Les prolétaires – au sens large – n’ont jamais été aussi nombreux dans l’histoire du capitalisme. Mais, en même temps, ils n’ont jamais eu aussi peu conscience d’exister en tant que tels. Comment expliquer ce paradoxe ? Voilà la question centrale à laquelle Olivier Besancenot essaie de répondre dans ce livre, à travers une forme d’écriture aussi simple que pénétrante. Il n’agit pas là, selon l’auteur, d’une question purement philosophique et/ou théorique : si pour les vainqueurs du moment la lutte des classes existe toujours, si elle se mène et se gagne, tandis que pour les opprimés elle semble disparaitre du centre du débat, cela est surtout dû à la défaite politique de la gauche radicale. « En réalité, écrit-il, si la lutte des classes voyage ces derniers temps exclusivement en business, c’est parce que nous avons renoncé à lui réclamer des comptes. C’est là notre responsabilité » (p.64, 5).

Les récits sur la fin de la lutte et, de même, sur la fin des classes sociales elles-mêmes constituent donc la réussite d’une stratégie des classes dominantes. Avec la complicité, ou la « collaboration institutionnalisée » de l’État, la bourgeoisie est très à l’aise quand il s’agit de la lutte des classes : elle se perçoit, compte-tenu de ses intérêts majeurs, en tant que « classe pour soi », selon la célèbre formule du jeune Marx. Ainsi, à la différence de la « conjuration des égaux » défendue par le révolutionnaire Gracchus Babeuf en 1796, dans l’élan de la révolution française, qui visait à mettre en application les principes égalitaires de la Constitution de 1793, les classes dominantes d’aujourd’hui, tout en encourageant les discours sur la fin des clivages de classes, n’hésitent pas à mettre en œuvre une « conjuration des inégaux », en tant que stratégie bien fondée de reproduction permanente de leur domination.

Pour cela, à travers son pouvoir économique, politique et même culturel, la bourgeoisie cherche à renforcer – à travers la précarité, la fragmentation et les nouvelles formes d’aliénation – la baisse du sentiment d’appartenance au prolétariat. De cette façon, « sortie des écrans pour la plupart, discréditée aux yeux de beaucoup, dans bien des milieux, la notion de ‘classe des exploités’ semble renvoyer à un autre siècle, à une autre histoire » (p.71). Toutefois, malgré tout, en tant que négatif potentiel du capital, le prolétariat existe toujours. Certes, il a changé, notamment à cause de la restructuration globale du secteur industriel dans le cadre de la mondialisation, mais il n’a pas disparu. En dépit de la volonté de certains de la faire disparaître « comme par magie », l’identité sociale du prolétariat demeure. Comme l’écrit Besancenot, « plus que d’une disparition, la classe ouvrière occidentale est victime d’un désintérêt politique qui l’a rendue quasi invisible. L’élite intellectuelle qui n’avait d’yeux que pour elle durant ses heures de gloire, allant parfois jusqu’à la mythifier, ne la voit désormais plus ou la toise lorsqu’elle s’anime de nouveau » (p.107, 8).

En ce sens, ce qui a été perdu, au moins pour l’instant, c’est la perspective d’élévation de la classe des exploités et des opprimés à la condition de sujet politique (« classe pour soi »), d’où l’image d’un « sujet perdu », comme l’écrit Daniel Bensaïd dans Marx, l’intempestif (1995). Aux yeux d’Olivier Besancenot, le prolétariat n’était pas pour Marx une catégorie sociale statique ou une corporation professionnelle sociologiquement définie. « Marx, écrit-il, a préféré nous léguer une boussole plutôt qu’un annuaire de sociologie » (p.75). Déterminée, d’abord, dans le « laboratoire secret de la production » analysé par Marx dans le livre I du Capital – dans lequel est révélée l’ « origine » de la valeur dans l’exploitation du travail -, la formation des classes sociales (et du prolétariat en particulier) se produit également dans les niveaux de la circulation et, surtout, de la reproduction globale du système capitaliste (dont les analyses ont été esquissées par Marx dans les livres inachevés II et III du Capital).

Les classes sociales sont, par conséquent, le résultat actif de ce mouvement permanent qui nourrit les antagonismes de la société capitaliste. Le prolétariat, notamment, « existe objectivement dans la production capitaliste mais il se révèle surtout à lui-même lorsqu’il lutte et entre en action. Sa définition est donc aussi affaire de perception subjective » (p.75). Une classe n’existe qu’à travers son rapport à une autre classe. Autrement dit : si, comme dirait l’historien britannique E. P. Thompson, il n’y a pas d’amour sans amants, il n’y a pas de classe sans lutte des classes. Ce n’est pas par hasard que, pour Olivier Besancenot, au-delà de la vision ouvriériste et masculine du prolétariat, cette classe sociale englobe les vastes secteurs du salariat qui sont obligés de vendre leur force de travail, manuelle ou intellectuelle, pour (sur) vivre. C’est cette classe au sens large, après tout, au-delà du mythe de la grande classe moyenne, qui doit faire face quotidiennement à l’exploitation et à l’oppression exercées par la classe qui détient le contrôle économique, politique et culturel des décisions sociétales, à savoir : la bourgeoisie encore existante.

L’un des principaux mérites de l’auteur, dans ce contexte, est de « descendre », pour ainsi dire, à la base des conflits concrets entre les classes, en réalisant une analyse minutieuse – bien que non exhaustive – des conditions et des inégalités sociales dans le capitalisme contemporain, afin d’esquisser les façons concrètes par lesquelles il serait possible de reconstituer les contours de la conscience de classe des travailleurs. Puisque le prolétariat n’est pas un sujet abstrait, un simple reflet passif d’une position déterminée dans la structure de production, mais plutôt une classe construite au cours du temps dans les luttes des divers niveaux de la vie sociale, avec ses traditions, sa mémoire et sa solidarité collective. Il fait partie d’une « tradition des opprimés », construite dans les rébellions, les révoltes et les insurrections, bref, dans les siècles de luttes contre l’exploitation et l’oppression. Des luttes qui n’ont rien de prédestiné, des défaites et certaines victoires qui ont interrompu, dans le cadre d’une histoire ouverte, le « cortège triomphal » des vainqueurs

Pour cette raison, la reconstruction de la conscience (et de la solidarité) de classe des travailleurs, devra être, selon Besancenot, avant tout le résultat d’un processus de formation politique dans la lutte elle-même – comme le diraient E. P. Thompson ou Walter Benjamin. C’est à partir de leurs luttes concrètes que les classes subalternes et/ou le prolétariat – ce « nombre immense qui ne connaît pas sa propre force », tel que le disait la communarde Louise Michel – arriveront à reprendre la conscience de leur capacité politique et historique, en dépassant les récits (qui n’intéressent que les classes dominantes) sur la fin de la lutte des classes. Comme le montre Besancenot, la reprise de cette conscience est indispensable pour la construction d’une convergence stratégique autour d’une nouvelle conception du socialisme – capable d’intégrer les acquis de l’écologie radicale, du féminisme et des autres luttes contre les oppressions. Puisque, en fin de compte, comme on le sait, « pour en finir avec la dictature d’une minorité, il est impératif que la majorité dominée se vive de nouveau comme ‘sujet vivant’ plutôt qu’objet’ » (p.128).

Fabio Mascaro Querido. Doctorant en Sociologie, UNICAMP/SP/Brésil – EHESS/Paris/France.