Entre quatre et huit ans, mon expérience des adultes en tant que catégorie sociale avait été modelée par le constat que mes camarades de classe ignoraient tout de l’actualité, qui portait alors sur la couche d’ozone et le siège de Sarajevo, ainsi que par une série d’informations contradictoires sur l’existence du Père Noël. Je pensais vivre entourée de personnes très organisées qui s’étaient consultées pour diffuser un discours cohérent permettant d’entretenir une illusion destinée à policer nos comportements, mais aussi à démontrer leur supériorité intellectuelle et morale. Je croyais les adultes conscients et désolés de ne pas remplir leur part du contrat social qui leur permettait, en échange de leur protection, de décider à notre place de chaque instant de notre vie, et terrorisés à l’idée que nous pourrions nous révolter si nous l’apprenions.

Cette conviction vola en éclats lorsqu’une enseignante nous expliqua que le suffrage universel ne l’était à l’origine pas vraiment, puisqu’il excluait les femmes. Avec le même enthousiasme civilisateur que celles et ceux qui cherchent aujourd’hui à faire repérer aux enfants toutes les inégalités possibles, sauf celles liées à l’âge, elle était très satisfaite de notre indignation. « Et maintenant, avait-elle demandé, est-ce qu’il est vraiment universel, est-ce que tout le monde vote ? » « Oui ! » se sont exclamés mes camarades. « Non, pensais-je, ni moi ni aucun d’entre eux ne vote. C’est un suffrage universel adulte ». « Vous avez raison, conclut l’institutrice. Aujourd’hui, tout le monde vote ». Et à ma stupéfaction, je vis qu’elle le croyait très sincèrement, et que les outils qu’elle s’était appropriés pour penser sa propre domination ne lui étaient d’absolument aucune utilité pour comprendre la nôtre. Les adultes avaient beaucoup plus fort que l’organisation, beaucoup plus imparable que la pensée : ils avaient la foi. Ils n’avaient pas créé le discours qui assurait leur domination mais, comme mes camarades, ils l’avaient reçu et le reproduisaient. D’autres dominations étaient dénoncées, mais la leur existait en silence, faisant d’eux les plus innocents et les plus dangereux des héritiers.

Cet article n’est ni un état de l’art, ni une somme théorique : c’est un appel à questionner la cohérence de la domination adulte, les croyances sur lesquelles elle s’appuie, ainsi qu’une invitation à produire une recherche transdisciplinaire, qui fasse la part belle à la comparaison plutôt qu’au cloisonnement. Pour cela, je veux questionner la notion de vulnérabilité en comparant son impact sur les personnes de classes d’âge diverses, et ainsi montrer que la recherche d’égalité par-delà les âges n’est pas incompatible avec la protection de personnes vulnérables, y compris lorsqu’il s’agit d’enfants.

Enfants et adultes non-autonomes : des usages politiques de la vulnérabilité

L’identité contemporaine des adultes, en particulier dans son opposition aux enfants, s’inscrit dans une longue histoire de la démocratisation[1]. Depuis plus de deux siècles, en France, les revendications portées par divers groupes ont permis d’obtenir davantage d’égalité entre les êtres humains, ainsi que la garantie d’un certain nombre de droits fondamentaux. Des catégories longtemps considérées comme radicalement différentes les unes des autres, et parfois extrêmement inégales entre elles, ont finalement été pensées comme pouvant faire partie d’un même groupe, caractérisé par son plus grand dénominateur commun : l’âge. Dans des pays où la transition démographique était bien amorcée, mobiliser la catégorie des adultes devenait en effet, dans sa définition la plus vaste, un moyen de réunir bien plus d’êtres humains que n’importe quelle autre forme de catégorisation, et offrait une division binaire qui permettait de penser pour l’avenir un monde où les autres formes de discrimination auraient disparu. À mesure que ces groupes obtenaient des droits, les critères présentés comme étant indispensables pour les exercer évoluaient : les droits dont les enfants étaient privés, lorsqu’ils étaient accordés à l’ensemble des adultes, devenaient des droits qui exigeaient des compétences d’adultes[2].

Cette évolution égalitaire permet l’intégration au groupe des adultes d’un nombre de plus en plus important d’individus en vertu de leur âge, notamment les personnes âgées catégorisées comme dépendantes et les personnes en situation de handicap. Dans le même temps, l’idée de vulnérabilité des mineurs est utilisée pour les empêcher d’exercer les droits les plus divers. Pour prolonger les travaux de Tal Piterbraut-Merx sur ce que la politisation de l’enfance fait à la notion de vulnérabilité[3], nous proposons non pas de la tester sur la catégorie des enfants, mais de comparer la situation des mineur·es à celle d’autres personnes dépendantes ou vulnérables. Cela permettra de constater à quel point les discours adultes divergent, non en fonction du degré de vulnérabilité ou de dépendance réelle des personnes, mais en fonction de leur âge.

Lorsqu’il s’agit d’adultes, dépendance, incompétence et vulnérabilité ne sont pas des barrières théoriquement infranchissables pour obtenir des droits ou des aménagements. Ainsi, des évolutions législatives récentes ont permis l’accès à l’allocation adulte handicapé (AAH), indépendamment des ressources du conjoint, pour garantir l’autonomie des personnes en situation de handicap, ou encore l’ouverture du droit de vote à l’ensemble des majeur·es protégé·es, suite à la ratification de la Convention relative aux Droits des Personnes Handicapées, entrée en vigueur en France en 2010. La comparaison entre la CDPH et la Convention internationale des Droits de l’Enfant est d’ailleurs très éclairante de ce point de vue : la première postule que « le handicap résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres »[4]. Si les termes de cette égalité ne sont pas définis, il est admis que le handicap ne saurait être défini sans prendre en compte les barrières extérieures aux personnes. La CDPH souligne les apports des personnes en situation de handicap à leurs communautés et assure de la préoccupation des signataires à lutter contre les « obstacles à leur participation à la société en tant que membres égaux de celle-ci ». Manifestement conscients de ce que « l’égalité avec les autres » – y compris avec les adultes – pourrait impliquer pour les mineur·es en situation de handicap, les rédacteurs de la CDPH ont pris soin de ne leur donner pour ligne d’horizon que « l’égalité avec les autres enfants ». La Convention internationale des Droits de l’Enfant s’inscrit dans une histoire qui a permis des avancées significatives, mais essentiellement dans un souci de protection. Elle ignore les apports des enfants à leurs communautés et justifie par une vulnérabilité naturelle – et non par l’interaction entre des personnes vulnérables et les barrières faisant obstacle à leur intégration – une protection dont l’existence ne saurait être compatible avec un objectif égalitaire. Cela n’est pas seulement dû à l’antériorité de la Convention internationale des Droits de l’Enfant, qui serait ainsi porteuse d’un discours plus ancien. Le récent rapport de la Ciivise[5] – par ailleurs tout à fait remarquable – propose un raisonnement relativement similaire, accordant une large place à une histoire de la protection des enfants par les adultes, sans questionner l’historicité de la notion même d’adulte.

Balançoire accessible aux fauteuils roulants, Sigillo (Italie).
Crédit photo : Albarubescens

On peut ainsi créer des discours justifiant la domination des adultes sur les mineur·es, tout en favorisant une approche égalitaire vis-à-vis de personnes qui peuvent être plus vulnérables ou dépendant·es. Cela se manifeste en particulier dans domaines réservés aux adultes depuis si longtemps qu’ils ont fini par représenter une dimension importante de leur identité. Ainsi, le droit de vote constitue, malgré l’abstention, un signe ritualisé et tangible d’égalité entre des adultes dont les vies sont par ailleurs très différentes. Historiquement, il a été reproché à plusieurs catégories d’adultes de manquer du discernement nécessaire pour voter, notamment les femmes et les personnes racisées, en particulier en situation coloniale. Si l’accès des majeur·es protégé·es au droit de vote a été rendu possible, l’étendre aux mineur·es comme cela est déjà arrivé au cours de l’histoire – certain·e·s mineur·es ont par exemple eu la possibilité de se faire représenter pour voter et même d’être élus aux États-Généraux – semble à l’heure actuelle inenvisageable. Le droit de vote dont dispose désormais automatiquement un·e majeur·e dans le coma est ainsi refusé par les adultes à un·e mineur·e émancipé·e.

Par ailleurs, la loi française interdit aux personnes adultes vulnérables de choisir pour mandataire une personne dont elles seraient dépendantes, comme un tuteur ou un directeur d’établissement, pour éviter des situations d’abus[6]. En ce qui concerne les mineur·es, la concentration des pouvoirs des parents de familles nombreuses, s’ils venaient à obtenir une voix par enfant représenté, a suscité des craintes lors des nombreux débats sur le suffrage familial, qui ont précédé l’accès des femmes majeures à un vote individuel[7]. L’exemple des majeur·es protégés montre pourtant qu’il est possible de faire voter des personnes dépendantes. Le législateur est tout à fait capable d’admettre une dépendance et d’éviter la concentration d’un pouvoir électoral entre les mains de personnes qui aident ou représentent ces mêmes individu.es dépendant·es, ou encore, comme le préconisent la CDPH et certaines associations, leur laisser le libre choix de leur mandataire.

Au-delà de l’expression des droits fondamentaux, la différence de traitement réservé aux personnes considérées comme vulnérables en fonction de leur âge se manifeste aussi dans les aménagements publics. Si l’ensemble des établissements recevant du public doit théoriquement être adapté aux personnes à mobilité réduite – loin d’être effective, l’accessibilité est inscrite dans la loi – les aménagements destinés aux enfants sont essentiellement obligatoires dans les lieux dont ils constituent le public majoritaire, comme les crèches ou les écoles. Les normes de construction peuvent mentionner des dispositifs de sécurité – par exemple sur les prises électriques – mais ne visent pas à favoriser l’autonomie. Parfois, la mise en conformité de l’environnement avec les normes PMR s’accompagne même d’une réduction de l’autonomie des enfants, comme dans les toilettes publiques de Paris, interdites aux moins de dix ans non-accompagnés. Les enfants de moins de treize ans ne pouvant entrer dans un café ou un restaurant sans être accompagnés d’un adulte, leur possibilité d’accéder seuls à des toilettes hors de chez eux est donc très réduite. Les toilettes présentées comme adaptées peuvent elles aussi être problématiques. Par exemple, l’absence de cloisons dans les toilettes des écoles maternelles a des conséquences sur la santé enfantine[8]. 8 enfants d’école primaire sur 10 indiquent les éviter[9].

Ces différences de traitement ne s’expliquent pas par une vulnérabilité enfantine spécifique : ici, le renoncement à l’égalité adulte/enfants ne permet pas aux premiers de protéger les seconds, mais entraîne leur exclusion de l’espace public. Cette exclusion est rendue d’autant plus facile que les adultes français ne connaissent quasiment pas les droits des enfants[10]. Cette ignorance heureuse rejoint en partie la notion de privileged irresponsibility mobilisée par Kari Waerness et Joan Tronto pour penser le care[11]. Cette « irresponsabilité privilégiée » désigne la tendance de personnes issues de groupes dominants à ignorer ou minimiser les conséquences de leurs actions sur les autres, et plus largement les difficultés rencontrées par d’autres groupes, ce qui leur permet de se soustraire à leurs responsabilités sociales et éthiques.

Sébastien Charbonnier rappelle par ailleurs que « l’enfance fut, et demeure, le nœud conceptuel d’une association humiliante politiquement » pour nombre de catégories, notamment des ouvrier·es, des colonisé·es, des femmes [12]. L’intégration au groupe dominant passe souvent par la reproduction des arguments qui ont été – et sont parfois encore – ceux de leur propre domination. Comme l’expliquait à un journaliste une personne en fauteuil soucieuse de son autonomie : « On n’est pas des enfants, on est des êtres humains, on a envie d’être respectés[13] ».

Ce que la domination des enfants dit des croyances des adultes

Tal Piterbraut-Merx concluait ainsi un article invitant à politiser l’enfance pour repenser la notion de vulnérabilité : « Il ne suffit plus d’être méfiante et de nommer les usages problématiques d’une catégorie : si l’on refuse de laisser aux institutions le monopole de la production du sens de ces catégories, il importe de les attaquer sur leur propre terrain et, en bonnes détricoteuses, de défaire en les débusquant ce qui a été produit par elles, et dont la mémoire du processus a été perdue[14] ».

Disons tout d’abord que, comme pour la vulnérabilité, la mémoire du processus de la production du sens de la catégorie adulte n’est pas perdue. Elle attend dans les archives et les sources orales des historien·nes  qui auront le courage de s’en emparer et d’expliciter ses usages problématiques[15].

Politiser l’enfance est une chose, le faire en comparant non les enfants entre eux, mais leur sort à celui d’autres classes d’âge en est une autre. La reconnaissance de la vulnérabilité d’une personne entraîne des conséquences différentes selon les classes d’âges. Les comparer c’est mettre plus aisément le doigt sur la matérialité des rapports d’âge, sur leur diversité, en un mot c’est nommer les inégalités. Pourtant, c’est un choix beaucoup moins courant que pour les rapports sociaux (classe, genre, racialisation). Ce refus de comparer n’est-il pas un renoncement à exiger pour les enfants l’égalité en droits ? En cela, comme l’a souligné Juliette Rennes, c’est bien différent de ce que l’on observe généralement dans l’histoire des rapports de domination[16].

Pour comprendre cette exception, on peut mobiliser les travaux de l’historien de l’Antiquité Paul Veyne, qui se demandait si les Grecs avaient cru à leurs mythes[17]. Il concluait à l’existence de programmes de vérité, une notion qui recoupe partiellement celle de dissonance cognitive chère à la psychologie sociale et qui explique comment, en fonction des contextes et des enjeux, les Grecs mobilisaient ou non certains pans de leurs croyances, et variaient les modalités de leur examen critique. Pour ceux qui réalisaient cet examen, critiquer le mythe pour n’en conserver que les éléments les plus vraisemblables permettait de ne pas renoncer à le rendre absolument incompatible avec la notion de vérité.

Quand on veut comprendre comment fonctionne la domination adulte, il ne faut pas sous-estimer la force avec laquelle on croit aux mythes transmis de génération en génération. La professeure dont j’évoquais en introduction l’indignation ne cherchait pas à nous manipuler : la contradiction qu’il y avait à s’indigner de ce qu’elle reproduisait lui était absolument imperceptible, parce ce que la violence qu’elle reproduisait lui était imperceptible. Elle croyait réellement que le suffrage était universel, tout en étant entourée de personnes – des enfants, mais aussi des étrangers – dont elle savait qu’elles n’avaient pas le droit de vote. Elle savait, et pourtant elle ne voyait pas. La domination adulte n’est donc pas que le résultat d’une analyse dont la conclusion serait que l’égalité serait préjudiciable aux enfants, c’est aussi, et peut-être même surtout, celui d’un aveuglement.

Cet aveuglement se nourrit de la mobilisation de discours et de pratiques reçus et observés depuis l’enfance sur les rapports d’âge, qui sont très divers et dont l’histoire reste largement à écrire. Certains relèvent par exemple de l’explication biologique : l’enfant est immature, irresponsable, incapable, quand l’adulte est mature, responsable, capable. Certaines sources évoquent un contrat social intergénérationnel – si on refuse d’obéir enfant, on n’aura aucune légitimité à prétendre gouverner les siens plus tard – quand d’autres nient les privilèges – la liberté est une illusion, les adultes non plus ne font pas ce qu’ils veulent. Il faut également organiser la société de manière à empêcher d’advenir ce qui est réputé ne pas pouvoir exister, par exemple en interdisant l’inscription des mineurs à des examens tout en maintenant l’idée qu’ils ne pourraient pas les réussir, ou en les contraignant au silence pour que leur argumentation ne déstabilise pas l’adulte qui les domine. Il s’agit aussi de la reproduction d’un silence. Par rapport à la classe, à la racialisation, au genre, le rapport d’âge est moins analysé. Il s’agit enfin du maintien sur la longue durée d’un pouvoir ou d’un sentiment de pouvoir parfois ressenti depuis l’enfance. Dans un monde où les enfants se voient sans cesse ramenés à leur âge (jeux, livres, vêtements, etc.), ils et elles peuvent rapidement exercer une domination âgiste sur les plus jeunes qu’eux. Dans la bouche de leurs parents, de leurs enseignants, et bientôt dans la leur, il faut être un « grand » et surtout pas un « bébé ». Parce qu’il sert l’ordre adulte, ce mépris de classe d’âge peut s’instiller dès la crèche, et se maintenir tout au long de la vie. Si l’âgisme provoque des discriminations imposées à tous les enfants, il leur donne donc aussi la possibilité de discriminer et d’avoir le sentiment à mesure qu’ils vieillissent d’être du côté le plus valorisé, celui des dominants.

L’histoire du suceur de pouce, version anglaise du Struwwelpeter (Pierre l’ébouriffé), Heinrich Hoffmann, vers 1878

Mais cet aveuglement ne peut se maintenir que par l’absence totale de comparaison avec les situations des membres des autres classes d’âge. Ainsi, Bernard Lahire n’hésite pas à écrire que « la dépendance des enfants à l’égard des adultes n’aurait que peu de conséquences sur les enfants si les adultes étaient indistinctement dotés des mêmes propriétés sociales[18] ». Or, des adultes y compris dotés des mêmes propriétés sociales peuvent maltraiter des enfants. Pour reprendre sa distinction de la différence et de l’inégalité, voter vaut mieux que ne pas voter, être rémunéré pour son travail vaut mieux que ne pas être rémunéré pour son travail, ne pas être frappé vaut mieux que d’être frappé. Cette absence de comparaison concerne aussi celles et ceux qui, travaillant sur des adultes, ne réalisent pas que leur sujet touche également des enfants. Il est ainsi possible de démontrer qu’une démocratie dont des catégories entières sont exclues des assemblées n’est pas véritablement représentative, sans jamais énoncer les conséquences de cette même démonstration pour les mineur.es[19].

Ainsi, quand on démontre que d’autres formes de vulnérabilité n’entraînent pas les mêmes conséquences sociales et légales pour l’individu, la cohérence de la domination adulte s’effrite. De la même manière que Paul Veyne observait des Grecs décrypter les oracles selon les modalités qui les arrangeaient le mieux avant la bataille, voire de passer outre, un moyen efficace de questionner le degré de croyance des adultes à certaines convictions âgistes consiste à analyser si et comment elles se maintiennent lorsqu’elles deviennent contraires à leurs intérêts. Si l’âge détermine automatiquement et collectivement l’acquisition de nouveaux droits par les mineurs, seule une décision personnalisée peut limiter les droits d’une personne âgée en perte d’autonomie.

Cependant, le besoin des adultes de se distinguer des enfants entraîne aussi pour eux des conséquences, souvent dramatiques. D’un côté, la présomption de possession des caractéristiques que les adultes revendiquent est très valorisante. Plus les adultes deviennent égaux, moins il leur est nécessaire de défendre leurs compétences entre eux, et plus leur statut d’adulte devient sa propre source de légitimité. Quoiqu’ils et elles fassent réellement et parce qu’en tant qu’adultes, on les présume libres et autonomes, les adultes d’aujourd’hui doivent être traités comme s’ils et elles étaient capables. Il s’agit aussi, quelles que soient les compétences réelles de l’adulte et celles de l’enfant, et quelles que soient leurs actions respectives, qu’ils et elles soient traités différemment. Cependant, celles et ceux qui, tout en étant adultes, ne sont pas suffisamment autonomes pour correspondre à l’idéal qui légitime le pouvoir économique et politique de leur classe d’âge subissent des discriminations d’autant plus difficiles à combattre qu’ils et elles sont réputés disposer de suffisamment d’agentivité pour passer outre. Comme toute catégorie dominante, les adultes ont donc, au nom même de l’âgisme, et à plus forte raison au nom de la méritocratie, leurs propres dominé.es.

De manière générale, chaque rapport social ayant ses spécificités, tâcher d’en comprendre les mécanismes en les comparant les uns aux autres, c’est courir le risque de passer à côté de ce qui est unique. C’est aussi risquer d’invisibiliser la multiplicité et l’imbrication des dominations. Cependant, d’autres enjeux sont à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’enfants. En effet, de nombreux groupes sociaux se sont comparés aux enfants, non pour mettre en avant leurs similitudes, mais leurs différences, cette supériorité venant à l’appui de leurs revendications. Dans le cas des enfants, renoncer à comparer, ce n’est pas mettre en avant les spécificités de la domination adulte, c’est au contraire bien souvent l’invisibiliser tout entière. Bien des adultes renoncent cependant à comparer pour défendre ce qui constitue à leurs yeux l’intérêt des enfants. Ils ont la conviction que c’est en présentant les enfants comme des êtres radicalement différents, dont il faut à tout prix protéger les spécificités, qu’ils susciteront l’intérêt d’autres adultes et en feront ainsi les protecteurs qu’ils ne sont peut-être pas encore, mais dont les enfants ont besoin. Déconstruire l’ordre inégalitaire risquerait de mettre les enfants dans un état de danger imminent, parce que les adultes auraient alors toute latitude pour abuser d’eux. L’un des exemples les plus couramment mobilisés actuellement à l’appui de ce raisonnement est celui du risque pédophile.

Il faut accorder quelques lignes aux débats des années 1970 sur la possibilité d’une abolition de la minorité[20], et en particulier la dépénalisation des rapports sexuels entre majeur·es  et mineur·es . Dans l’après Mai 68, les mineur·es n’ont pas obtenu les droits dont s’emparaient d’autres catégories : impossible pour eux de choisir leurs tuteurs ou de quitter le domicile. Leurs parents pouvaient librement les frapper et s’approprier leurs salaires. Avec ou sans libération sexuelle, c’est dans ce contexte domination persistante qu’il faut replacer ces violences. Rejeter l’analyse des inégalités d’âge au nom du risque pédophile, c’est paradoxalement donner aux pro-pédophiles le pouvoir de décider de la manière dont on doit réfléchir à la question de l’âge. D’autre part, les arguments mobilisés par les auteurs pro-pédophiles, destinés à convaincre l’ensemble de la société, ne sont pas exclusivement égalitaristes ou révolutionnaires. Aux plus conservateurs, ils assuraient la continuité d’une relation éducative devenue totale, et à travers elle le retour aux valeurs antiques. Loin de tous prétendre brouiller les frontières entre enfants et adultes, ils ont aussi vu dans l’enfance une forme d’altérité radicale. Si l’on choisit d’aligner sa pensée par opposition aux discours pro-pédophiles, il faut abandonner non la seule égalité, mais l’ensemble des concepts mobilisés dont, entre autres, l’altérité, la relation éducative ou encore l’amour chrétien. Il convient également, si l’on veut abandonner la notion d’égalité au nom de ses conséquences pour les enfants, de peser les conséquences de l’inégalité, et plus généralement du besoin de distinction des adultes. Ainsi, les très jeunes enfants ont longtemps passé pour ne pas ressentir la douleur et ne pas pouvoir se souvenir. Ces deux croyances ont contribué à en faire des cibles idéales de violences physiques et sexuelles, mais aussi à subir des opérations médicales sans anesthésiants ni analgésiques[21].

Si les motifs qui sous-tendent ce désir de protection des enfants sont tout à fait louables, aucun groupe se percevant comme dominé, y compris parmi ceux qualifiés de vulnérables, ne semble croire ses intérêts mieux défendus par des dominants potentiellement altruistes que par l’égalité en droits. L’image de l’adulte protecteur disparaît lorsqu’on court soi-même le risque d’être à la merci d’un adulte tout-puissant. Là encore, la croyance cède le pas au pragmatisme.

Conclusion

Les adultes ont construit et transmis une identité commune si incroyablement puissante qu’elle en est devenue un impensé. Tout en légitimant leur domination sur les enfants par une dépendance qui rendrait aussi vaine que nocive toute perspective égalitaire, les adultes se sont engagés à garantir aux plus dépendants d’entre eux l’accès à certains droits. Pour ce faire, il aura suffi de mobiliser des arguments différents pour penser la vulnérabilité des uns et des autres, et de ne pas comparer ces arguments entre eux. Avoir pour horizon l’égalité, penser les enfants avec les autres personnes vulnérables et avec les autres catégories d’âge permet non seulement de les protéger, mais aussi de mieux protéger le reste de la société. Il ne s’agit pas nécessairement de demander pour les enfants la même chose que pour d’autres catégories, si tel n’est pas leur intérêt. Il faut cependant tester la cohérence de l’argumentaire par lequel s’organisent les inégalités, pour mettre un terme à celles qui ne sont pas justifiées, et privilégier des solutions plus égalitaires.

[1] Cette question sera développée dans un article sur l’histoire de la notion d’adulte, à paraître dans Concordances.

[2] Cette évolution a par exemple été décrite pour le vote aux USA et au Royaume Uni dans Wall John, Give Children the Vote: On Democratizing Democracy, s.l., Bloomsbury Publishing, 2021.

[3] Tal Piterbraut-Merx, « Enfance et vulnérabilité. Ce que la politisation de l’enfance fait au concept de vulnérabilité », Éducation et socialisation [En ligne], 57 | 2020, mis en ligne le 18 septembre 2020, consulté le 26 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/12317 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.12317

[4] https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-rights-persons-disabilities

[5] CIIVISE, Violences Sexuelles Faites Aux Enfants : « On Vous Croit », 2023, https://www.ciivise.fr/wp-content/uploads/2023/11/VERSION-DEF-SUR-LE-SITE-1611.pdf

[6] Émilie Bertin, « Vote des majeur·es en tutelle : Un dispositif défaillant à la veille des élections », Handirect, 7/4/2022 https://handirect.fr/vote-des-majeur·es-en-tutelle-un-dispositif-defaillant-a-la-veille-des-elections/.

[7] Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, La famille doit voter : le suffrage familial contre le vote individuel, 2005 ; Virginie De Luca Barrusse, « Les femmes et les enfants aussi. Ou le droit d’être représenté par le vote familial », Actes de la recherche en sciences sociales, 2001/5 (n° 140), https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2001-5-page-51.htm

[8] Aymeric Brody, Gladys Chicharro, Lucette Colin et Pascale Garnier, Les « Petits Coins » à l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires, Érès, 2023. On peut consulter une interview de Gladys Chicharro plus précisément dédiée à la maternelle dans Marie Greco, « Toilettes scolaires : un sujet qui ne manque pas d’air ! », https://milan-jeunesse.com/mj/actus/toilettes-scolaires-un-sujet-qui-ne-manque-pas-dair/.

[9] L’enjeu des toilettes à l’école : baromètre parents et enfants – Vague 3, 04/01/2022 https://harris-interactive.fr/opinion_polls/lenjeu-des-toilettes-a-lecole-barometre-parents-et-enfants-vague-3/

[10] Rapport du COFRADE sur l’application de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant en France, 2015, https://www.fondation-enfance.org/wp-content/uploads/2016/10/cofrade_rapport_application_cide.pdf.

[11]   Joan C. Tronto, Caring Democracy. Markets, Equality and Justice, New York, New York University Press, 2013, 228 p.

[12] Sébastien Charbonnier, « Le pouvoir de l’ancienneté : « j’étais là avant », disent les adultes », Mouvements, vol. 115, n° 3, 2023, pp. 26-37.

[13]   Clara Monnoyeur et Maria Aït Ouariane, « J’ai mis des piques sur mon fauteuil pour ne plus qu’on me déplace sans mon consentement », Streetpress, 30/06/2022.

[14]   Tal Piterbraut-Merx, « Enfance et vulnérabilité. Ce que la politisation de l’enfance fait au concept de vulnérabilité », Éducation et socialisation [En ligne], 57 | 2020. URL : http://journals.openedition.org/edso/12317 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.12317 ; Tal Piterbraut-Merx, La Domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant, Editions Blast, 2024.

[15]   Corinne T. Field, The Struggle for Equal Adulthood. Gender, Race, Age, and the Fight for Citizenship in Antebellum America, UNC Press, 2014.

[16]   Juliette Rennes, « Conceptualiser l’âgisme à partir du sexisme et du racisme. Le caractère heuristique d’un cadre d’analyse commun et ses limites », Revue française de science politique, vol. 70, n° 6, 2020, pp. 725-745.

[17]   Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Le Seuil, 1983.

[18]  Bernard Lahire, Enfances de classe, De l’inégalité parmi les enfants, Le Seuil, 2019.

[19] Julia Cagé, Libres et égaux en voix, Fayard, 2020.

[20] Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe– XXIe siècle‪, Fayard, 2014 ; Vincent Romagny (dir.), Politiser l’enfance, 2014.

[21] Rodkey EN, Pillai Riddell R. The infancy of infant pain research: the experimental origins of infant pain denial. J Pain. 2013 Apr;14(4):338-50. doi: 10.1016/j.jpain.2012.12.017. PMID: 23548489.