Depuis Fontaine de Marcel Duchamp – cet urinoir industriel signé “R. Mutt” et refusé au Salon des Indépendants de New York de 1917 – l’art contemporain n’a cessé d’alimenter ses créations au recyclage d’objets et matériaux délaissés. En parallèle, le recyclage est devenu dans de nombreux territoires pauvres une sorte d’artisanat à échelle industrielle qui réinjecte dans l’économie formelle quantité de matériaux récupérés et retravaillés. Dharavi, situé dans l’aire urbaine de Mumbai (Bombay), en est l’un des plus grands au monde. L’ONG SNEHA a ainsi eu l’idée de croiser ces deux univers distants en organisant la Biennale d’art de Dharavi, du 15 février au 7 mars 2015. Les activités de création organisées avec les habitantes, puis l’exposition de leurs œuvres, ont servi d’espaces de prises de paroles et de mise en visibilité de leur place dans l’économie du quartier, autour notamment des questions d’éducation, de santé et de violence domestique.

Les déchets sont devenus une matière première incontournable dans la production d’œuvres d’art contemporain. Des nouveaux réalistes (César, Spoerri), dans les années 1960, jusqu’aux installations monumentales de l’artiste nigérien El Anatsui exposées à la biennale de Venise, de nombreux·ses artistes contemporain·e·s ont sollicité les restes, les débris, les déchets afin d’explorer les limites de l’art, d’interroger notre société de masse et de consommation, ou encore de parler des relations complexes entre les pays du Sud et les anciens pays colonisateurs. En Inde, les artistes contemporains comme Vivan Sundaran, Asim Aquif ou Krishnaraj Chonat participent à cette réflexion mondialisée sur la façon dont les déchets permettent d’apporter un regard critique sur le fonctionnement de nos sociétés contemporaines.

Si le rôle des déchets dans la création d’œuvres d’art contemporain[1] fait l’objet d’un intérêt croissant chez les historien·ne·s de l’art et les sociologues, plus rares sont ceux qui inversent le regard en interrogeant la façon dont l’art peut mettre en lumière les quartiers d’ateliers de recyclage, leurs travailleur·se·s et leurs habitant·e·s. L’expérience originale de la première biennale artistique de Dharavi, tenue du 15 février au 7 mars 2015, offre un tel éclairage car elle aspire, à travers l’art, à transformer, à « recycler » en quelque sorte, l’image de ce quartier de Mumbai (Bombay) et les comportements face aux questions de santé publique et de violences faites aux femmes. Pôle d’activités industrielles et artisanales unique et indispensable à l’économie indienne, Dharavi est formé de milliers de petites industries spécialisées dans le tri, le recyclage et la production. Toutes les œuvres réalisées pour la première édition de la biennale en 2015 ont été créées avec les habitant·e·s du quartier et à partir de matériaux récupérés auprès de différents ateliers de production et de recyclage.

L’un des enjeux de la biennale est moins de transformer ce quartier en nouveau district artistique que de rappeler son importance en tant que centre industriel et créatif et de souligner sa contribution économique et culturelle à l’ensemble de la ville. Il s’agit aussi, à travers le processus de production de la biennale, d’entrer dans les problématiques du quotidien de ceux et celles qui y vivent et travaillent. Des entretiens en anglais, hindi et marathi ont été réalisés avec les organisateurs et participants de la biennale d’abord lors de l’événement en février 2015, puis un an plus tard en février 2016. En complément de l’observation participante, ils ont permis de mettre en lumière le point de vue des différent·e·s participant·e·s sur l’événement et l’effet d’empowerment dont témoignent certain·e·s, en particulier les femmes du quartier. 

Dynamiques des espaces de recyclage et de production dans l’art contemporain indien

Dharavi est situé au cœur de la métropole indienne de Mumbai. Il constitue le point de convergence de travailleur·se·s migrant·e·s de toute l’Inde, accueillant depuis des décennies des communautés de religions, cultures et talents différents. Connu pour être le plus grand slum de l’Asie, Dharavi est surtout un pôle d’activités qui abrite entre 15 000 et 20 000 ateliers de fabrication et de recyclage. Dans une métropole de quelques 19 millions d’habitant·e·s qui génère 408 tonnes de déchets plastiques par jour et 11 000 tonnes de déchets électroniques par an, Dharavi recycle 85% de ces déchets en créant 25 fois plus d’emplois que les usines d’incinération modernes[2].

Dharavi est l’un des nombreux quartiers qui participent à l’industrie du recyclage à Mumbai. À Malad, au nord-ouest de la banlieue de Mumbai, là où les tours résidentielles de luxe et les centres commerciaux se multiplient, il existe aussi un très grand nombre de petits ateliers de recyclage qui se sont développés et regroupés en clusters dans le contexte de décentralisation et d’informalisation des processus de production de l’agglomération. Ces ateliers se caractérisent en effet par leur petite taille, par leur caractère familial et par la flexibilité de la main-d’œuvre[3].

Cette industrie du recyclage repose sur plusieurs moyens de collecte des déchets : accords tacites avec des commerces, ramasseur·se·s individuel·le·s ou importation d’autres États et de l’étranger. Une première source est celle des restaurants, hôpitaux et autres établissements de la ville. Elle permet de récupérer des emballages en carton, objets en plastique, bouteilles en verre ou petit mobilier (chaises, lampes) mis de côté par les gérant·e·s. Il existe également un système de ramassage des déchets à la fois très organisé et informel puisque des réseaux de ramasseur·se·s de déchets (ragpickers) parcourent la ville et viennent revendre aux propriétaires des ateliers des sacs entiers d’objets usagés classés par catégories (semelles de chaussures, bouchons de bouteilles, fils électriques, objets en plastique, chutes de tissus.., etc.). Des services publics comme le National paper scrap collectent et transportent dans des camions les déchets collectés dans la ville jusqu’aux ateliers de recyclage. Certains clusters sont situés à proximité de grands terrains vagues, où seront prochainement construites de nouvelles tours résidentielles et où, en attendant, sont régulièrement déversés des déchets qui deviennent une source importante d’approvisionnement en matière première pour les ateliers. C’est dans des petites unités spécialisées que de nombreuses entreprises localisées dans les zones industrielles de Mumbai, Thane ou même des États voisins sous-traitent une partie de leur production et viennent s’approvisionner. Ainsi, la plupart des produits recyclés et fabriqués dans les ateliers de Mumbai seront vendus dans toute l’Inde et sur les marchés internationaux. Le chiffre d’affaires annuel de l’ensemble de ces unités industrielles est estimé à plus de 650 millions de dollars par an[4].

De fait, non seulement l’utilisation du terme de slum ou bidonville renvoie à une réalité partielle et réductrice, mais elle ouvre aussi la voie à des projets de redéveloppement qui ne tiennent souvent pas compte de la pluralité des activités de Dharavi nécessaire à l’autonomie financière de ses habitant·e·s. Aujourd’hui, il y a une pression importante pour le réaménagement de Dharavi par des acteur·rice·s privés (constructeur·rice·s, promoteur·rice·s immobilier·ère·s), dont le principal intérêt est la chasse aux profits, et dont le gouvernement du Maharashtra[5] est un partenaire déclaré[6].

Pour Matias Echanove et Rahul Srivastava, du collectif d’action et de recherche URBZ basé depuis 2008 à Dharavi, ces espaces de production et de recyclage sont d’une grande valeur pour la ville. Certes, le profit généré par ces activités est moins important que celui que pourrait rapporter la vente des terrains dans une localité aussi centrale. Cependant, précisent-ils, la spéculation faite sur les terrains n’aidera pas à la création d’emplois alors que les activités industrielles qui s’y produisent aujourd’hui représentent une véritable ressource pour la ville.

Ces petites unités du recyclage contribuent en effet à l’économie de presque tous les secteurs de l’industrie. L’un des nombreux exemples est l’industrie du design et des accessoires de mode. Dans un atelier spécialisé dans le recyclage de plastiques blancs, le patron explique les différentes étapes de son travail. Il commence par laver dans plusieurs bains les bouteilles qu’il récupère, puis les passe dans une broyeuse qui coupe le plastique en petits triangles, et fait ensuite sécher ces triangles au soleil sur de grandes bâches devant son atelier. Ils seront envoyés à des usines à l’extérieur de Mumbai pour être retransformés en faux diamants et utilisés pour l’industrie de la bijouterie de basse qualité.

Mais ces possibilités quasi-illimitées de l’industrie du recyclage intéressent aussi les créateur·rice·s. Alors que sa contribution aux dynamiques des industries culturelles telles que le design ou le cinéma est reconnue, son lien avec la production des œuvres d’art contemporain reste un domaine encore largement inexploré. Pourtant, l’évolution du contexte de la production dans l’art contemporain cette dernière décennie a amené une multiplication des collaborations avec les travailleur·se·s des petites unités de fabrication. À partir du milieu des années 2000, les artistes contemporain·e·s indien·ne·s sont devenu·e·s de plus en plus présents sur la scène internationale. L’intérêt grandissant des collectionneur·se·s et commissaires d’expositions occidentaux pour cette génération d’artistes né·e·s après les années 1960 a commencé à avoir un impact perceptible sur l’évolution de leurs pratiques artistiques contemporaines. Dans un pays où les prêts et crédits pour les projets artistiques sont extrêmement peu développés, la commande d’œuvre pour de grandes expositions internationales et la vente sur le marché de l’art ont donné aux artistes davantage de liberté et leur ont permis d’envisager des œuvres plus ambitieuses techniquement et spatialement. On assiste à la multiplication d’œuvres monumentales, nécessitant à la fois de plus grands ateliers de production et de nouvelles collaborations avec des fabricant·e·s, technicien·ne·s et artisans.

L’étude des réseaux de production des œuvres à Bombay permet de révéler le rôle significatif d’un petit nombre d’ateliers de recyclage et de fabrication, spécialisés dans le métal, la soudure, le moulage, etc. et situés dans des quartiers industriels informels. C’est là que sont produites certaines parties constitutives des œuvres, avant d’être assemblées dans le studio de l’artiste et exposées parfois dans de grandes institutions indiennes et internationales. Ces dynamiques révèlent aussi la capacité d’adaptation, d’improvisation et de créativité de nombreux ateliers de fabrication et de recyclage pour trouver des solutions aux demandes des artistes. Elles confirment par-là l’insertion de Dharavi dans une économie culturelle mondialisée.

Du slum à la art hub : une biennale pour recycler l’image d’un quartier

La biennale de Dharavi n’a pas les mêmes ambitions que les biennales visant à attirer une élite internationale. Faite à Dharavi, par et pour ses habitant·e·s, elle veut associer art, recyclage et questions de santé publique et amener plus largement à interroger la façon dont l’art contemporain participe au débat sur la justice sociale en milieu urbain. Les co-directeurs du projet, Nayreen Daruwalla, psychologue, activiste et responsable du programme de prévention de la violence contre les femmes et les enfants à Society for nutrition, education & health action (SNEHA), une ONG, et David Osrin, pédiatre, chercheur en santé publique et professeur à UCL, Londres, expliquent :

« Le thème principal de cette biennale est le recyclage. Les œuvres d’art sont créées à partir des matériaux recyclés à Dharavi et portent sur les questions de santé et la nécessité de recycler les comportements en matière de santé et de violence ».

Dharavi, 2015 (photo C. Ithurbide)

Dharavi, 2015 (photo C. Ithurbide)

La biennale s’est appuyée sur la présence de bénévoles, de jeunes artistes et d’artistes plus expérimenté·e·s du quartier, et sur la participation d’ateliers de recyclage installés à Dharavi. Aucun des grands noms habituels de l’art contemporain indien ou international ne figure parmi les 300 artistes participant·e·s. Le choix de SNEHA, à l’initiative de l’événement, était avant tout de faire participer la population locale dans le processus de création de la biennale et de ses œuvres, plutôt que de faire appel à des artistes qui auraient travaillé avec leur propre équipe et leurs réseaux de production hors du quartier. Depuis la fin des années 1990, SNEHA a rassemblé peu à peu un groupe de 273 femmes bénévoles habitant dans 92 secteurs différents de Dharavi, pour l’essentiel peu ou pas scolarisées et travaillant aux tâches domestiques. L’ONG a formé chacune d’entre elles pour qu’elles puissent, sur le terrain, répondre aux questions liées au genre, à la violence, à la santé. « Elles nous ont beaucoup aidé dans notre mission, et nous nous sommes dit “pourquoi ne pas les impliquer dans la biennale ?” » explique Nayreen Daruwalla en entretien. Les peintures, installations, fresques murales, sculptures, photographies, bandes dessinées et objets de design exposés ont ainsi tous été pensés et fabriqués par des artistes et habitantes bénévoles de Dharavi.

Pendant trois semaines, Dharavi a accueilli des expositions, des ateliers, des projections de films et des spectacles de théâtre, dont la version en hindi de la célèbre pièce Les monologues du vagin. Les trois galeries d’exposition (de 20 à 80m2) étaient complètement imbriquées dans l’architecture et la vie du quartier, à l’image de Color box, installée au milieu du quartier des potiers (Kumbharwada). Derrière un chantier donnant sur la 90 Feet road, deux commerces mitoyens ont été loués et transformés en galeries éphémères. Pas de portes d’entrées dissuasives ou d’intimidants gardiens, comme on les trouve dans la plupart des galeries du district artistique au sud de la ville, mais des espaces ouverts sur la rue, où les visiteurs sont accueillis par les bénévoles, des médiatrices enthousiastes et fières de leur quartier qui veulent en changer l’image. « Nous n’aimons pas que Dharavi soit appelé slum », déclare l’une des bénévoles. Nayreen constate :

« Malgré les articles, les recherches et les initiatives récentes, Dharavi reste dans l’imaginaire collectif le plus grand slum de l’Asie. Le quartier n’est toujours pas vu comme un espace de créativité. Il a un immense potentiel mais la plupart des habitants n’ont que des salaires journaliers et se battent surtout pour survivre, la vie est si difficile. Il y a par exemple la communauté des artisans, qui font des belles poteries en céramique, mais l’important pour eux·lles est moins que leur travail soit reconnu comme de l’art que de gagner leur vie au jour le jour ».

L’organisatrice de la biennale ajoute que la plupart des personnes extérieures à Dharavi voient aussi cet endroit comme une unité économique avec de petites industries où l’on produit beaucoup de choses différentes, mais que cela reste du travail industriel qui n’a rien à voir avec l’art :

« Quand nous avons organisé la biennale, peu de personnes de la communauté artistique du sud de Bombay se sont déplacées, même si elles ont dû passer par cette route plusieurs fois pour aller dans le quartier branché de Bandra ou à l’aéroport. »

Il est vrai qu’il n’y a eu aucun soutien des galeries d’art ou institutions culturelles de la ville. De même pour le gouvernement local, de façon générale il y a un désintérêt pour les questions artistiques et culturelles. Mais Nayreen passe vite sur ce point pour ajouter que la biennale a accueilli quelque 9 000 visiteur·se·s, dont une large majorité habite Dharavi, et que c’est là le véritable succès de cet événement. « Nous voulions que les gens de Dharavi viennent et ressentent un sentiment de fierté, et c’est ce qui est arrivé », conclut-elle.

Dans la fabrique de la biennale, ou quand les déchets deviennent œuvres

La biennale s’est donc attaquée à la difficile tâche de déconstruire l’image de Dharavi comme un lieu de pauvreté. Loin d’embellir pour autant la réalité et d’effacer les difficultés auxquelles sont confrontés chaque jour ses habitant·e·s, les projets développés pour la biennale proposent de valoriser des savoir-faire et talents locaux, de partager des expériences personnelles, de trouver des images, des mots et des solutions face aux problèmes de la vie quotidienne des habitant·e·s du quartier.

Dès l’été 2013, l’équipe de la biennale fait une série de visites dans les différents ateliers de recyclage pour avoir un meilleur aperçu des ressources matérielles disponibles pour la création des œuvres : saris et textiles usagés à Kunchi Kurve Nagar, plastique et métal à Sanaullah Coumpound, bouteilles en plastique à Prem Nagar, verre à Mahim Phatak ou encore revendeur·se·s de containers d’huile en aluminium sur Sion-Mahim Linking road. Dharavi compte également de nombreux artisans, des potier·ère·s à Kumbharwada, des travailleur·se·s du cuir à Mukund Nagar, des teinturier·ère·s à AKG Nagar ou encore des charpentier·ère·s sur Link Road Sion-Mahim. Ainsi, toute la matière première qui a servi pour les œuvres de la biennale fut trouvée et transformée à Dharavi.

De février 2013 à février 2015, 23 ateliers ont été organisés avec des habitant·e·s du quartier, des artistes de Dharavi et des professionnel·le·s de la santé. Chaque atelier avait pour but de permettre aux habitant·e·s, et en particulier aux habitantes, de s’exprimer sur des problèmes de santé auxquels il·elle·s étaient confrontés au quotidien : dépendance à l’alcool, violence domestique, VIH, malnutrition. Les séances d’atelier ont aussi permis de réfléchir dans un contexte collectif à la façon dont les différents problèmes évoqués pourraient prendre la forme d’une sculpture, d’une performance et à partir de quels matériaux disponibles à proximité. Chaque atelier a donné lieu à la création d’une œuvre présentée dans l’un des trois espaces d’exposition de la biennale. L’œuvre symbole d’un processus de réflexion et d’action collective autour de questions de santé remplissait également une fonction médiatrice visant à engager le débat avec un public plus large.

Ainsi, conçu comme un vaste patchwork, Mapping the hurt est une cartographie de la violence faite aux femmes dans l’espace public réalisée par des femmes de Dharavi à partir de pièces de jean récupérées. Nayreen revient sur la conception et la fabrication de cette œuvre collective :

« Sur une grande carte du quartier, nous avons demandé aux femmes de cartographier les lieux où elles pensaient que des violences publiques ou domestiques s’étaient produites. Puis l’artiste qui coordonnait l’atelier et les trente femmes participantes ont eu l’idée de fabriquer la carte en cousant des pièces de tissus recyclés. Comme les femmes vivent dans différents quartiers, elles sont allées acheter des morceaux de jean et d’autres tissus mais aussi des boutons et des fermetures-éclair dans des unités de recyclage qu’elles connaissaient près de chez elles… Oui, nous avons dû les acheter car tout a un prix à Dharavi, personne ne va vous donner gratuitement du tissu ! L’équipe des femmes a donc été démarcher auprès des unités de recyclage où travaillent essentiellement des hommes. Cela a été l’occasion de parler avec ces hommes de la question de la violence faite aux femmes, des viols, de l’insécurité. C’est un très gros problème. Les hommes ne veulent pas vraiment en parler, ça prendra du temps, mais le processus est en cours ».

Mapping the Hurt (tissus et objets trouvés), Photo C. Ithurbide, Dharavi 2015

Mapping the Hurt (tissus et objets trouvés). Photo C. Ithurbide, Dharavi 2015

Mapping the Hurt (tissus et objets trouvés), Photo C. Ithurbide, Dharavi 2015

Mapping the Hurt (tissus et objets trouvés). Photo C. Ithurbide, Dharavi 2015

L’un des autres projets de la biennale qui abordent le sujet des violences dans l’espace public et ses formes de résistance est la série de photographies Provok/Protect. Plusieurs femmes posent, telles des superhéroïnes masquées dans les rues du quartier, parées de capes faites de tissus récupérés et sur lesquelles sont cousus les mots « Stop rape » (Non au viol) ou « Lock up the rapist, not the woman » (Emprisonnez le violeur, pas la femme). Anjali Amma, 50 ans, est l’une des bénévoles qui a voulu apprendre à utiliser du fil et une aiguille afin de pouvoir coudre elle-même ce slogan sur sa cape. Dix saris ont ainsi été créés et portés par les femmes du quartier en réponse au viol de Nirbhaya[7] en décembre 2012 à Delhi, qui avait été largement relayé par la presse internationale. L’objectif de ce projet était ainsi de remettre en question la croyance que le viol est en quelque sorte la faute de la victime : à cause des vêtements qu’elle porte, de l’heure à laquelle elle sort la nuit ou des amis avec lesquels elle choisit d’être.

« En fait, les violences faites aux femmes ne sont même pas une question d’intérêt public, et encore moins un problème de santé publique. Donc à travers la biennale, nous essayons d’en faire au moins une question d’intérêt public ! Ces œuvres collectives ont aussi été créées pour permettre aux femmes de sortir du silence et du sentiment de culpabilité dans lequel la société les enferme souvent. Pour la plupart d’entre elles, leur propre santé est la dernière chose à laquelle elles vont penser, il est plus important pour elles de savoir si elles sont une bonne épouse, si elles font bien leur travail à la maison. Quand on leur demande pourquoi elles ne vont pas voir le·la médecin, elles répondent que si elles utilisent l’argent pour une consultation, elles ne pourront pas s’en servir pour leurs enfants, ou leur mari va les battre. Le problème reste très complexe et nous avons besoin de plus des centres de santé pour les femmes » (Nayreen)

L’accès aux soins est l’un des autres sujets majeurs de préoccupation des habitant·e·s de Dharavi. Une série de portraits réalisés par des peintres d’affiches du quartier, la plupart sans emploi depuis l’arrivée de l’ère digitale, rend hommage aux hommes et aux femmes docteur·e·s, dentistes, gynécologues, guérisseur·se·s exerçant à Dharavi depuis plusieurs décennies. Par cette démarche, la biennale contribue à la revalorisation des pratiques artistiques traditionnelles et des talents locaux et propose de mettre ces savoir-faire au service d’une mission de santé publique.

Transmateriomutator (contreplaqué , pièces de réfrigérateur et caisses). Photo C. Ithurbide, 2015

Transmateriomutator (contreplaqué , pièces de réfrigérateur et caisses). Photo C. Ithurbide, 2015

Valoriser les savoir-faire du quartier, c’est aussi l’objectif de l’installation Transmateriomutator conçue à partir de meubles recyclés par les architectes Prakriti Shukla et Venkatkrishnan Ashok en collaboration avec un groupe de travailleur·se·s de Dharavi, soudeur·se·s, charpentier·ère·s, électricien·ne·s, métallurgistes et revendeur·se·s. Chacun de leurs noms a été mentionné dans les cartons de présentation de l’œuvre avec sa photographie. « Il·elle·s sont venu·e·s à l’exposition et se sont senti·e·s valorisé·e·s et heureux·ses d’avoir leur portrait dans la biennale. Il·elle·s ont aussi dit que s’il y avait à nouveau du travail pour eux·lles il·elle·s le feraient », raconte Nayreen.

Pour les organisateur·rice·s, l’expérience de la biennale a montré que beaucoup de gens aiment faire de l’art. Il ne s’agit peut-être pas de chef-d’œuvre, mais l’enjeu n’était pas de faire concurrence au district artistique du sud de la ville. Il était de faire participer la population à un événement artistique de grande ampleur et dont la finalité était d’engager un débat sur les questions de santé publique. Pour les organisateur·rice·s, la biennale fut un succès en ce sens.

La biennale vue par les femmes bénévoles et le sentiment d’empowerment

L’histoire de cette biennale, c’est aussi celle de centaines de femmes du quartier qui ont eu l’occasion de prendre conscience de leurs droits et de leur rôle pour l’avenir de Dharavi. Lors de nos entretiens, plusieurs participantes ont ainsi témoigné de l’expérience positive qu’a représentée la biennale même s’il y avait de l’appréhension au début du projet. Quand est venu le jour de l’inauguration des expositions, voir ces nombreuses créations artistiques auxquelles elles avaient participé fut pour elles un moment de grande fierté. À travers ce cas d’étude, l’empowerment[8] est donc appréhendé dans une double dimension individuelle et collective, à la fois avec des indicateurs d’opportunités qui relèvent d’une prise de conscience personnelle mais aussi du pouvoir de l’action de groupe. L’effet à moyen terme de ce sentiment d’empowerment et de la volonté d’agir pour le quartier qu’il a suscitée est certes incertain. Il reste qu’à l’approche de la deuxième édition l’enthousiasme est palpable.

Dharavi Biennale 2015 (photo A. Wadhan)

Crédit : Dharavi Biennale and SNEHA, 2015

Bharti est l’une de ces femmes bénévole de la biennale. Elle a suivi son mari venu travailler à Matunga et habite à Dharavi. Un jour, une amie lui a raconté ce qu’elle faisait à SNEHA, elle a voulu essayer aussi et a été retenue après avoir passé un entretien. Cela fait trois ans maintenant qu’elle travaille pour l’ONG et elle a reçu une formation qui lui a appris à développer une posture d’écoute et à agir en cas de conflits. Pour la biennale, elle a participé à la création de Sangini, une série de toiles où des dessins de cerveaux ont été cousus avec des fils de différentes couleurs et qui soulève la question de la schizophrénie et des maladies du cerveau. Avec du plastique recyclé, les femmes de cet atelier ont également fabriqué des sculptures en 3D. Exposée à Color box, Bharti a l’impression que son travail est reconnu. Elle pense que de nombreuses mères ne savent pas qu’elles possèdent un talent, une capacité à créer. Cette expérience lui a également donné davantage confiance en elle, nous confie-t-elle, et elle est prête à aller à la rencontre d’autres personnes dans le quartier pour échanger sur ces problèmes de santé.

Susha est née, a grandi et s’est mariée à Dharavi. Elle travaille aussi pour SNEHA et se décrit comme une femme de terrain qui rencontre les habitant·e·s, discute avec eux de la santé de leurs enfants ou des problèmes de violence domestique. Susha explique :

« C’est en écoutant d’abord les gens que l’on peut transformer leur façon de penser… Dans mon travail, j’essaye de faire prendre conscience aux femmes de leurs droits et comment se battre pour qu’on les respecte. Le projet de la biennale a permis de faire naître cette belle relation entre nous, les femmes, et le sentiment qu’on fait partie d’une équipe, oui, on a ressenti cet empowerment ».

Quand on lui demande quelle est son œuvre préférée dans la biennale, elle répond Mapping the hurt. Pourtant, quand il n’y avait que des morceaux de jean et de tissus, elle se demandait ce qu’elles allaient pouvoir en faire. Aujourd’hui, c’est un moyen de parler de son quartier et d’elle. Elle raconte que cette expérience a permis certains changements en particulier chez les femmes bénévoles, qui sont plus que jamais prêtes à agir sur le terrain.

Swavitri vit à Dharavi et travaille à SNEHA depuis trois ans. Elle explique qu’au début elle avait trop de travail à la maison pour assister aux ateliers. Un jour, Susha lui a proposé de venir, elle y est allée et a trouvé que les débats avaient du sens pour elle, puis elle a commencé à venir plus régulièrement en réunion. Swavitri s’est ensuite davantage impliquée pour aider à résoudre des conflits dans son quartier, en allant par exemple trouver de l’aide auprès de personnes plus expérimentées. Elle nous raconte aussi son expérience de la biennale :

« Au début, la couture et le design étaient des choses nouvelles pour moi. Mais c’était bien d’apprendre à faire de nouvelles choses. On s’est senties comme des artistes. On était des “banayas”, celles qui font, et on était heureuses d’avoir ce rôle ».

Bharti, Susha et Swavitri devant Mapping the Hurt, Color Box, Dharavi. Photo A. Wadhan, 2016

Bharti, Susha et Swavitri devant Mapping the Hurt, Color Box, Dharavi. Photo A. Wadhan, 2016

Swavitri nous dit que les choses ont changé depuis la biennale, qu’il y a moins de violence, que les gens n’ont plus peur d’avoir une fille, qu’au contraire il·elle·s commencent à voir l’artiste potentielle qui est en chaque femme. « Nous avons compris le pouvoir d’être des femmes unies, dit-elle avant de conclure, maintenant ce sont les hommes qui ont peur ». Cette prise de position subjective traduit l’espoir d’un nouvel équilibre de rapports sociaux.

Banu a quant à lui une perception moins optimiste sur le devenir des femmes à Dharavi. Pour l’instant, dit-il, c’est encore difficile pour les femmes d’aller de l’avant, on ne les laisse pas faire ce qu’elles souhaitent. Banu a aussi participé à la biennale et travaille avec SNEHA depuis deux ans. Transgenre, il explique qu’avant cette expérience il a toujours connu des échecs. Pour lui la biennale n’est qu’un petit prélude de ce que Dharavi a le potentiel de faire.

« L’espace de Color box est un monde à lui seul. Nous pouvons réutiliser et recycler les choses. C’est là que j’ai appris à coudre et à faire de nouveaux objets avec des déchets. J’étais étonné de voir que l’on pouvait utiliser des déchets pour faire de l’art, oui, ça m’a vraiment surpris. Quand nous avons créé la carte Mapping the hurt, nous l’avons faite avec tellement d’énergie. C’était la première fois que je participais à une œuvre. Quand on a accroché la carte au mur, nous étions là, sur la carte, notre cœur était là, dans cette carte ».

Inscrite dans un cadre humanitaire de santé publique, la biennale de Dharavi expérimente de nouveaux usages de l’activité artistique. Ceux-ci visent à mobiliser des habitant·e·s du quartier pour leur révéler leurs capacités d’agir et les sensibiliser aux enjeux de santé et de violence. Ce faisant, il s’agit moins de transformer ce quartier en nouveau district artistique que de rappeler son importance en tant que centre de production, de recyclage et de création et de souligner sa contribution économique, industrielle et culturelle unique à l’ensemble de la ville. Si l’appellation « biennale » avait pour intention de faire apparaître de façon provocante ce festival transdisciplinaire sur la nouvelle cartographie des événements artistiques internationaux, elle en inverse les coordonnées : alors que certain·e·s artistes contemporain·e·s exposent dans le monde entier des œuvres composées de déchets qui ont été recyclés dans un slum quant à lui laissé dans l’ombre, la biennale veut utiliser le recyclage artistique des déchets pour mettre en lumière le quartier et les talents de ses travailleur·se·s d’abord aux yeux de ses habitant·e·s.

[1] Je souhaite remercier tout particulièrement Aman Wadhan et Sumeet Kuhate pour leur présence sur le terrain et la traduction des entretiens en hindi et marathi vers l’anglais.

[2] Des faits que rappelle Sauraubh Sawant dans le film d’animation Transmateriomutator – The curious case of the missing plastic présenté à la biennale de Dharavi et disponible sur son site : http://www.dharavibiennale.com/transmateriomutator.

[3] M.-C. Saglio-Yatzimirsky, Intouchable Bombay. Le bidonville des travailleurs du cuir, Paris, CNRS Éditions, 2002.

[4] V. Brahmbhatt, « Dharavi : a transient city », Dharavi : scenarios for development, Columbia GSAPP, 2009.

[5] Le Maharasthra est l’État régional duquel dépend la ville de Mumbai.

[6] S. B. Patel, « Dharavi : Makeover or takeover ? », Economic and political weekly, 45/24, 12 June 2010.

[7] « Sans peur » : ce prénom fictif a été attribué par des journalistes, la victime ayant avant de mourir demandé que son identité ne soit pas révélée, comme le permet le code civil indien.

[8] Terme anglophone qui signifie littéralement « renforcer ou acquérir du pouvoir ». La réflexion sur le renforcement du pouvoir des individus et des communautés comme élément central d’un modèle de développement alternatif émerge à la fin des années 1970, puis est formellement employé dans le champ du développement à partir des années 1980 (A.-E. Calvès, « “Empowerment” : généalogie d’un concept-clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde, 4/200, 2009, p. 735-749). La situation observée auprès des femmes qui travaillent depuis plusieurs années avec SNEHA et ont participé à la biennale de Dharavi correspond ici à cette « prise de conscience critique » décrite par Paulo Freire (Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, Paris, François Maspero, 1974), qui permet de passer de la compréhension à l’action dans un contexte d’oppression.