opérant un travail souterrain qui peut éclore après plusieurs années. Le surgissement de Nuit debout peut également modifier le rapport de force dans certaines luttes sectorielles16. Ce mouvement a émergé suite aux manifestations relatives à la Loi Travail, et s’inscrit dans un combat contre la précarité et l’ordre néolibéral. L’absence de slogan clairement identifiable – à l’image du « Nous sommes les 99% », « Black Lives Matter » ou « Ils ne nous représentent pas » – peut néanmoins constituer un obstacle à cette articulation, le cadrage idéologique de Nuit debout demeurant plus flou. Ce mouvement a cependant d’ores et déjà replacé la question démocratique au cœur des préoccupations nationales, déplaçant pour partie le débat public de l’enjeu sécuritaire. L’avenir dira s’il parvient, comme aux Etats-Unis ou en Espagne, à bousculer plus durablement l’ordre politique. Plutôt que de vouloir vider les mouvements horizontaux de leur puissance expressive en les transformant en machines à formuler des revendications, ces expériences étrangères révèlent qu’une division du travail politique entre des luttes sectorielles et les combats culturels et idéologiques qu’incarnent les occupations de places peut s’avérer tout aussi efficace. Quand bien même ces dernières ne seraient qu’éphémères, elles contribuent à ouvrir l’imaginaire collectif et à infléchir les rapports de force.

1 S. Zizek, in Occupy : Scenes from Occupied America, Verso, 2011.
2 H. Nez, Podemos. De l’indignation aux élections. Paris, Les petits matins, 2015
3 D. Graeber, Comme si nous étions déjà libre, Paris, Lux, 2014. p. 92.
4 J. Scott, La domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1990].
5 Voir E. Leroy-Ladurie, Le carnaval de Romans. De la Chandeleur au Mercredi des cendres 1579-1580, Paris, Gallimard, 1979.
6 Contrairement à ce qu’avance notamment T. Frank, « Occupy Wall Street : un mouvement tombé amoureux de lui-même », Le monde diplomatique, janvier 2013.
7 N. Haeringer, « Occupy : un mouvement plus proche du début que de sa fin ! », Mouvements, 11 avril 2016.
8 Propos tenus lors du débat entre D. Graeber et F. Lordon, à la Bourse du travail, Paris, 12 avril 2016.
9 Le Monde, « A New York les riches veulent payer plus d’impôts », 1 avril 2016.
10 Pour davantage d’éléments relatifs à ces campagnes et au cadre plus général de cette enquête, voir J. Talpin, Community Organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, Nanterre, Raisons d’agir, 2016.
11 Les difficultés économiques et sociales des ghettos américains tiennent notamment au refus des banques de prêter aux petits entrepreneurs de ces quartiers, sinon à des taux d’intérêts exorbitants, empêchant dès lors tout développement économique endogène, selon la pratique du red-lining (le terme signifie littéralement « marquer d’un trait rouge sur une carte les quartiers où les banques ne doivent pas investir »). Relevant de la ségrégation socio-spatiale, mais surtout raciale puisque ces quartiers sont souvent à prédominance africaine-américaine, le red-lining est considéré comme une forme de discrimination et est à l’origine des politiques urbaines américaines, en particulier du Community Reinvestment Act de 1977, qui visait à encourager l’investissement et le développement économique des ghettos. À bien des égards, le RBO constitue un approfondissement de ces politiques de réinvestissement dans les quartiers défavorisés.
12 Sur cette campagne et les luttes syndicales contemporaines aux Etats-Unis, voir le dossier de Terrains de lutte : http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=5125 En Californie, c’est encore la menace d’organiser un référendum d’initiative populaire qui a conduit les élus à céder, par anticipation, et à acter le passage progressif à un salaire minimum à 15 dollars de l’heure.
14 Voir par exemple http://www.passansnous.org/
15 L’exemple du community organizing indique à l’inverse qu’un travail militant beaucoup plus important est souvent nécessaire pour cela.
16 L’accord favorable conquis par le mouvement des intermittents du spectacle le 28 avril 2016 s’inscrit dans ce cadre de pression sociale accrue sur les employeurs.