Parcours de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ou comment restituer le foisonnement de la pensée des années 68. Compte-rendu de : François Dosse, Deleuze/ Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007.
Le livre de François Dosse, colossale somme biographique, politique et philosophique, a pour principal mérite, (mais il en a mille), y compris pour ceux qui ignorent tout de l’histoire de cette fabuleuse période, de restituer l’incroyable fête de l’esprit que fut mai 68 ; au-delà de l’expérience menée à la clinique de Laborde, pôle intellectuel et révolutionnaire des années 60-70, et lieu de rencontres célèbres dont celle de Deleuze et Guattari, c’est le mystère de l’« air » subversif de mai qui explique ce foisonnement et cette accélération de tant d’amitiés, débats, œuvres communes –dont la leur, L’Anti-Œdipe en 1972 et Mille Plateaux en 1980, et surtout l’élaboration de concepts et de perspectives que les penseurs isolés n’auraient pas eu l’audace de produire.
Dans ces années, à un rythme fou et avec une densité rare que restituent ces pages, entre récit enlevé et analyse, toute cette fécondité inconcevable des uns et des autres ne pouvait naître que du collectif –la vie intellectuelle s’intriquant de toutes les façons avec l’affective.
Comme le décrit bien François Dosse, Laborde était un pôle d’aimantation prestigieux ; il y eut ensuite le GTPSI, groupe de travail de psychologie et de thérapie institutionnelle en 1960, puis en 63 après la guerre d’Algérie, le FGERI, versant théorique de L’OG, l’opposition de gauche radicale prenant racine en milieu étudiant ; enfin le CERFI crée en 1967, se dissolvant provisoirement dans le Mouvement du 22 mars.
Toutes sortes de revues fleurissent autour de ces regroupements dont Recherches dirigée par Christian Bourgois des Editions de Minuit et qui deviendra l’organe du groupe, autour de trois thèmes : la folie, les mondes disciplinaires et la normalisation d’Etat (à partir de l’œuvre de Foucault) et la sexualité ; avec la publication en 73 des Equipements de Pouvoir et de 3 Milliards de Pervers (essentiellement rédigé par le FHAR) qui sera saisi et fera condamner Guattari à 600 francs d’amende pour outrage aux bonnes mœurs.
L’aspect majeur de la période et des personnalités qui la structurent jusqu’au bout de leur vie et de leur œuvre, est qu’on ne peut concevoir une recherche intellectuelle coupée du politique et surtout de l’engagement, y compris physique dans les mouvements de l’époque qui mêlent action et théorie. Jamais comme alors la réflexion d’Hannah Arendt sur « l’archein » une parole qui est déjà action, n’a été plus vraie –et pour le discours théorique et pour cette parole quotidienne en flux libre dans les rues, à la Sorbonne, à l’Odéon, dans les usines. La fac de Vincennes (actuelle Paris 8) issue de Mai, où enseigne Deleuze, bien évoquée dans le deuxième grand chapitre du livre (« Déplis : biographies croisées »), est dix ans plus tard le symétrique de Laborde. Là aussi il s’agit de prendre parti y compris physiquement non seulement contre les factions réactionnaires mais contre les opposants de gauche à l’enseignement de Deleuze ; parmi ces opposants des célébrités comme Alain Badiou.
Cette épopée est celle de la pensée dont Dosse éclaire les axes et les nuances :
Celle du scandaleux Anti-Œdipe, opposant le concept de corps sans organes à la psychanalyse de l’époque, notamment celle de Lacan, dont Deleuze dénonce le pouvoir : « comme tout pouvoir il a pour objet de rendre impuissante la production du désir et la formation d’énoncés, bref de neutraliser la libido ». Ce « corps sans organes, est la source du « mouvement qui anime les êtres et les choses jusque dans le champ social et historique », une nouvelle façon de poser les problèmes que salue Jacques Donzelot, sociologue. Citons Dosse à ce propos p. 258 : « Avec l’Anti-Œdipe, la psychanalyse doit subir l’assaut de la pensée nietzschéenne. L’ouvrage est comme un bloc de savoirs hiératiques qui font caillots dans le flux de son écriture…Au lieu de se demander sans réussir à répondre à la question : « Qu’est-ce que la société ? », les auteurs ont le mérite de substituer une interrogation interpellative : « Comment vivons-nous en société ? », qui en entraîne d’autres : « Comment vivons-nous ? Comment habitons-nous la terre ? Comment vivons-nous l’Etat ? ». Le social n’est plus alors un champ neutre en proie à des logiques internes, mais le lieu d’investissements qui sont source de variations ».
Donzelot établit un rapprochement ente le « groupe en fusion » de Sartre et les révolutions moléculaires, de l’ordre de la schizophrénie (opposées aux révolutions molaires), chez Deleuze et Guattari.
Les remous produits par ce premier livre commun dans la presse et le monde intellectuel sont décrits en détail, souvent avec humour, les plus dénigrants dont Lacan finissant par se rallier aux découvreurs. Foucault est enthousiaste. Il y voit un art triple : « ars erotica, ars theoretica, ars politica ».
Pour Dosse, les effets de ce livre et le rôle de Guattari après 68 auraient évité la dérive terroriste d’organisations gauchistes, notamment la Gauche Prolétarienne –dérive qui atteint l’Allemagne et l’Italie. « La théorie du désir a eu peut-être raison en France de la pulsion de mort », comme le dit Jean Chesnaux à propos de Guattari : « au lieu de fabriquer des cocktails Molotov, il les mettait sur son divan de psychanalyse ».
De la même façon, l’ouvrage qui viendra ensuite : Mille Plateaux, opposant les machines aux structures, aura des incidences sur la façon de penser les grands problèmes internationaux comme la situation du peuple palestinien sur laquelle Deleuze écrit dans le Monde le 7 avril 1978, un article iconoclaste : L Geneurs. La notion de « plateau » est ainsi définie : « Nous appelons plateau toute multiplicité connectable avec d’autres pratiques souterraines superficielles de manière à former et étendre un rhizome ». Et celle de machine de guerre page 313 : « Les machines de guerre ont aussi la fonction de faire circuler le sens, de transgresser les limites…elles doivent rester actives, car elles sont confrontées à l’Etat » défini par nos auteurs comme « un appareil de capture » contre lequel les minorités doivent se battre pour éviter leur disparition. Les formations sociales elles-mêmes sont des « processus machiniques ».
Les curieux de philosophie seront comblés par ce livre : non seulement grâce aux nouveaux concepts élaborés par les deux auteurs, mais au riche panorama des philosophes qui ont nourri leur réflexion, comme dans le premier chapitre, « Plis : biographies parallèles ». Après Platon dont Deleuze refuse la notion de transcendance, Nietzsche, Spinoza et Bergson dont il s’inspirera jusqu’au bout, y compris pour élaborer son concept d’image-mouvement au cinéma. « L’image-mouvement est automatique, elle sollicite l’image de la pensée ». Pour Deleuze et pour Dosse, c’est ce rapport direct au temps qui marque la génération de cinéastes comme Robert Bresson.
Dans son cours à Paris 8, Deleuze ironise à propos de la critique cinématographique traditionnelle : « C’est justement parce que le cinéma est capable de faire vivre l’automate spirituel qu’il est en rapport fondamental avec la pensée ».
La littérature, conçue comme clinique (« l’impouvoir vital de l’écrivain ») énorme force subversive, est aussi au centre de l’œuvre : Proust et les Signes en 64 et Kafka en 1975.
Sans être suspect de nostalgie, on ne peut qu’être ému à l’évocation de cette traversée de demi-siècle où, reléguant dans l’ombre les conservateurs pusillanimes et les (faux)-nouveaux philosophes, tous les grands penseurs et artistes contestataires ont fait chemin ensemble nonobstant les drames personnels ; tel le peintre Fromanger aidant un Guattari dépressif à la fin de sa vie à rédiger un livre.
Au centre de ces existences et de ce travail, un des plus beaux hommages qui soient à 68, échappant pour eux comme pour François Dosse à toute analyse politique classique, pur « événement » : comme le disaient Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux « Un « Eventum Tantum » peut être imperceptible et pourtant tout changer. Faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame ou de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne son pas des personnes, des caractères et des sujets, c’est un variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité. Les grands événements aussi ne sont pas faits autrement : la bataille, la révolution, la vie. Les vraies Entités sont des événements. »
Les personnes, les actes et les écrits de Deleuze et Guattari ont fait et continuent à faire « événement » ; en mineur on peut penser que ce beau livre, au-delà d’un anniversaire, si important soit-il en ces temps de réaction, le fera aussi.