En 2011, les Indignés occupaient les places d’Espagne. En 2016, c’est au tour de Nuit Debout d’occuper les places françaises, et en particulier la place de la République à Paris pendant près de trois mois. Dans cet entretien, Mouvements interroge deux protagonistes nuitdeboutistes sur l’influence qu’a eue l’expérience espagnole sur le mouvement français. Ils reviennent sur la tentative avortée d’implanter le mouvement en France en 2011, et sur les éléments clés qui ont permis la réussite de Nuit Debout cinq ans plus tard.
Mouvements : Vous avez tous les deux participé à Nuit Debout. Pouvez-vous nous parler de votre rôle dans ce mouvement, mais aussi comment les Indignés, qui sont très largement à l’origine de Podemos, ont inspiré Nuit debout ?
Leila Chaibi (L.C.): Les Indignés étaient très présents dans l’imaginaire, mais on avait peur de la comparaison. En 2011, les Espagnols étaient allés en masse à la Puerta Del Sol. Au même moment, en France, il y avait eu une tentative d’implantation du mouvement. Mais ça n’avait pas du tout pris, même s’il y avait eu quelques assemblées à la Bastille. La dynamique était largement le fait d’étudiants Erasmus à Paris et de militants aguerris comme nous. A mon avis, on avait trop voulu faire du copié-collé du mouvement des Indignés. Les Espagnols faisaient ça, donc il fallait faire ça.
Par exemple, les Espagnols refusaient les étiquettes politiques. Je me souviens d’une fille dans l’assemblée qui se tenait à la Bastille qui s’était fait virer parce qu’elle portait un tee-shirt Attac… ça m’a donné l’impression que l’on faisait du mimétisme de façon hors-sol, sans prendre du tout en compte l’histoire du mouvement social français, de façon déconnectée du reste du mouvement social, du contexte social et politique propre au pays. Ce n’était pas possible de faire sans les syndicats et les associations qui se battaient déjà.
Quand on a lancé Nuit Debout en 2016, on ne voulait pas retomber dans les travers du copié-collé, ni être comparé aux Indignés car on n’était pas certain que la sauce prendrait. Du coup, quand on a préparé le mouvement, on a déposé une première déclaration d’occupation de la place de la République pour trois jours. Mais sans l’annoncer publiquement. On ne voulait pas paraître trop ambitieux et se ridiculiser.
On a largement invité à venir sur la place de la République le 31 mars 2016, sans pour autant parler de campement où on dort. On avait installé un coin appelé “espace sieste”. Mais rapidement, un peu avant minuit, il y avait tellement de monde qu’on a pu se permettre d’annoncer que le mouvement continuerait le lendemain, que ce n’était pas juste pour une soirée. En fait tout de suite on a été dépassé, on ne s’y attendait vraiment pas. Vu la météo pourrie, on s’était dit qu’on serait au mieux trois cent à passer la soirée sur la place, et qu’on remettrait ça fin avril, ou début mai. Mais on a été submergés de monde. Et d’entrée les médias ont comparé Nuit Debout aux Indignés.
Benjamin Sourice (B.S.) : Ma participation s’est fait via le collectif les Engraineurs. On était deux ou trois impliqués. Comme les Indignés Espagnols on voulait créer un moment, plutôt qu’un mouvement identique. Je suis d’accord avec Leila pour dire qu’on avait aussi en tête le gros échec des Indignés en France en 2011. C’était le résultat du mimétisme, mais aussi du fait que l’image que l’on avait des Indignés était déformée par le filtre des médias. En France, on a vu à travers la télévision ce qui se passait en Espagne et on a reproduit sans comprendre.
Pour reprendre l’exemple de Leila sur les militants politiques. En Espagne, ils étaient admis dans les assemblées, on leur demandait juste de ne pas faire d’affichage. Quand les médias expliquaient que les militants n’étaient pas admis sur les places, c’était une grossière erreur.
Aussi, l’échec de la tentative de 2011, a beaucoup tenu à la dépolitisation du mouvement. Les organisations politiques étaient rejetées, et beaucoup de participants disaient qu’ils étaient “apolitiques”. Ce qui a laissé beaucoup de place aux complotistes, et a laissé les gens sans boussole politique. C’est quelque chose que l’on ne voulait pas reproduire avec Nuit Debout.
Dans mon livre, la question centrale est : Pourquoi il n’y a pas eu en France de mouvements équivalents aux Indignés Espagnol ? Clairement, en enquêtant, je me suis aperçu que ce qui était décrit comme un mouvement spontané ne l’était pas du tout. Et le terme “spontané” a rapidement été collé à Nuit Debout. Or quand on fouille, pour les Indignés comme pour Nuit Debout, on s’aperçoit qu’il y a des collectifs à l’origine de ces mouvements, des militants qui se sont rencontrés et ont fait le choix d’enlever leurs étiquettes politiques pour travailler ensemble.
Un collectif ad hoc s’était créé avant les Indignés et a travaillé pendant six mois pour créer le mouvement 15M. Nuit Debout a suivi une dynamique similaire. C’était des individus, regroupés en dehors de leurs organisations politiques, qui se sont retrouvés dans des réunions, initiées par François Ruffin, à la Bourse du travail pour réfléchir à faire quelque chose. C’est là qu’est née l’idée de Nuit Debout. Pour le coup, cette dynamique est similaire à celle des Indignés : une convergence d’individus qui se demandent “qu’est-ce que l’on fait de nouveau ?”, avec en tête l’échec des indignés français de 2011, mais aussi l’échec des manifestations pour les retraites de 2012, et la question de la réforme du Code du travail qui arrivait. Il y avait aussi une critique des syndicats, dans le sens où, les manifestations une fois par semaine, où on défile chacun les uns derrière les autres, mais surtout on ne se mélange pas, et à la fin de la manif on rentre chez soi, ça ne fonctionne pas.
En réaction à ça, les premiers slogans de Nuit Debout ont été : “faire peur aux élites” et “on ne rentrera pas chez nous”. Deux idées structurantes du mouvement. Le troisième c’était la “convergence des luttes”. Chaque chose en amenait une autre et structurait l’organisation de Nuit Debout, qui s’appelait à la base “Nuit Rouge”, mais a changé de nom, car c’était trop marqué “gauchiste”.
L. C. : Le groupe de départ était composé de militants : des membres de Fakir, de la CGT Air France, d’Attac, etc. Différents secteurs du mouvement social.
Avec Nuit Debout il y avait toujours un double objectif : la convergence des luttes et la convergence des gens. On voulait faire converger tous ceux qui se battent dans leurs coins, se croisent de temps en temps en manif. Et aller plus loin en mobilisant celles et ceux qui ne mettaient jamais les pieds aux manifs.
A la Bourse du travail, François Ruffin, qui venait de lancer son film Merci Patron, nous disait : “il y a plein de monde dans les avant premières, il y a quelque chose à faire à partir de cette énergie-là”. Cette énergie, elle a convergé à la Bourse du Travail lors d’un rendez-vous lancé par Fakir mi-février. Il y avait un monde de dingue. On s’est retrouvé avec plein de gens que l’on n’avait pas vu depuis longtemps, avec cette idée : « on ne rentre pas chez nous après la manif contre la loi El Khomri du 31 mars ».
Mouvements : Faire une converger les luttes et les gens, c’était inspiré de l’expérience espagnole ? C’est un des points sur lesquelles les Indignés, puis ensuite Podemos ont énormément insisté : le fait que, à la faveur des mobilisations contre la crise, il y a eu une masse de gens qui ne s’inscrivaient pas dans une expérience militante forte, ne faisaient pas nécessairement référence à la gauche.
L. C. : Je ne pense pas que ce soit réfléchi par référence à l’expérience espagnole, c’est un problème qui se pose toujours dans tous les milieux militants : “pourquoi on est et on reste entre nous?” On a beau distribuer des millions de tracts, on retrouve toujours les mêmes convaincu.e.s à la Bourse du Travail. C’est un problème qu’on a en permanence en tête quand on milite.
Pour éviter cet écueil, il fallait laisser tomber les vieilles recettes, faire autre chose. Au départ, on imaginait occuper un bâtiment. Car si l’expérience espagnole est dans un coin de notre tête, Paris ce n’est pas Madrid. Le 31 mars il fait froid… J’avais demandé aux copains de Jeudi Noir, avec qui on réquisitionnait des immeubles, s’il y avait des adresses de bâtiments vides intéressantes. Finalement non. Et puis un immeuble ce n’était pas assez visible. On décide alors d’occuper une place, non seulement pour y tenir une assemblée, mais aussi pour y faire des concerts, des projections de films, des repas à prix libre, etc. Le but étant de faire venir du monde, des gens qu’on n’avait encore jamais croisés dans les cercles militants.
B. S. : En plus du côté militant, ce qui a marqué Nuit Debout, et particulièrement le premier soir, ça a été la convivialité. Il y avait une ambiance de folie, tout le monde se parlait. Une vraie convergence de personne dans cet espace public.
C’était aussi une époque particulière, on sortait des attentats, c’était l’Etat d’urgence. C’était interdit de se réunir dans l’espace public. Donc il y avait aussi ce côté désobéissance, mais aussi résilience : “fuck les politiques”, mais aussi “fuck les terroristes”. On peut se retrouver à 5 000 sur une place pour faire la fête alors qu’il fait froid, qu’il pleut et qu’on a toutes les raisons d’être chez nous.
Mouvements : La première assemblée qui s’est tenue, elle a eu la forme qu’auront les assemblées par la suite ?
L.C. : Je m’occupais de la logistique pour le concert, je n’y ai pas assisté… Mais ce que je peux vous dire c’est que c’était une assemblée vraiment debout, parce que le sol était tellement trempé par la pluie qu’on ne pouvait pas s’asseoir.
B. S. : Ce n’était pas vraiment une Assemblée Générale. C’était plutôt une place où tout le monde se parlait. A un moment donné une bâche a été tendue : et une centaine de personnes à commencer à discuter ensemble, comme ça, sans rien.
La première assemblée c’est plutôt le dimanche, même si le samedi il y a eu le discours de Lordon.
Mouvements : Et c’est le seul qui fait un discours?
L. C. : On avait pour objectif de rassembler au-delà de nos cercles militants, alors on voulait éviter de retomber dans les vieux réflexes. Et si on avait cédé, il y aurait eu une liste d’intervenants hyper longue comme d’habitude, chacun aurait dit “moi j’ai participé à l’organisation donc j’ai le droit d’intervenir”. Au départ, quand on a lancé le comité de pilotage du 31 mars, de ce qui s’appelait encore “la Nuit rouge”, on s’était lancé dans l’écriture d’une plateforme de revendications communes. Mais rapidement on s’est rendu compte que l’on faisait fausse route, que c’était le meilleur moyen de retomber dans les travers militants. En voulant trancher si on était contre l’Etat ou juste contre la Ve République, pour ne prendre que cet exemple, on risquait à coup sûr de retomber dans des guerres de chapelles ou chacun campe sur ses positions. Alors on s’est dit : notre rôle, en tant que comité de pilotage, c’est la logistique, c’est tout. Comme le disait Arthur Moreau, notre travail c’était de créer les conditions de notre propre dépassement. Et c’est ce qu’on a fait ! Notre rôle s’est limité à faire en sorte que sur cette place, le 31 mars, les gens aient de quoi parler, de quoi manger, de la musique à écouter, que les conditions soient réunies pour que tout le monde échange, c’est tout. Et c’est ce qui a permis qu’il se passe quelque chose.
(à suivre)