Depuis que la Cour suprême des États-Unis a décidé d’abroger le droit fédéral à l’avortement en juin 2022, la question des droits reproductifs est (re)devenue un enjeu central pour les luttes féministes étatsuniennes. Si la vice-présidente sortante et candidate démocrate Kamala Harris en a fait l’une des thématiques phares de sa campagne pour l’élection présidentielle du 5 novembre, la lutte pour la justice reproductive ne se réduit pas à la compétition électorale. Dans cet entretien avec Clément Petitjean, la militante féministe Anne Rumberger, membre du collectif Chicago for Abortion Rights, revient sur les enjeux sociaux, politiques et organisationnels qui structurent les luttes pour l’avortement.
Mouvements : Où en sont les féminismes étatsuniens en termes de lutte pour les droits reproductifs ?
Anne Rumberger (A.R.) : J’ai l’impression qu’en ce moment il y a une tension entre les personnes qui pratiquent des avortements et les fonds locaux pour l’avortement d’un côté, et de l’autre les organisations nationales à but non lucratif pour les droits reproductifs. Cette tension existe depuis de très nombreuses années, mais c’est maintenant qu’on en parle dans les médias, et bien plus ouvertement. Aujourd’hui, il y a des interdictions et des restrictions de l’avortement dans 21 États. Et dans ces États, qui se trouvent pour la plupart dans le Sud et le Midwest, il existe des fonds locaux pour l’avortement qui permettent aux patientes de se déplacer en dehors de l’État et d’obtenir des soins, ou d’avorter elles-mêmes, soit en achetant des pilules soit en payant des téléconsultations. Mais ce dont tout le monde parle en ce moment, ce sont les problèmes de financement. Tous les fonds locaux disent qu’ils n’ont plus d’argent. Et c’est en partie lié au fait qu’il y a eu une énorme vague de dons en juin 2022, juste après Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, la décision de la Cour suprême. Beaucoup de gens ont donné par sentiment d’urgence et de colère, et puis ça s’est tari.
L’autre point de tension concerne les organisations nationales, en particulier Planned Parenthood et la National Abortion Federation (NAF). Elles donnent généralement beaucoup d’argent à ces fonds locaux pour pratiquer des IVG, qui sont donc très dépendants de ces grandes organisations nationales. Or en juin dernier Planned Parenthood et la NAF ont fortement diminué ces financements à destination des fonds locaux, en disant qu’elles n’avaient plus assez d’argent. Jusqu’en juin 2023, Planned Parenthood finançait la moitié des coûts d’une interruption volontaire de grossesse (IVG), et les fonds locaux prenaient en charge le reste. Maintenant, c’est passé à 30 % de prise en charge par les organisations nationales, sauf que les fonds locaux n’ont pas assez d’argent pour combler ce vide. Cette grosse crise de financement suscite énormément de colère de la part des fonds locaux. Certains ont des salarié·es, d’autres n’ont que des bénévoles, mais ils sont tous ancrés dans des États ou des régions spécifiques, ils réalisent leur propre collecte de fonds et assurent la prise en charge des patientes, la réalisation des IVG, et travaillent avec d’autres fonds pour combler les lacunes. Il existe aussi des fonds qui non seulement couvrent les frais d’une IVG mais prennent également en charge tous les frais de voyage et d’autres dépenses comme les frais de garde d’enfants, les frais d’essence, les nuits d’hôtel pour celles qui se rendent dans un autre État.
Or l’une des raisons pour lesquelles Planned Parenthood et NAF réduisent leurs financements, c’est non seulement parce que leurs propres financements viennent beaucoup des dons individuels et que ces derniers ont diminué, mais aussi parce que ces organisations nationales investissent beaucoup d’argent dans le domaine électoral. En même temps que l’élection présidentielle, le 5 novembre, il y aura des référendums dans une dizaine d’États pour inscrire le droit à l’avortement dans la constitution des États. Il y aura un référendum dans le Missouri, le Nebraska et l’Arizona, par exemple, mais celui qui retient l’attention, c’est le référendum en Floride. Parce que c’est l’un des plus grands États du pays, que leur interdiction de l’avortement vient d’entrer en vigueur au début de l’été, et qu’iels fournissent des soins à beaucoup de gens dans le Sud. C’est donc une affaire importante. Et je comprends pourquoi tout le monde y consacre beaucoup de ressources. Mais cela signifie que l’on crée de la concurrence entre les gens qui pratiquent des avortements et les financent, d’une part, et d’autre part les groupes qui font tout ce travail de plaidoyer politique autour de ces référendums ou simplement pour la campagne de Kamala Harris. En août, une tribune a été publiée dans The Nation, signée par des centaines de fonds, qui disait en substance : « Nous pratiquons des IVG en ce moment même, et nous ne pouvons pas attendre pendant des années que la stratégie électorale ou législative des grandes organisations nationales porte ses fruits alors que nous ne pouvons pas aider les gens à se faire avorter maintenant. »
Il y a donc une véritable tension entre les organisations nationales, qui sont beaucoup plus axées sur les luttes législatives et judiciaires, et les fonds pour l’avortement, beaucoup de celleux qui pratiquent des avortements, et les militant·es pro-avortement, qui sont bien plus à gauche que les organisations nationales elles-mêmes, ou du moins que les dirigeant·es des organisations nationales. Et en tant que militante de terrain qui lit énormément sur le sujet, je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup de recoupements ou de coordination entre les personnes qui travaillent dans ces grandes organisations nationales et les personnes qui sont sur le terrain, qui prodiguent des soins aux gens. Ces connexions existent sans doute, et il y a certainement des gens qui parlent ensemble de stratégie et de coordination, mais de là où je suis, je ne le vois pas du tout.
Pendant l’été, une coalition de grands groupes nationaux, incluant Planned Parenthood, NARAL et la NAF, ont lancé une campagne intitulée Abortion Access Now [Accès à l’avortement maintenant], qui a fait l’objet de vives critiques dès le début sur les réseaux sociaux, dans les groupes Signal et autres, parce qu’elle disait en substance : « On va mettre 10 millions de dollars pour garantir l’accès à l’avortement au cours des dix prochaines années. » Aucun plan d’action, rien. Juste un site internet et de grandes promesses. C’est ça, votre grande campagne ? Où sont les détails concrets ? Quelle est votre stratégie ? Comment vous allez faire, concrètement ? Et non seulement c’est vers ce genre d’initiatives que vont les dons, mais la campagne n’a même pas réussi à atteindre son objectif.
Du coup, une grande partie des fonds locaux qui s’occupent de fournir des soins se sentent abandonnés par les organisations nationales et ont l’impression d’être à bout de souffle. Dans le Sud et le Midwest, la plupart des personnes qui travaillent dans ce domaine sont tellement concentrés sur l’aide à l’accès aux soins qu’iels n’organisent pratiquement pas de manifestations. Et iels ont encore moins le temps et l’énergie pour organiser des évènements de plus grande ampleur, comme des rassemblements devant les capitoles des États ou même à Washington, ou pour faire de l’éducation politique. Les centres locaux sont surchargés d’appels, le nombre de patient·es augmente sans cesse. Et comme les coûts ont beaucoup augmenté, du fait de la croissance du nombre d’États qui interdisent l’avortement, iels doivent voyager plus loin. Dans certains de ces États qui ont imposé des interdictions, il n’y a plus de médecins. Si on regarde le Texas, par exemple, qui a voté une interdiction avant tous les autres États, le taux de mortalité maternelle a augmenté de façon significative au cours des dernières années. Donc je comprends que les médecins aient peur d’exercer dans ces États. Iels ont peur d’être poursuivi·es en justice, arrêté·es ou condamné·es à des amendes. Les gens qui ont besoin d’avorter se démènent pour survivre et obtenir des soins.
Je ne vois pas beaucoup de coordination et de construction d’un rapport de forces dans l’espace public, avec par exemple des manifestations dès qu’un État vote une nouvelle interdiction.
Dans les États où l’avortement est très protégé, comme dans l’Illinois ou dans l’État de New York, les choses sont un peu différentes. Ici, à Chicago, nous organisons des choses à plus petite échelle, on se mobilise contre les crisis pregnancy centers (« centres de grossesse d’urgence »), qui se sont multipliés dans le pays[1]. Et on se mobilise également pour faire passer des « lois boucliers » plus solides. Ces lois, qui existent dans cinq ou six États comme le Massachusetts ou l’Illinois, protègent celles et ceux qui pratiquent des avortements dans ces États par téléconsultation de poursuites juridiques venant d’États où l’avortement est interdit. Ces lois vont être contestées devant les tribunaux à tout moment, mais elles protègent temporairement les prestataires de soins. Ainsi, un·e avorteur·euse du Massachusetts peut prendre un rendez-vous par télémédecine avec une patiente du Texas et lui envoyer des pilules abortives par la Poste. Et si cela est découvert, le Texas ne pourra pas extrader ce·tte prestataire du Massachusetts ou le/la poursuivre en justice. Maintenant que la droite a découvert comment nous contournions la loi, elle s’en prend aux lois boucliers mais aussi à la télémédecine et aux IVG médicamenteuses.
Mouvements : Au-delà des questions de droits reproductifs, quels sont les débats et les lignes de fracture actuels dans les mouvements féministes étatsuniens ?
A.R. : Je ne sais pas vraiment s’il existe encore un mouvement féministe unifié ici. La justice reproductive est un cadre dont on parle tout le temps, qui est largement utilisé dans les espaces féministes et reproductifs, qu’ils soient dominants ou populaires. Il y a un certain nombre d’organisations qui travaillent sur différents aspects liés au féminisme, comme le système national de santé. Il y a par exemple la campagne de l’Illinois pour l’obtention d’un système de santé national. Beaucoup de personnes investies dans cette campagne ont fait partie de la deuxième vague féministe des années 1960-1970 et y apportent leurs idées et expériences féministes. Il existe quelque chose de similaire à New York et sans doute à d’autres endroits, mais tout semble très local en ce moment. On n’a pas l’impression qu’il existe un mouvement féministe national avec des priorités et une stratégie claires.
Il y a des gens qui travaillent sur l’avortement. Il y a des gens qui travaillent sur la lutte contre les agressions sexuelles et la violence sexiste. Il y a une tonne de travail autour de l’abolition des prisons et de la police, à partir du mouvement Stop Cop City qui a commencé à Atlanta. Dans l’Illinois, il y a par exemple une campagne qui essaie d’arrêter la construction d’une prison à l’extérieur de Chicago. Et il y a beaucoup de militant·es qui ont été impliqué·es dans la campagne Stop Cop City qui ont fait des allers-retours entre Atlanta et l’Illinois pour empêcher la construction de cette prison. Et j’imagine que cela se passe dans d’autres villes aussi, avec des gens qui utilisent les mêmes tactiques qu’à Atlanta, même si je n’ai pas d’exemple en tête. La campagne ne s’appelle pas « Defund the Police » parce que le retour de bâton suite aux révoltes de 2020 a été tellement violent que plus personne n’utilise ce slogan. On parle plutôt d’abolition ou de « désinvestir pour investir » [divest-invest].
Dans les milieux sur les droits reproductifs, qui sont ceux que je connais le mieux, depuis 2022 tout tourne autour de l’avortement. Et je n’entends pas beaucoup de gens parler de féminisme. Peut-être que c’est parce que c’est considéré comme une évidence qu’il s’agit d’une question féministe. Mais je me demande aussi si ce n’est pas en partie dû aux usages qui sont faits du terme « féminisme ». Il y a une dizaine d’années, il y a eu tout un débat sur la réappropriation du terme, avec une nouvelle génération qui ne se disait pas féministe même si beaucoup de personnes étaient d’accord avec la plupart des revendications et des thématiques. Le mot lui-même, « féministe », a été très chargé politiquement pendant un certain temps et il était cantonné aux petits milieux militants de gauche. Il n’était donc pas aussi largement accepté. Avec le mouvement #MeToo, il est redevenu acceptable pour les jeunes femmes de revendiquer l’étiquette de féministe. Mais d’un point de vue médiatique, les questions et les organisations féministes intéressent peu. Certains médias se définissent comme féministes, comme par exemple la revue Lux, qui a été lancée il y a quelques années et qui se définit comme « féministe-socialiste » : à son apogée, il y a deux ans, elle avait environ 5 000 abonné·es, mais aujourd’hui c’est probablement deux fois moins.
En termes d’action collective, les mouvements féministes restent très minoritaires. À New York, on a essayé pendant plusieurs années d’organiser des rassemblements pour la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars : au mieux, il y avait jusqu’à 500 personnes. C’était sympa d’être ensemble dans la rue, mais c’était vraiment un truc marginal, qui ne ramenait que les convaincu·es.
Évidemment, il y a la version liberal qu’a été la Women’s March. La première Women’s March de janvier 2017 était l’un des plus grands rassemblements jamais organisés. Dans tout le pays, des millions de personnes se sont rassemblées la veille de l’investiture de Donald Trump. Le groupe de la Women’s March est devenu une organisation nationale, elles ont organisé d’autres rassemblements, mais ça s’est un peu essoufflé. Elles ont organisé une grande conférence l’automne dernier quelque part dans le Midwest, peut-être à Milwaukee. Plusieurs personnes que je connais y sont allées et elles m’ont dit qu’il y avait très peu de monde, que l’ambiance était très liberal, professionnel·les des associations à but non lucratif, et centré exclusivement sur l’accès à l’avortement, comme c’est le cas depuis 2022. La Women’s March n’arrive plus à ramener autant de monde qu’après l’élection de Trump. Alors elles ont créé un site internet pour encourager les gens à organiser leurs propres marches des femmes chaque année en janvier. Je suis allée à plusieurs de ces rassemblements, dans des petites villes aux quatre coins du pays, et il n’y avait jamais foule. Quelques centaines de personnes maximum ; on tenait des pancartes Planned Parenthood et on recevait des chapeaux gratuits.
Les grands groupes nationaux, comme Planned Parenthood ou NARAL, disposent des ressources les plus importantes, mais ce n’est pas trop leur stratégie d’organiser des rassemblements et des manifestations. Ils soutiennent la politique électorale et les initiatives de vote, font des dons aux politicien·nes . Tout se joue dans les tribunaux, ce qui implique des ressources financières, du travail de plaidoyer, de la couverture médiatique. Et j’ai une nouvelle fois l’impression que tout se joue désormais à une échelle beaucoup plus locale, qu’il y a moins de coordination au niveau national. Les organisations nationales ne sont pas radicales, donc elles ne vont pas appeler à une grande marche ou à un rassemblement : ce n’est pas leur théorie du changement. Et puis tous les groupes locaux qui font descendre des gens dans la rue n’ont pas l’impression d’avoir un impact au-delà de leur ville et de leur campagne locale.
Un autre sujet sur lequel il y a de gros clivages, c’est la Palestine. Le groupe dont je fais partie, Chicago for Abortion Rights, a organisé une grande marche au moment de la Convention démocrate à Chicago, en août. On a passé des mois à organiser cet évènement. On a obtenu le soutien de beaucoup d’organisations, une quarantaine ou une cinquantaine. On a fait venir entre 1 000 et 1 500 personnes pour une manifestation la veille du début de la Convention. Nos trois revendications étaient les suivantes : l’accès à l’avortement, l’amélioration de l’accès aux soins de santé pour les personnes trans, et un cessez-le-feu à Gaza. Il s’agissait de relier la libération palestinienne à la justice reproductive, ce qui est une revendication clé pour la gauche aujourd’hui. Beaucoup des fonds locaux d’avortement sont aussi très pro-palestiniens, ce qui est une autre source de tension avec les organisations nationales qui sont très réticentes à parler de la Palestine. Le Palestinian Feminist Collective (Collectif féministe palestinien), par exemple, est un collectif avec lequel nous nous sommes associé·es pour la manifestation lors de la Convention. Iels font un travail théorique féministe très intéressant, publient des articles, fabriquent des autocollants. Toutes ces contributions théoriques sur les liens entre l’avortement, la justice reproductive et Gaza ne mettent pas des milliers de personnes dans les rues, mais elles font bouger les lignes au niveau culturel, surtout à gauche.
En novembre ou décembre 2023, la Midwest Access Coalition [Coalition du Midwest pour l’accès à l’avortement] a rédigé une déclaration expliquant pourquoi l’accès à l’avortement et la justice reproductive devaient inclure la libération des Palestinien·nes. Des centaines de personnes et d’organisations reproductives ont signé, mais d’autres ont refusé, ce qui a créé des tensions importantes. Je pense qu’il y a eu beaucoup de débats internes à propos de Gaza dans beaucoup de ces espaces pro-avortement, et dans d’autres espaces féministes. Lorsqu’on a signé cette déclaration en tant que Chicago for Abortion Rights et qu’on a publié quelque chose sur Instagram à ce sujet, Planned Parenthood Illinois, qui était un partenaire de longue date, nous a annoncé qu’elle ne pouvait plus travailler avec nous, qu’elle ne voulait plus être associée à nous si nous nous prononcions publiquement en faveur de la Palestine. On a donc dit qu’on était désolé·es, mais que c’était nos positions politiques. Et maintenant, on ne travaille plus avec elleux.
Je suis sûre que cela s’est produit avec beaucoup d’autres groupes. C’est un peu le microcosme de la politique américaine en général. À gauche, tout le monde est amené à se positionner sur la Palestine. Y compris dans les milieux des droits reproductifs, où certains de ces petits fonds locaux ressentent une pression de la part des grands donateurs pour ne pas s’exprimer publiquement sur la Palestine. Et je pense qu’à l’intérieur de ces organisations, il y a des gens qui poussent à des prises de position publiques de soutien à la Palestine.
Mouvements : Comment ce discours reliant droits reproductifs et soutien à la Palestine est-il reçu par les médias, notamment les médias dominants ?
A.R. : Pendant la Convention démocrate en août à Chicago, j’ai fait beaucoup d’interventions dans les médias, j’ai donc parlé à beaucoup de journalistes traditionnel·les. Et ils et elles n’avaient pas du tout les idées claires. « Quel est le lien entre Gaza et ce pour quoi vous vous battez ? Je pensais que vous vous battiez pour l’avortement. » Nous avons donc dû faire tout un travail de pédagogie : « Nous réfléchissons en termes de justice reproductive, et voici en quoi cela consiste. Voici pourquoi elle doit être internationale. Voici pourquoi nos mouvements sont liés. » Outre la dimension de solidarité internationale et de libération du corps de toutes les femmes, outre le fait que l’administration Biden-Harris soutient et envoie des armes à un pays qui cible les hôpitaux, les maternités, et massacre les enfants, de très nombreux sondages montrent que le fait de soutenir un cessez-le-feu immédiat et permanent et un embargo sur les ventes d’armes tout en défendant les droits reproductifs et les droits LGBTQ pourrait être une stratégie gagnante dans les urnes. Nous avons obtenu une couverture médiatique dans beaucoup de médias dominants, comme le Wall Street Journal et le Guardian, la chaîne NBC et d’autres. C’était une bonne chose pour nous de faire ce travail, pour faire passer ces idées auprès du grand public. Mais parler aux médias mainstream nous a aussi ouvert les yeux sur leur méconnaissance de ces idées. Autant ces médias arrivaient à peu près à comprendre les liens entre les luttes pour l’avortement et les luttes pour les droits des personnes trans, autant, le lien avec Gaza, il n’a pas été compris du tout.
Mouvements : Comment est-ce que tu l’expliques ?
A.R. : Je pense tout simplement qu’ils et elles sont dans des espaces très liberal dans lesquels les notions de justice reproductive ou de solidarité internationale sont absentes. Leurs priorités, ce sont des choses très terre-à-terre : « Est-ce que vous soutenez Kamala Harris ? Elle est bien sur l’avortement, non ? Vous ne pensez pas que vous devriez la soutenir, du coup ? Et qu’est-ce que vous pensez de Tim Walz (il venait d’être désigné colistier de Harris) ? Et est-ce que vous n’êtes pas d’accord pour dire qu’ils et elles sont mieux que Trump ? Et pourquoi est-ce que vous manifestez à la Convention démocrate et pas chez les Républicains ? » Ces médias ne pensaient pas aux questions internationales, ils n’étaient pas là pour faire un reportage sur Gaza. Ils se disaient sans doute qu’on était une bande de jeunes ou de gauchistes, avec nos drapeaux palestiniens. Avec beaucoup de condescendance et de refus de comprendre, en ramenant ça à une question propre aux jeunes et à la gauche.
De manière générale, beaucoup de gens ont participé aux manifestations pour Gaza à la Convention démocrate, avec probablement 5 000 personnes chaque jour aux principaux rassemblements. On avait l’impression qu’il y avait du monde, les prises de parole étaient très bien, et c’était vraiment bien organisé. Nous avons obtenu l’autorisation de nous rassembler tout près du United Center, où se déroulait la majeure partie de la Convention, et il y avait un million de flics. C’était très intimidant, mais il n’y a pas eu énormément d’arrestations. Je crois qu’il y en a eu 76 au total pendant toute la semaine. Je pense que les gens s’attendaient à ce qu’il y en ait beaucoup plus et qu’il y ait plus de violences policières que ce qui s’est passé. Mais je n’ai pas eu l’impression que les gens venaient de loin. J’ai parlé avec quelques personnes qui venaient d’États voisins, comme le Michigan, l’Indiana, voire Pittsburgh, en Pennsylvanie, mais guère plus loin. Donc même s’il y avait du monde, on s’attendait à plus. Une fois encore, cela montre simplement que nous n’avons ni l’attention nationale ni l’infrastructure nécessaire. Nous n’avions pas les ressources financières et l’infrastructure pour faire venir les gens en bus jusqu’à Chicago et trouver des hébergements. L’objectif initial, c’était d’atteindre les 20 000 personnes, or c’était loin d’être le cas.
Il y a énormément d’organisations locales et nationales qui ont soutenu un grand nombre de manifestations contre la Convention démocrate, mais en-dehors de Chicago ce n’était pas perçu comme une priorité par les organisations militantes. Ni en termes de ressources financières, ni en termes de mobilisation de leurs réseaux. Pendant la conférence Socialism, qui s’est tenue à Chicago fin août, il y a eu une session pour débriefer sur ce qui s’était passé à la Convention démocrate, avec beaucoup de gens qui venaient d’autres États, et plusieurs ont dit qu’iels en avaient entendu parler mais ne voyaient pas l’intérêt de venir jusqu’à Chicago pour manifester contre les démocrates, ou ne pensaient pas que ça aurait un impact. Il n’y a pas eu de coordination nationale. Je ne crois pas qu’il y en avait eu pour la Women’s March de janvier 2017, ceci dit, mais les gens étaient tellement en colère et effrayés qu’ils se sont débrouillés pour aller jusqu’à Washington, de manière spontanée.
Mouvements : Selon toi, quelles sont les différences entre les milieux féministes de Chicago et de New York où tu habitais avant, ou entre les milieux militants des deux villes plus généralement ?
A.R. : J’ai l’impression que c’est assez similaire. Dans les deux villes, il y a quelques élu·es socialistes qui siègent au conseil municipal ; l’organisation Democratic Socialists of America est assez active à New York comme à Chicago et se concentre beaucoup sur les échéances électorales. Dans les deux cas, il s’agit d’un nombre restreint de militant·es dévoué·es qui font un boulot très important. Il n’y a pas de mouvement massif, capable de mobiliser des tonnes de gens. On a l’impression de voir les mêmes personnes dans les luttes abolitionnistes, dans les luttes pour l’avortement, pour Gaza.
Peut-être qu’il se passe plus de choses à New York, que c’est plus dynamique, avec plus d’ampleur. Et dans mon expérience, la répression policière est plus forte à New York. Les flics de New York ont un budget supérieur à celui de certains pays. C’est tout simplement énorme. New York ressemble davantage à une ville de flics, surtout depuis qu’Eric Adams est maire. Il y a des flics partout, dans les rues, dans le métro, partout. Il y a des flics qui vont fouiller votre sac dans le métro, sans raison. Il y a des flics avec des chiens. C’est quelque chose que je n’ai pas vu à Chicago. Il y a des groupes anarchistes dans les deux villes qui s’inquiètent de la militarisation des deux villes. Mais je pensais qu’il y aurait davantage d’actions « musclées » pendant la Convention démocrate. Il y a eu une tentative de créer une « zone libérée » avec occupation d’un parc de la ville, mais les flics ont expulsé tout le monde au bout d’une journée.
Les choses les plus impressionnantes, on a l’impression qu’elles se produisent de manière spontanée. Juste après la décision Dobbs, en juin 2022, le groupe NYC for Abortion Rights et des dizaines et des dizaines d’autres groupes ont organisé très rapidement un rassemblement. Et des tonnes et des tonnes de gens sont venus à cette manifestation. C’était énorme. Il y avait peut-être une centaine de milliers de personnes. Encore une fois, c’était organisé par des petits groupes de gauche, qui ont payé le matériel de sonorisation, ont organisé la manifestation, le service d’ordre. C’était incroyable. Tout le monde partageait ça sur Instagram, dans les groupes Signal et autres. Et c’était marrant parce que la manifestation finissait à Bryant Park, dans Manhattan, et plusieurs des personnes qui ont fait des prises de parole, devant une foule immense, venaient de petits groupuscules d’extrême gauche. Mais personne ne sait comment reproduire cela. Il y a eu un tas de manifestations et de rassemblements juste après Dobbs, un peu partout, dans tout le pays, organisés de manière autonome ou par des organisations comme Planned Parenthood. À NYC for Abortion Rights, où je militais alors, on a organisé des tas de choses pendant un mois ou deux après Dobbs. Le nombre de personnes qui nous suivaient sur Instagram a explosé. On recevait des messages du style « Est-ce que vous pouvez organiser une manif à Brooklyn ce samedi ? Je suis libre et je veux manifester. » On sentait que les gens ne voulaient pas que leur colère retombe, voulaient participer à des trucs qui s’organisaient d’eux-mêmes. Il y a eu toute cette effervescence juste après Dobbs, où les gens ont fait des dons, ont participé à protéger des cliniques. Mais ça s’est vite essoufflé car il y avait très peu de débouchés pour entretenir cette colère et cette politisation très rapide. C’est une occasion ratée de recruter et former de nouvelles personnes. À NYC for Abortion Rights, on était un petit groupe d’une cinquantaine de militantes, et on ne pouvait pas organiser quelque chose tous les deux jours.
Mouvements : Mais à l’époque, les fonds locaux dont tu as parlé existaient déjà, non ?
A.R. : Beaucoup d’entre eux existent depuis des années pour permettre de couvrir les coûts des IVG, oui, puisque même quand le droit à l’avortement existait au niveau fédéral, la question des conditions d’accès aux IVG se posait déjà. À cause de l’amendement Hyde[2], beaucoup d’États, probablement plus de la moitié, ne remboursaient ni les soins liés à l’avortement ni la couverture santé Medicaid. Et dans certains États, la législation permettait d’exclure l’avortement de la prise en charge par les assurances santé privées. Donc même si vous aviez votre couverture santé grâce à une assurance privée, ça ne prenait pas systématiquement en charge une IVG. Et donc si vous avortiez après douze semaines, voire parfois dix, ça pouvait vous coûter entre 1 000 et 3 000 dollars. Donc même s’il avait une clinique dans votre État, et même si la loi vous autorisait à avorter, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent sortir des milliers de dollars comme ça.
Mouvements : Mais le lien ne s’est pas fait entre cette infrastructure existante et toutes les personnes qui voulaient se mobiliser contre Dobbs, c’est ça ?
A.R. : Effectivement. La majeure partie de cette colère a été canalisée dans des dons plutôt que dans le fait de rejoindre un collectif ou de manifester. Les mots d’ordre dominants étaient les suivants : faites des dons à Planned Parenthood ou à votre fond local pour l’avortement, écrivez des courriers à vos représentant·es élu·es et dites-leur que vous êtes en colère. Tout cela a été canalisé dans des formes de résistance très passives. NYC for Abortion Rights organisait des défenses mensuelles de cliniques depuis des années, et les premiers mois après Dobbs, il y avait des centaines de personnes qui venaient. D’habitude, on restait sur le trottoir, mais là, on remplissait toute la rue, voire au-delà. Je dirais qu’on était 1 000, voire 2 000. Il y avait aussi des tonnes de flics, qui menaçaient de nous arrêter. Ce que nous faisions depuis des années, c’était nous rassembler devant une église qui envoyait des militant·es anti-avortement au Planned Parenthood local. Le lien avec la défense de l’avortement n’était pas forcément hyper évident au premier abord pour les gens qui rejoignaient notre campagne, mais il y avait une telle colère que les gens sont venus car il n’y avait pas grand-chose d’autre d’organisé. Les organisations nationales comme la National Organization for Women, Planned Parenthood ou d’autres organisations institutionnelles reconnues, n’appelaient pas à des rassemblements chaque samedi, pour une durée indéterminée. Personne n’appelait à ça. Du coup, nos actions mensuelles ont attiré des gens. Certaines personnes sont restées, mais peu. Je pense que nous aurions pu faire mieux. Notamment parce qu’on manquait de forces vives pour prendre le temps de parler avec les nouvelles recrues une par une, de les accueillir, de faire de l’éducation politique, d’organiser des réunions où parler collectivement de notre colère. On n’était pas assez pour faire tout ça. Et on n’a pas vu beaucoup d’autres groupes militants faire ce travail non plus.
[1] Il s’agit de lieux se faisant passer pour des institutions médicales mais dont l’objectif est de décourager les personnes enceintes d’avorter.
[2] En vigueur depuis 1977, l’amendement Hyde interdit d’utiliser des financements fédéraux pour des IVG.