Lors d’un atelier, organisé en janvier 2017 à Paris sur les formes de solidarité entre Parisien.ne.s et migrant.e.s et auquel j’assistais, une des intervenant.e.s a conclu sa présentation en pointant le fait que la France avait accueilli seulement 100 000 exilé.e.s1 alors que l’Allemagne l’avait fait pour un demi-million de personnes en étant capable de leur fournir une solution d’hébergement. En France, en revanche, nombre d’entre elles étaient à la rue2. À la même période, plusieurs organes de presse européens ont rendu compte de la situation de détresse dans laquelle se trouvaient des exilé.e.s contraint.e.s de dormir dehors ou dans des tentes en endurant le froid glacial de l’hiver en Italie et en Grèce. Ces medias mettaient également en contraste la situation de ces exilé.e.s avec celle des personnes accueillies dans de meilleures conditions en Allemagne.
En effet dans la mesure où l’Allemagne a laissé entrer sur son territoire plusieurs miliers d’exilé.e.s entre fin août et mi-septembre 2015, il est possible de dire que ce pays a fait pour les demandeur.se.s d’asile et les réfugié.e.s sur son territoire bien davantage que ses partenaires européens3. Elle a certainement fait plus que les États-Unis dont le président4 a signé en janvier 2017 un décret-loi suspendant dans le cadre de la lutte contre le terrorisme le droit d’entrée en tant qu’immigrant.e.s pour les ressortissant.e.s de pays comme la Syrie, excluant ainsi la possibilité de demander l’asile à celles et ceux qui ont fui ce pays et qui représentent presque 5 millions de la population mondiale de réfugié.e.s.
Si comparer les réponses données par les différents gouvernements à l’arrivée relativement massive d’exilé.e.s est utile pour mettre en évidence les réussites autant que les écueils, procéder à ce type de comparaison produit des hiérarchies morales qui ont pour effet de naturaliser certaines formes de souffrances endurées par les exilé.e.s. Cela est d’autant plus le cas que ces dernier.ère.s se voient rarement accorder une tribune pour décrire dans leurs mots les conditions de vie qu’ils et elles connaissent. Dans ce texte, je me concentre sur un mouvement mené par des exilé.e.s syrien.ne.s pour protester contre la prolongation de leur séjour dans un centre de transit (Erstaufnahmeeinrichtung) [alors que ces centres ont pour fonction d’accueillir de manière temporaire les demandeur.se.s d’asile avant qu’ils et elles ne soient orienté.e.s vers d’autres solutions d’hébergement plus stables].
Ces centres sont apparus en Allemagne au cours de l’année 2015 avec l’arrivée croissante d’exilé.e.s syrien.ne.s. Parmi ces camps, le plus grand est celui installé dans l’ancien aéroport de Tempelhof, au centre de Berlin. Il est également celui qui a le plus retenu l’attention des médias.
Dès sa transformation en camp d’hébergement d’urgence pour demandeur.se.s d’asile, Tempelhof a fait l’objet de nombreuses critiques de la part de militant.e.s des droits de l’homme et de travailleur.se.s sociaux qui ont dénoncé la politique consistant à créer des centres d’accueil de masse et centralisés. Tempelhof s’est également attiré les critiques des demandeur.se.s d’asile, alors qu’un nombre croissant d’entre elles et eux protestait contre leur transfert dans ce camp ou refusait d’y être hébergé.e.s. C’est l’un de ces mouvements de contestation que j’ai pu observer alors que je résidais à Berlin et menais une enquête ethnographique sur le déplacement des Palestinien.ne.s de Syrie suite au conflit civil dans ce pays.
J’ai rencontré pour la première fois Mohamed, un Palestinien d’une vingtaine d’années ayant grandi en Syrie, en juillet 2016. Il était alors assis sur le trottoir d’une rue du quartier berlinois de Neukölln5. Le trottoir était devenu pour lui et ses vingt-quatre camarades le lieu d’expression de leur protestation contre leur transfert. « [Le camp de Tempelhof] nous rappelle les prisons en Syrie », me dit-il. « C’est comme Guantanamo et cela nous fait à tous peur ».
Le groupe6 protestataire était majoritairement formé de Palestiniens qui avaient le statut de réfugiés en Syrie avant le déclenchement de la guerre civile. Il incluait également plusieurs ressortissants syriens et un Irakien. Tous avaient passé plus de six mois – la durée maximale autorisée par les autorités allemandes pour l’hébergement en camp – au Jahn-Sporthalle, un terrain de basket couvert transformé en camp. Leur transfert de ce camp à celui de Tempelhof tenait à une décision plus large de rendre les terrains de sport, transformés de fait en camps d’hébergement d’urgence, aux écoles qui en avaient l’usage en temps normal. La décision de les déplacer vers Tempelhof, qui était perçu négativement dans les cercles de demandeur.se.s d’asile et de réfugié.e.s et bien au-delà, déclencha un mouvement de contestation de cinq jours.
« Ce n’est pas possible de faire d’un hall qui accueille 150 personnes un paradis », affirmait Naël, un Syrien de 20 ans arrivé en Allemagne en septembre 2015. Il était cependant fier que lui et d’autres résident.e.s du Jahn-Sporthalle, parmi lesquel.le.s des Erythréen.ne.s, des Albanais.e.s, des Afghan.e.s mais aussi des Syrien.ne.s et des Palestinien.ne.s de Syrie, aient créé un groupe auto-organisé avec ses règles internes et caractérisé par une atmosphère de coopération et de confiance réciproque. Il n’en demeure pas moins que la préoccupation récurrente parmi les membres de ce groupe portait sur le grand nombre de demandeur.se.s d’asile et de réfugié.e.s hébergé.e.s à Tempelhof et estimé alors à 2000 personnes (à titre de comparaison le Jahn-Sporthalle en accueillait 150). Par exemple, au Jahn-Sporthalle, il est possible de laisser son téléphone portable se recharger en quelque endroit que ce soit sans craindre qu’il ne soit volé. De plus, celles et ceux qui y étaient hébergé.e.s ont réussi à tirer quelques concessions de la part de l’administration du camp, comme avoir des horaires flexibles pour les repas ou pouvoir utiliser la cuisine du camp pour se préparer des plats plus familiers (normalement, la nourriture est fournie par l’administration du camp). Les personnes mobilisées avec lesquelles j’ai discutées exprimaient [en revanche] leur scepticisme quant à la possibilité de retrouver ou de créer le même type d’atmosphère dans un camp aussi vaste que celui de Tempelhof.
La préservation d’une sphère d’intimité était un autre sujet de préoccupation pour [les exilé.e.s]. La situation n’était certes pas idéale au Jahn-Sporthalle, où d’immenses salles les accueillaient pour dormir par dizaines dans des lits superposés. À leurs yeux, la situation risquait donc d’être pire encore dans un centre qui regroupait des milliers de personnes. [D’ailleurs], le témoignage de Layla, une Palestinienne résidant alors depuis sept mois à Tempelhof, est venu confirmer leurs inquiétudes tant sur la possibilité d’avoir une sphère d’intimité que sur les caractéristiques quasi carcérales de Tempelhof et les conditions de vie rudes qui y régnaient. La cinquantaine bien tassée, Layla était originaire du camp palestinien, aujourd’hui détruit et dépeuplé, de Ain el Tal, dans le Nord de la Syrie. [À propos de Tempelhof], elle racontait comment les exilé.e.s étaient fouillé.e.s par des gardes de sécurité chaque fois qu’ils ou elles entraient dans le bâtiment. Elle déplorait également les règles strictes, comme le fait de ne pas être autorisée à introduire dans les locaux des objets en verre, et se plaignait du bruit continu qui régnait dans le hangar où elle était hébergée. Ce hangar était d’ailleurs divisé en espaces carrés. Séparés par des murs de fortune et sans plafond propre, chacun d’entre eux comptait six lits-superposés et accueillait douze personnes pour dormir. En général, expliquait-elle, deux familles étaient hébergées dans une seule « chambre » :
« Vous vous rendez-compte : dans la même chambre ! Sans aucune cloison entre elles. Est-ce là un cadre de vie humain ? Accepteriez-vous de vivre de cette manière ? Les Allemand.e.s accepteraient-ils ou accepteraient-elles de vivre de cette manière ? »
Layla a tout particulièrement critiqué la qualité de la nourriture servie à Tempelhof, arguant qu’aucun effort n’était fait pour servir aux exilé.e.s (originaires majoritairement du Proche-Orient) des plats auxquels ils et elles étaient habitué.e.s. À cela s’ajoutait que les exilé.e.s n’étaient pas autorisé.e.s à introduire dans les locaux leur propre nourriture et leurs boissons ou à y recevoir de la visite. À partir d’août 2016, la règle concernant l’introduction de nourriture et de boissons dans le bâtiment a été annulée. En revanche, la promiscuité, l’interdiction d’amener des visiteurs et des visiteuses à l’intérieur du centre ou les fouilles obligatoires à chaque entrée dans les lieux sont restées inchangées. Cette dernière pratique a d’ailleurs eu des conséquences néfastes sur Layla, qui est entrée en dépression nerveuse à cette période-là de l’été 2016, après que des gardes à l’entrée des hangars de Tempelhof lui ont confisqué deux bouteilles de déodorant qu’elle venait de s’acheter. Elle a commencé à déverser tout le contenu de son sac-à-main et à donner des coups dans les choses qui se trouvaient sur son chemin alors qu’elle se dirigeait vers le réfectoire. Elle hurlait : « Suis-je une prisonnière ? Est-ce Guantanamo ? » Si le parallèle entre Tempelhof et Guantanamo que font mes interlocuteur.rice.s est une exagération, il met néanmoins en évidence la conscience que les exilé.e.s avaient d’être perçu.e.s – et dans plusieurs cas traité.e.s – comme un danger pour la sécurité.
Peu de temps après sa dépression nerveuse, Layla a été transférée dans l’un des nombreux hôtels de Berlin reconvertis en centre d’hébergement, généralement réservés pour celles et ceux qui ont obtenu le statut de réfugié.e.s sans avoir encore trouvé un logement permanent. Elle y partageait une chambre avec sa fille et un autre membre de sa famille. Sa situation n’était certes toujours pas idéale, mais, au moins, elle pouvait entrer et sortir comme elle le voulait, recevoir de la visite et même cuisiner dans la chambre.
Au moment où le mouvement de contestation s’est déroulé, le gouvernement allemand a soutenu qu’il était nécessaire d’héberger les demandeur.ses d’asile et les réfugié.e.s à Tempelhof pour éviter que certain.e.s d’entre elles et eux ne se retrouvent sans abri. Toutefois, à la fin du mois de juillet 2016, environ deux semaines après le mouvement de protestation, le Sénat de Berlin7 a décidé d’arrêter d’héberger des exilé.e.s à Tempelhof. Cette annonce constituait un virage politique significatif dans la mesure où, à peine quelques mois auparavant, le gouvernement de Berlin avait envisagé de transformer Tempelhof en un gigantesque centre d’accueil capable d’héberger jusqu’à 7000 personnes.
Les autorités ont alors lancé l’installation de 976 logements en préfabriqué en-dehors des hangars de Tempelhof8. Dénommées « tempohomes », ces habitations offrent aux exilé.e.s des conditions qui protègent davantage leur intimité, leur donnent plus de confort et leur laisse davantage d’autonomie que dans les hangars. Elles ne constituent cependant pas une solution adéquate aux problèmes soulevés par les exilé.e.s. Comme leur nom l’indique, les tempohomes sont fait de matériaux non pérennes. Ils sont en outre peu lumineux, mal aérés et exigus et contribuent à la ghettoïsation de leurs habitant.e.s. Le Sénat de Berlin a toutefois annoncé que ces préfabriqués seraient démantelés d’ici fin 2019, date à laquelle leurs occupant.e.s auront trouvé un logement permanent qui leur donne satisfaction.
Il est difficile de déterminer si la mobilisation décrite dans cet article a pu peser sur la décision prise par le Sénat de Berlin de mettre fin à l’hébergement des exilé.e.s à Tempelhof. Mais l’émergence, parmi les demandeur.se.s d’asile et les réfugié.e.s, de plusieurs foyers de résistance au transfert à Tempelhof [a sans doute contribué à ce changement de politique]. [Cette redéfinition de la politique d’accueil peut également s’expliquer] par la baisse significative du nombre d’exilé.e.s arrivant en Europe, avec la fermeture définitive de la route des Balkans au printemps 2016, consécutive à l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016. Cet accord a d’ailleurs montré que nous étions désormais loin du discours sur la Willkommenskulture (culture de l’accueil) promue par le gouvernement fédérale allemand et qui avait accompagné l’ouverture des frontières allemandes aux exilé.e.s en août et septembre 2015.
En tout état de cause, le mouvement décrit dans cet article permet de saisir le décalage flagrant entre la posture morale prise par le gouvernement allemand vis-à-vis des exilé.e.s pendant la fin de l’été 2015 et les mécanismes mis en œuvre pour les accueillir dans l’urgence. Toute la compassion du monde ne parvient pas à dépasser les inévitables conséquences alterisantes et déshumanisantes de la mise en camp – a fortiori quand elle s’installe dans la durée – comme réponse pratique à la crise [du système d’asile].
Pendant l’été 2015, l’Allemagne s’est démarquée de ses partenaires européens et des États-Unis en accueillant des centaines de milliers d’exilé.e.s, majoritairement originaires de Syrie, qui ont été reçu.e.s par des haies d’honneur et à qui on a offert un hébergement et d’autres formes d’assistance. Mais reconnaître cela ne doit pas nous faire oublier combien il est aisé de tomber dans une sorte de complaisance ou de perdre de vue l’humanité des exilé.e.s, et cela même dans un contexte qui est favorable à leur présence. Les camps, en tant que forme d’hébergement de masse pour des personnes déplacées en nombre, sont [certes] une solution sur le plan pratique. Mais, conçus pour répondre à l’urgence, les camps sont par définition inadéquats et [ne permettent pas d’]avoir des conditions de vie acceptables. Du reste, comme cet article le montre, leur existence dépasse en général le seul cadre de l’urgence [alors que] la conscience de l’urgence semble s’évanouir une fois que les exilé.e.s sont placé.e.s dans des camps, sans que soit prise en compte la qualité [d’existence qui y est offerte].
Les camps, entendus ici comme des hébergements de masse offrant, dans des locaux partagés, le minimum vital ainsi qu’une sphère d’intimité et d’autonomie réduite, peuvent empêcher que des exilé.e.s ne se retrouvent à la rue. Ils leurs offrent un refuge, mais ils ne sont pas adéquats pour une vie humaine. Ils ne sont pas un chez-soi. [Au contraire], ils doivent être vus comme le pire des scénarios en matière d’hébergement, [une solution] à éviter ou à remplacer rapidement. L’idée selon laquelle les exilé.e.s doivent se considérer comme chanceux et chanceuses d’avoir pu échapper aux mots qu’ils et elles ont fuis et doivent donc être reconnaissants pour toute aide accordée par le pays d’accueil doit cesser. « Qu’en est-il s’ils et elles se retrouvent dans un camp et subissent toutes sortes d’épreuves dans leur exil? Cela est toujours bien mieux que de vivre dans une zone de guerre ». Ce type de propos laisse entendre que les exilé.e.s ne sont pas sujets de droits et qu’ils et elles ne peuvent pas les faire valoir. Cela sous-entend aussi que leur humanité n’équivaut pas à la nôtre.
Même si je me suis appuyée sur le cas de l’Allemagne pour mettre en évidence ces enjeux, cela ne vaut pas pour ce seul pays. Ils concernent notre monde comme un tout, ils concernent notre communauté mondiale. Dans un monde où un nombre croissant de pays – en particulier les pays du Nord les plus riches – ferment leurs frontières aux exilé.e.s, faire le choix inverse devient un acte remarquable. Si tous les pays avaient pris leur part dans l’accueil des exilé.e.s, chaque pays d’accueil n’aurait probablement pas reçu des centaines de milliers d’exilé.e.s et n’aurait peut-être pas été tenté d’envisager la mise en camp comme une solution aux déplacements de masse forcés.
Traduction : Sarah Mazouz