QUESTIONS QUI FACHENT. Une gauche authentique doit-elle se définir comme anticapitaliste ou antilibérale ? L’antilibéralisme dont se réclame une gauche radicale n’est-il qu’un anticapitalisme euphémisé ? Pourquoi cette difficulté à se définir positivement ? 11 octobre 2007

Depuis un quart de siècle, deux grands systèmes d’attitude occupent de façon hégémonique l’espace politico-idéologique : le projet néolibéral et la méthode sociale-libérale. Pour s’opposer frontalement au premier et se distinguer absolument de la seconde, la dernière décennie a vu émerger une notion : celle « d’antilibéralisme ». Ce terme a des inconvénients. Tout d’abord, « libéralisme » étant associé à « liberté » dans les représentations communes, il tend à laisser le terrain de la liberté aux tenants de la déréglementation et de la flexibilité. Par ailleurs, les « marxistes » font remarquer à juste titre que la référence au libéralisme contourne la question majeure du capitalisme. On peut aujourd’hui s’opposer à la logique ultralibérale sans mettre en cause les fondements capitalistes de cette logique. Or, l’expérience des années de la « grande croissance » a montré que, si l’on ne s’attaque pas aux mécanismes de l’accumulation, les tentatives de régulation publique finissent par échouer. Mieux vaut donc, disent certains, ne pas se cacher derrière son petit doigt : si l’accompagnement social-démocrate du capitalisme est aujourd’hui efficace, tout projet transformateur conséquent ne peut être qu’anticapitaliste.

Cessons donc de nous engluer dans « l’antilibéralisme » ; assumons le projet de « l’anticapitalisme ». La critique n’est pas infondée ; je n’en juge pas moins qu’elle est insuffisante et que la conclusion tirée çà et là n’est pas adaptée.

La fixation sur le terme d’antilibéralisme n’est pas le fruit d’un choix concerté, mais d’une conjoncture. Elle est d’abord une réaction à l’évolution qui a dominé l’aire occidentale à partir de la seconde moitié des années 1970. Alors, se déploie un vaste mouvement idéologique, porté à l’échelle transnationale (les travaux de la « Trilatérale »), qui va se définir comme un « néolibéralisme ». On en sait les ressorts principaux : la remise en cause de l’encadrement juridique du marché du travail, le démantèlement des services publics, la déréglementation des marchés, la réduction de « l’économie de surendettement » pour drainer le maximum de capitaux vers les placements financiers, la délégitimation de la dépense publique, le glissement des dépenses sociales vers l’assurantiel et, last but not least, l’ajustement structurel dans le tiers monde. C’est contre les effets concrets de ce néolibéralisme-là que s’est dressé « l’antilibéralisme » contemporain. Stricto sensu, il aurait fallu parler « d’anti-néolibéralisme ». « Antilibéralisme » avait le mérite de la simplicité. La référence à l’antilibéralisme a été un moment de la riposte à l’ordre néolibéral des révolutions conservatrices. Il a offert une piste de contenu critique à l’altermondialisme et à l’émergence d’une nouvelle radicalité critique.

Formellement, on a raison de souligner que l’antilibéralisme et l’anticapitalisme ne se confondent pas. Politiquement, la distinction me paraît pourtant bien formelle. Dans les faits, la dernière décennie a fait que la critique « antilibérale » s’est tissée, à part égale, contre les politiques de « révolution conservatrice » et contre les ajustements « sociaux-libéraux ». Pratiquement, l’idée que l’appropriation sociale vaut mieux que l’appropriation privée, l’insistance sur les valeurs de partage, de solidarité, de mise en commun, de bien public, d’intervention publique, tout cela ne conduit pas à s’éloigner uniquement des politiques néolibérales stricto sensu… Même si la propension n’est pas uniforme, l’antilibéralisme porte aujourd’hui plutôt vers l’anticapitalisme que vers l’ajustement social-démocrate…

En outre, en passant de l’antilibéralisme à l’anticapitalisme, nous ne réglons pas le fond du problème. Encore faut-il s’entendre sur l’anticapitalisme que nous promouvons. Si, contre les tentations sociales- démocrates, nous nous contentions, par exemple, de reprendre telles quelles les méthodes étatistes de dépassement du capitalisme, nous resterions dans l’ornière. L’anticapitalisme doit être lui-même reconsidéré : il doit se débarrasser de ses « kystes mentaux », apprendre à réarticuler les combats contre l’exploitation (ceux du vieux mouvement ouvrier) et les luttes contre la domination ou contre l’aliénation marchande, savoir raisonner plus franchement en termes de société globale, de projet articulé, de dépassement des vieilles frontières de l’économique, du social, du politique et du culturel.

Ajoutons que l’anticapitalisme n’échappe pas au piège redoutable de « l’anti ». Que l’objectif soit de contredire le « libéralisme », le « productivisme » ou le « capitalisme », l’essentiel du projet est moins dans la logique que l’on récuse que dans la direction générale que l’on promeut comme la plus juste et la plus réaliste. Ne me dis pas seulement contre quoi tu combats, mais pour quoi tu combats… En bref, le plus important est de dire ce que l’on vise et la méthode que l’on suggère pour y parvenir. S’identifier par le « pro », plutôt que par « l’anti »…

Dans l’étape qui est aujourd’hui la nôtre, la seule perspective qui soit éthiquement et rationnellement acceptable me paraît être celle d’une émancipation intégrale des individus, dans le cadre d’une société de mise en commun généralisée, sans mécanisme d’exploitation ou d’aliénation collective. Une société, de ce fait, sans exploitation capitaliste et sans aliénation marchande. Pour y parvenir, que faut-il faire ? Dépasser le capitalisme : ni s’adapter à ses normes, comme le veut la méthode sociale-démocrate ; ni l’abolir par la substitution de la logique étatique à la logique privative. « Dépasser », c’est s’inscrire dans un processus transformateur : ni la substitution brutale, par en haut, selon les vieilles images de la révolution ; ni la stratégie graduelle des petits pas à l’intérieur du système. Vouloir « dépasser », c’est s’inscrire dans un temps historique qui n’est pas prédéterminé (il n’y a pas de sens de l’histoire), sans être pour autant indéterminé (il n’y a pas de transformation des logiques fondamentales sans volonté collective de les transformer). C’est vouloir révolutionner les logiques fondamentales, car s’y adapter ne fait qu’en reproduire durablement les effets négatifs ; mais c’est refuser que cette révolution passe principalement par les méthodes d’une substitution plus ou moins rapide (l’État qui se substitue au marché). C’est réhabiliter l’exercice de la volonté collective contre la logique libérale du « laisser-faire » ; mais c’est refuser que cette volonté s’exprime par les raccourcis, tentants mais dangereux, de la délégation de pouvoir. C’est considérer que, l’économie elle-même étant une affaire de choix, la lutte permanente pour imposer des choix au détriment d’autres est fondamentale dans tout processus transformateur ; mais c’est refuser que la logique belliciste de la lutte ne conduise à privilégier la sphère de la dénégation au détriment de celle de l’expérimentation.

Sommes-nous en état, d’ores et déjà, de trouver le mot unifiant, capable de désigner de façon simple et recevable par tous, le contenu d’une transformation sociale nécessaire et possible ? Je n’en ai pas l’impression. Seule la décantation du débat démocratique et de l’expérience produira le vocabulaire correspondant aux visées que nous nous fixerons. Dans l’immédiat, nous savons ce que nous récusons et, en gros, ce que nous suggérons, à la place, pour fonder l’architecture du « vivre ensemble » : face aux mécanismes de l’appropriation privée, ceux de l’appropriation sociale ; face aux règles de la concurrence, les vertus de la coopération ; face aux logiques de dépossession et de délégation, les méthodes de l’implication citoyenne. En bref, au coeur de notre parti pris
se trouve une idée simple : dans la modernité contemporaine, le plus raisonnable est de conjuguer l’éthique et l’efficacité au lieu de les opposer, par la concurrence permanente de chacun contre tous. Anticapitaliste, le projet ? Disons plutôt qu’il vise à engager la société mondiale dans un post-capitalisme qui inclut, pour une longue période, à la fois des éléments de marchand (et donc d’appropriation privée) et des germes de non-marchand (la gestion de la sphère publique et l’extension de la gratuité), mais sous dominante publique et non sous dominante privée.