Pour s’incarner dans un mouvement social puissant capable de mener une guerre de positions à long terme, tout projet anticapitaliste doit se poser la question des ressources matérielles dont il peut disposer. Or depuis les années 1970-1980 aux États-Unis, un secteur dédié au financement de mouvements sociaux progressistes voire radicaux s’est constitué au sein d’un véritable champ philanthropique. Regroupant des organisations de taille variable, de fondations locales à des organisations internationales comme la Ford Foundation ou la fondation Open Societies du milliardaire George Soros, les acteurs philanthropiques représentent aujourd’hui, pour la majorité des organisations de mouvement social états-uniennes, une source de financement aussi incontournable que problématique. Que font les fondations philanthropiques aux projets de transformation sociale ? Comment composer avec leurs tensions et contradictions ? Entretien avec Jasson Perez, militant antiraciste et syndical qui travaille désormais dans un fonds philanthropique.

Mouvements : Est-ce que tu peux commencer par te présenter et parler de ton parcours militant ?

Jasson Perez (J.P.) : J’ai découvert le militantisme grâce à un boulot que j’ai exercé au sein de l’American Civil Liberties Union (ACLU). J’ai obtenu cet emploi alors que j’étais en liberté conditionnelle : c’est mon conseiller en orientation professionnelle, qui travaillait pour un dispositif appelé Jobs for Youth, qui m’a suggéré de postuler à l’ACLU, où il y avait une offre d’emploi pour un poste de secrétaire. Je ne trouvais pas d’autre boulot dans le monde normal, comme les centres d’appel, les supermarchés, ou tous les autres endroits où j’allais : comme j’avais un casier judiciaire, personne ne voulait m’embaucher. L’ACLU a été le premier organisme à me parler de la discrimination en raison du casier judiciaire. Et heureusement, dans leur équipe il y avait un organizer[1], qui travaillait avec les jeunes, parce qu’à l’époque l’organisation essayait de mobiliser les jeunes autour des fouilles de casiers, à l’école. L’idée, c’était qu’une école pouvait simplement fouiller le casier de quelqu’un·e sans le consentement ni la permission des parents, ce que l’ACLU considérait comme une violation des droits civils de ces jeunes. Par ce biais-là, j’ai été mis en contact avec le Southwest Youth Collaborative, dans les quartiers sud de Chicago, qui menait une campagne intitulée Youth First. La plupart des formations que suivaient les participant·es à cette campagne étaient dispensées par le Center for Third World Organizing[2]. C’est comme ça que j’ai découvert le militantisme. J’ai commencé à bosser avec eux, puis avec le Puerto Rican Cultural Center. Mais mon premier boulot d’organizer à plein temps, je l’ai eu quand j’ai été embauché par le Multicultural Youth Project, un regroupement de diverses organisations immigrées d’entraide, intervenant auprès des populations chinoises, bosniennes, et d’autres, dans le nord de Chicago. Et donc je me suis investi dans la lutte contre les fermetures d’établissements scolaires et leur militarisation. Grâce à ça, j’ai été recruté par le syndicat Service Employees International Union Local 73, pour travailler sur l’articulation entre militantisme syndical et militantisme dans les lieux de vie. SEIU Local 73 mettait beaucoup l’accent là-dessus, à ce moment-là. C’est un syndicat du secteur public, dont les membres sont généralement des salarié·s subalternes, et qui sont probablement beaucoup plus nombreux·ses que celles et ceux qu’on va considérer comme étant le personnel principal dans un établissement. Si tu prends les écoles publiques de Chicago, par exemple, la plupart des personnels ne sont pas des enseignant·es. Dans les hôpitaux, ce sera toutes les personnes qui ne sont pas infirmier·es. Je travaillais avec des syndiqué·es du Local 73 autour des problèmes qu’ils et elles rencontraient au quotidien en dehors du lieu de travail, en particulier la privatisation des écoles et les parcs. J’ai travaillé là-bas pendant sept ans environ, jusqu’à ce que fasse une sorte de burnout. Alors je me suis davantage tourné vers le militantisme de mouvement social, vers l’abolitionnisme et la réforme du système pénal. J’ai participé à la création de Black Youth Project 100 (BYP 100)[3], où je me suis investi pendant trois ou quatre ans en tant que co-président national, puis j’en suis parti en 2016. J’ai aussi découvert ce qu’on appelle la recherche de campagne (campaign research) pour l’Action Center on Race and the Economy (Acre). J’ai fini par rejoindre l’organisation Democratic Socialists of America[4] et participé à Dream Defenders[5]. Donc j’ai vu pas mal d’organisations différentes, et aujourd’hui j’essaie de comprendre où on en est, en termes d’offre organisationnelle. Aujourd’hui, ce dans quoi je m’investis le plus en ce moment, c’est United Working Families[6], qui constitue mon point d’ancrage politique. Et cela fait un an environ que je travaille chez Just Impact, un « fonds orienté par les donateur·ices » (donor-advised fund) qui finance principalement l’action de groupes qui sont soit dirigés par ancien·nes détenu·es, soit qui comptent de nombreux·ses ancien·nes détenu·es parmi leurs adhérent·es.

Mouvements : En tant qu’ancien membre et co-président de BYP 100, est-ce que tu peux parler de la trajectoire plus large du Movement for Black Lives et des différents courants qui le composent ? Est-ce qu’il y a eu, à un moment donné, une sensibilité anticapitaliste qui s’est exprimé dans la pratique militante elle-même ?

J.P. : À mon sens, cette sensibilité est là depuis le début. Elle s’est toujours exprimée dans des groupes comme BYP 100, les Dream Defenders, une organisation étudiante comme l’Ohio Student Association, tout ce qui s’est passé autour du collectif Black Visions, parmi certaines antennes locales de Black Lives Matter et beaucoup d’autres groupes au sein de la coalition M4BL. Mais je ne suis pas certain qu’aucun de ces groupes n’ait réussi à traduire cette sensibilité en pratique. Parce que c’est une chose de dire qu’on a ces aspirations et cette vision, voire même cette idéologie, ou de dire qu’on est socialiste, mais c’en est une autre de traduire ça dans une ligne politique, dans un programme, une manière de militer et s’organiser, dans des campagnes précises. En ce sens, je dirais que, même s’ils ne le conçoivent pas en ces termes, la plupart des syndicats ont une stratégie politique et militante beaucoup plus proches de l’anticapitalisme, que beaucoup de groupes qui se disent anticapitalistes, abolitionnistes ou autres – surtout si la majorité de leurs financements viennent de fondations philanthropiques. Dans la plupart des groupes du Movement for Black Lives, je dirais que la majorité des dirigeants identifiés comme anticapitalistes souhaitaient évoluer dans ce sens. Mais nous n’avons tout simplement pas mis en place l’éducation politique, la formation et la stratégie militantes nécessaires pour réellement exploiter cette volonté et la concrétiser. À un moment donné, BYP 100 a essayé d’articuler la lutte pour la justice économique et la justice raciale, en travaillant avec le mouvement syndical d’augmentation du salaire minimum Fight for $15, et d’autres choses de ce genre, mais nous n’avons pas réussi. Nous avions des organizers salarié·es, des organizers de terrain, mais nous n’arrivions pas à mobiliser autant de monde que les syndicats, parce qu’il y a tout un travail militant à faire en amont pour opérer ce changement et approfondir ces liens. Je pense que certaines antennes de BLM ont fait du très bon travail avec Fight for $15 ou d’autres projets de « centres de travailleur·euses » (worker centers)[7]. Mais c’était toujours par à-coups, en travaillant en aval plutôt qu’en amont.

D’après ma formation et mon expérience, dans une perspective militante anticapitaliste, que ce soit explicitement socialiste, communiste, anarchiste, dans le sillage de la Black radical tradition[8] ou autre, il faut mettre en place un dispositif de financement qui ne dépende pas de l’argent des fondations. Dans un monde idéal, il faudrait que la majorité des fonds proviennent d’autres sources que les fondations, qu’il s’agisse des cotisations des membres, de la collecte de fonds auprès des donateur·ices ou d’autres formes de collecte. Mais les organisations du Movement for Black Lives, elles n’avaient personne qui s’occupait d’aller récupérer les cotisations en faisant du porte-à-porte. J’ai un ami qui travaille pour le syndicat de la santé SEIU Healthcare, et une partie de son travail consiste à faire du porte-à-porte et parler des cotisations pour que les gens se syndiquent. Mais dans le Movement for Black Lives, il n’y avait pas trop d’expérience en la matière, ça n’était pas mis sur la table. Tout se concentrait sur des campagnes où on cherchait à mobiliser du monde mais sans réfléchir à l’articulation avec des cotisations, et ce qu’un système d’adhésion et de cotisation pouvait créer en termes de participation démocratique à définir la stratégie et ce qu’est ou n’est pas l’organisation. Ces réflexions, elles n’avaient pas lieu. Est-ce que ça veut dire, du coup, qu’il n’y avait pas de dimension anticapitaliste ? Je dirais que non, mais tout le monde ne sera sans doute pas d’accord.

Mouvements : Quelle est, selon toi, la place qu’occupe l’abolition au sein de la gauche et des mouvements sociaux progressistes aujourd’hui ? Et comment est-ce que tu vois l’articulation entre certaines définitions de l’abolition et l’anticapitalisme ?

J.P. : Je m’identifie comme abolitionniste, plus exactement comme socialiste abolitionniste. Je suis sur la même ligne que celles et ceux pour qui l’abolition, en particulier lorsqu’on l’articule aux luttes anticapitalistes, consiste à refuser de considérer les structures et les institutions de répression (qu’il s’agisse de répression sociale ordinaire autour de la criminalité ou de la répression politique du militantisme), comme une préoccupation d’arrière-garde, qui se résoudrait d’elle-même une fois qu’on aurait traité les problèmes de justice économique et de redistribution. Dans la perspective abolitionniste, ces questions sont centrales. Lorsqu’on est dans une situation d’obsession politique pour l’insécurité et pour le contrôle des populations, qui diffuse en permanence le message selon lequel on aura la belle vie une fois qu’il n’y aura plus de délinquance, cela produit une politique réactionnaire – et on observe d’ailleurs que l’impérialisme produit une politique similaire. Si on croit à l’articulation entre réforme et révolution, c’est-à-dire qu’on ne bascule pas du jour au lendemain dans une situation révolutionnaire, alors il faut avoir une certaine conception de l’abolition. Les gens adorent citer le modèle norvégien en exemple, or il existait en Norvège un mouvement d’abolition pénale fonctionnel et opérationnel loin d’être une cause secondaire. C’est pour ça qu’aujourd’hui les détenu·es peuvent voter. Dès que l’on cède du terrain sur ces questions-là, c’est par là que le projet politique commence à se décomposer. Je suis d’accord avec les gens autour de Leo Panitch et Sam Gindin, pour qui les institutions de la social-démocratie et de l’État providence n’étaient pas assez démocratiques mais produisaient en réalité des formes de contrôle social. Mais la réflexion abolitionniste va plus loin : non seulement il faut démocratiser ces institutions, mais il faut penser en amont aux effets d’une politique sécuritaire, obnubilée par la lutte contre l’insécurité sur ce genre de projet social-démocrate, qui a été récemment ravivé par quelqu’un comme le dirigeant syndical Shawn Fain et le mouvement de réforme au sein du syndicat de l’automobile United Auto Workers.

En ce qui concerne les abolitionnistes, leurs pratiques militantes et leurs formes d’organisation collective, je pense qu’un grand nombre d’entre elles et eux sont très doué·es pour organiser des campagnes. Un très bon exemple de cela, c’est la campagne qui a abouti au Pre-Trial Fairness Act, qui en septembre 2023 a fait de l’Illinois le premier État du pays à abroger les cautions en liquide[9] (cash bail). Cette campagne a réussi à rassembler des institutions établies, comme le People’s Lobby, voire des élu·es, comme le sénateur Robert Peters, et la Coalition to End Money Bond, dont l’orientation politique est bien plus clairement anarchiste, anti-État. Pareil pour le travail d’Interrupting Criminalization, qui s’est constitué autour des militantes abolitionnistes Andrea Ritchie et Mariame Kaba[10]. Ceci étant dit, je pense qu’il manque au mouvement abolitionniste un cadre équivalent à ce qu’était l’Internationale pour le mouvement socialiste et communiste, qui non seulement partait du principe d’autofinancement de l’activité militante (donc pas de dépendance aux fondations philanthropiques), mais rendait possible le débat démocratique et la délibération sur la ligne politique à suivre, à travers la structuration de tendances, par exemple. Aujourd’hui, le mouvement abolitionniste n’a pas d’espaces de débat où pourraient se confronter les divergences entre abolitionnistes marxistes et abolitionnistes anarchistes ou autres, parce qu’il rejette ces formes d’organisation, la forme-parti, entendue dans un sens large. Or je continue à penser que c’est un instrument dont nous avons besoin. Et que nous avons besoin de tendances politiques organisées. Une partie du problème de l’abolitionnisme, c’est qu’il s’agit d’un courant idéologique qui a émergé aux États-Unis au moment où la gauche abandonnait son ancrage dans des partis politiques et des syndicats autofinancés pour aller vers des pratiques de community organizing et des organisations de mouvement social, à la fin des années 1970. Pour ces raisons, le mouvement abolitionniste ne sait pas comment interagir avec les organisations politiques et les syndicats.

Mouvements : Est-ce que tu peux expliquer en quoi consiste ton travail chez Just Impact, et ce que fait Just Impact de manière générale ?

J.P. : Just Impact est une organisation nationale dont l’activité principale consiste à financer des organisations qui luttent contre l’incarcération de masse. Les deux grands volets de son action sont, d’une part, le financement d’initiatives militantes visant à faire sortir les gens des prisons, et d’autre part l’élimination des politiques relatives à ce que nous considérons comme une discrimination en raison du casier judiciaire et des politiques de détention provisoire. Nous avons donc contribué à financer le Chicago Community Bond Fund, qui jusqu’au passage du Pre-Trial Fairness Act prenait en charge les cautions en liquide[11] (cash bail) des personnes arrêtées par la police. Mais nous avons aussi financé des organisations locales de Chicago comme Southsiders Organized for Unity and Liberation (SOUL) ou le People’s Lobby, qui participaient à la Coalition to End Money Bond. Just Impact a également participé à financer l’organisation d’un référendum sur la discrimination en raison du casier judiciaire en Floride, autour des questions de droit de vote des ancien·nes détenu·es notamment. C’est pour ça que, au moment où je te parle, je suis à Los Angeles, car il y a une campagne en cours pour s’opposer à un projet de construction d’un nouveau centre de détention. Just Impact travaille avec des organisations comme Free Hearts, Silicon Valley De-Bug, le National Council of Incarcerated Women autour de la notion de défense participative.

Mon travail quotidien consiste à parler à militant·es qui sont généralement des organizers salarié·es, des ancien·nes détenu·es, tout le spectre allant de l’abolitionnisme à la décarcération, en me concentrant sur la dimension organisationnelle : quelles sont les stratégies mises en place, quels sont leurs besoins en termes de ressources ? Un gros enjeu, c’est de pousser les gens vers l’idée que, pour gagner ces campagnes, il faut élargir le « nous » au nom duquel on parle[12]. Ça correspond au militantisme auquel j’ai été formé, en ayant grandi dans l’Illinois, dans lequel on met l’accent sur les modèles traditionnels de community organizing, on cherche à développer les liens avec les syndicats, et on tente de construire un modèle d’organisation politique indépendante en se rapprochant d’organisations comme le Working Families Party[13] ou DSA. Un autre enjeu de mon travail, c’est d’essayer d’amener les militant·es à réfléchir à des dispositifs de financement abondés par des donateurs et des systèmes de cotisations. La philosophie sous-jacente, c’est ce qu’on appelle la philanthropie basée sur la confiance (trust-based philanthropy), où on donne de l’argent mais sans s’immiscer dans la manière dont il doit être dépensé. Ce qui est différent de l’approche de quelqu’un comme le militant Gary Delgado, pour qui il était nécessaire d’avoir les idées claires sur ce qu’on pouvait attendre de la philanthropie et sur sa politique de financement, sans quoi elle pencherait soit vers la prestation de services, ce qui était leur principale préoccupation à l’époque de Delgado, soit vers des choses comme Obama for America, c’est-à-dire un projet progressiste géré par des professionnel·les qui mobilise en surface mais ne repose sur aucune base sociale. Mon boulot consiste à amener les organisations qu’on finance à intégrer qu’il existe des principes de base du militantisme qui doivent être mis en pratique, pour qu’on ne finance pas uniquement des campagnes de plaidoyer sur différentes causes, avec des porte-parole qui s’expriment bien et disent plein de choses justes, mais sans base sociale derrière.

Mouvements : Est-ce que tu peux revenir sur cette notion de « philanthropie basée sur la confiance » ?

J.P. : C’est tout mignon ! Plus sérieusement, c’est une notion très à la mode en ce moment. De manière générale, quand des fondations comme la fondation Ford ou Rockefeller t’accordent des subventions, elles veulent que tu atteignes toutes sortes d’objectifs quantifiés et que tu fasses tout un tas de choses. La philanthropie basée sur la confiance répond en partie à cela. J’ai l’impression que c’est un discours qui vient de fondations pour la justice sociale, comme le Woods Fund à Chicago, qui disent : « Nous ne finançons pas la prestation de services. Nous finançons des organisations qui créent du rapport de forces. » La manière dont on m’a expliqué cette idée, et ce que j’ai vu depuis un an, c’est qu’on va considérer que les vrai·es expert·es, ce sont les gens « sur le terrain », ce qui désigne en fait les salarié·es des différentes organisations à but non lucratif qui œuvrent au changement social. La philanthropie basée sur la confiance renvoie également à l’idée selon laquelle la philanthropie est une forme de redistribution – alors que ce n’est évidemment pas le cas. C’est juste de l’allocation de ressources selon des termes capitalistes. Mais des deux côtés, du côté de la philanthropie et des organisations financées, on affirme que si, il s’agit d’une redistribution, que nous sommes des porte-parole populaires. Je ne connais pas toute l’histoire de la genèse de ce terme, mais quand j’en ai entendu parler, j’ai été choqué. À mon avis, il s’agit d’essayer de trouver une solution à la situation où, bien souvent, les personnes qui travaillent dans la philanthropie et financent l’action collective n’ont pas nécessairement beaucoup d’expérience militante, ou alors ont une expérience militante qui n’est ni ancrée dans le militantisme syndical ni dans les pratiques de community organizing. Les personnes qui travaillent dans des fondations ou des fonds comme celui dans lequel je travaille, ou celles qui font de la collecte de fonds du côté des organisations militantes, comme les directeur·ices et les directeur·ices du développement, entretiennent un rapport bizarre avec l’ensemble de l’infrastructure philanthropique, plein d’angoisse. En effet, ce ne sont pas les organizers, que ce soit le ou la director of organizing ou les lead organizers qui se posent des questions sur les sommes d’argent nécessaires pour mener telle action. L’idée que ce que doivent faire les organisations militantes, c’est de la justice sociale, de la justice raciale, cela produit beaucoup de réflexions qui ne sont pas nécessairement fondées sur le travail militant de construction d’organisations avec un vrai ancrage populaire qui soient capables de militer dans les quartiers ou d’organiser un mouvement social de masse ou de construire des organisations politiques indépendantes, comme ce que fait le Working Families Party.

Mouvements : À la lumière de ton expérience aussi bien du côté militant que maintenant du côté philanthropique, qu’est-ce que tu penses de cette affirmation formulée il y a une vingtaine d’années par le collectif INCITE ! selon lequel « la révolution ne sera pas financée » ? Comment est-ce que tu l’actualiserais, vingt ans plus tard ?

J.P. : Avant de travailler pour Just Impact, je ne me rendais pas compte de la bulle militante dans laquelle j’étais, à Chicago, en termes de manières de militer. Même au sein de BYP. Le jour où on a discuté de mettre en place un système de cotisations, assez vite tout le monde a dû en payer. On avait quelques principes de base, comme le fait de se dire que si la majorité de ton argent vient de fondations philanthropiques, il faut quand même essayer d’avoir une base de cotisations et une base de donateur·ices. Ou pour lever des fonds, tu peux organiser une soirée. Ou le fait que c’est essentiel d’être physiquement présent dans le quartier où on milite, que tout ne se réduit pas aux fondations. Mais maintenant que je suis passé de l’autre côté, la bulle, je la vois, et je suis choqué. Le seul horizon du pensable, c’est les fondations philanthropiques. Les organisations militantes ne pensent même pas à se mettre en lien avec tel groupe religieux, tel syndicat, ou tel autre collectif populaire. Jusqu’à ce que je travaille pour Just Impact, je ne pensais pas que c’était la norme. L’autre chose que j’ai apprise, c’est que lorsqu’on divise le gâteau du financement pour le changement social, le plaidoyer, le travail juridique, les rapports de recherche, tout cela représente vraiment beaucoup plus d’argent que tout ce qu’on appelle action collective (organizing). La part de l’action collective, ce n’est qu’une infime partie du gâteau. C’est généralement moins de 10 % du total des dons. Et ce n’est pas juste le cas dans les grandes fondations, mais aussi dans les plus petites structures, comme Just Impact.

Là où je ne suis pas totalement d’accord avec l’idée que « la révolution ne sera pas financée », c’est qu’elle contredit ce à quoi j’ai été formé en tant qu’organizer, à savoir qu’il faut toujours se demander comment on finance nos activités et d’où vient l’argent, même quand ça concerne un autre pan de l’activité militante. Lorsque je travaillais à SEIU Local 73, par exemple, il y avait des luttes internes sur le montant des fonds alloués à l’organizing. Est-ce que c’est 20%, 30% du budget ? Des gens disaient : « on ne peut pas donner autant d’argent aux représentant·es syndicaux·les ». Mais ce n’était pas seulement des discussions sur la gestion du budget, ni des discussions entre syndicalistes expérimenté·es auxquelles les syndiqué·es de base ne participeraient pas. Il y avait des débats intenses entre les permanent·es et les syndiqué·es. Dans les réunions d’adhérent·es, par exemple – et c’est un vrai argument – des syndiqué·es disaient : « Ce que je veux, c’est pas qu’on vienne me parler des putain de problèmes que j’ai au quotidien, je les connais ! Je veux plus de gens qui traitent les doléances individuelles des syndiqué·es. » Ce sont des discussions qu’on ne retrouve pas dans les groupes de community organizing, par contre. Ce n’est pas en ces termes qu’on discute ces questions. Mais dans ma formation, on m’a toujours appris qu’il fallait constamment avoir les enjeux de financement en tête, car ça a des effets sur les priorités de campagne ou sur les effectifs de salarié·es. Et ça ne recouvre pas uniquement les gens à plein temps, mais aussi les syndiqué·es qui occupent des mandats et des responsabilités, ou qui ont des décharges syndicales. Pour moi, l’idée que « la révolution ne sera pas financée » rejette une part trop importante des échecs militants et des problèmes au sein des groupes militants sur le dos des fondations philanthropiques. Or mon expérience dans le mouvement syndical m’a montré qu’on retrouvait les débats autour du fonctionnement bureaucratique, même si les syndicats sont intégralement auto-financés, qu’on retrouvait les mêmes enjeux de cooptation. Pensons au fait que l’AFL-CIO, la principale fédération syndicale aux États-Unis, finançait des actions contre Hugo Chávez, par exemple. Je ne veux pas dire que les fondations philanthropiques et le « complexe industrialo-non lucratif » n’ont pas eu d’impact, car elles en ont certainement eu un, et continuent d’en avoir. La manière dont j’actualiserais cette affirmation, ce serait en disant qu’aujourd’hui la philanthropie a beaucoup plus d’influence sur la manière dont on conçoit le militantisme et l’action collective.

Mouvements : Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

J.P. : Peut-être que je suis dans une bulle, là encore, mais quand on regarde l’époque de Saul Alinsky, puis ses successeurs à la tête de l’Industrial Areas Foundation, quand on regarde Gary Delgado et ses analyses sur la croissance des centres de formation, ou quand on regarde du côté de la gauche trotskiste et du Nouveau mouvement communiste des années 1970-1980 (des institutions comme les éditions Haymarket Books, la conférence Socialism, le Labor Community Strategy Center à Los Angeles), toutes ces initiatives étaient celles qui définissaient ce qu’est ou n’est pas le militantisme. Bien sûr, quand Gary Delgado écrit Beyond the Politics of Place : New Directions in Community Organizing in the 1990s en 1994, au départ c’est un rapport commandé par la Fondation Ford. Mais Delgado a une longue expérience militante, il sait de quoi il parle. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que si je donnais ce document à lire à des gens de la philanthropie, ils et elles en comprendraient pas toutes les références ; mais si je le donnais à un groupe de militant·es, professionnel·les ou bénévoles, ils et elles verraient où Delgado veut en venir. Aujourd’hui, quand tu vas sur l’un de ces sites internet qui parlent de militantisme, c’est à des années lumières de ce qu’écrit un Delgado ! Ce n’est pas écrit pour des organizers ou des organizing directors ou pour des responsables syndicaux·les qui réfléchiraient à l’allocation des ressources budgétaires du syndicat. Le public visé, ce sont les donateur·ices. Peut-être que je suis bête, mais quand je lis ce genre de textes, je suis complètement perdu. En général, je n’ai pas l’impression d’être si bête que ça, alors je me dis que si je ne comprends pas, c’est que je ne suis certainement pas le public visé. Quand Gary Delgado ou Jane McAlevey[14] écrivent un texte, je sens que je suis leur public. Là, non. La plupart des acteur·ices de la philanthropie ne cherchent pas le prochain Gary Delgado ou le prochain Saul Alinsky. Ce qu’ils et elles veulent, c’est plutôt des figures qui incarnent les différentes causes du moment. « Nous sommes dans un moment Black Lives Matter, qui est-ce qui peut représenter ça le mieux ? » « Nous sommes dans un moment féministe, avec la Women’s March, comment est-ce qu’on fait pour trouver la bonne personne ? « Nous sommes dans un moment de luttes pour l’augmentation du salaire minimum, quel·le travailleur·euse peut incarner ça ? » Mais le projet politique sous-jacent de Black Lives Matter, ou de la Women’s March ou de Fight for $15, ce n’est pas ça qui les intéresse, ni les militant·es qui portent ces campagnes, ni même le fait de mettre tout le monde autour d’une même table pour avancer ensemble.

Mouvements : Comment penses-tu que les mouvements sociaux et les militant·es peuvent et devraient interagir avec les financeur·es, et inversement, s’ils et elles veulent tendre vers quelque chose comme un projet ou une stratégie anticapitaliste ?

J.P. : Non seulement, comme le rappelle INCITE !, la révolution ne sera pas financée par la philanthropie, mais je ne suis même pas convaincu que les mesures réformistes seront financées par la philanthropie. Pour répondre à ta question, il me semble qu’il faut un projet politique dont une part importante de l’équipe dirigeante, tant au niveau des adhérent·es que des salarié·es, appartienne à des organisations politiques de gauche qui ne sont pas financées par des fondations philanthropiques. Comme par exemple DSA, un réseau anarchiste, ou des réseaux comme Unity and Struggle ou Left Roots. La plupart des pratiques militantes qu’on considère comme sacrées, efficaces, ou autres, sont enracinées dans des formations politiques de gauche. Et ces appartenances multiples, elles doivent être là dès le début, et pas s’ajouter après-coup.

L’autre enjeu crucial, c’est de se financer par les cotisations des adhérent·es. Presque toutes les organisations socialistes que je rencontre se financent par ce biais-là, ou alors elles ont identifié un certain nombre de donateur·ices qui sont également socialistes. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment se dire abolitionniste si l’on reçoit la majorité de son argent de fondations philanthropiques. Si tu veux faire du travail militant, même dans une perspective politique assez molle, comme ce que faisait Alinsky, ou Ed Chambers lorsqu’il a pris la relève à la tête de l’Industrial Areas Foundation, ou la fédération ACORN, c’est essentiel d’être financé·e par un système de cotisations. C’est quelque chose que défendait Ed Chambers, et on ne peut pas dire que c’était un radical ! Ce qui veut dire qu’il faut réfléchir à la structuration interne et au travail militant, pas juste aux campagnes sur des thèmes précis ou au nombre d’adhérent·es : il faut se demander comment faire pour que l’organisation soit dirigée par ses membres, puis financée par ses membres, ou par des donateur·ices. Et dans ce dernier cas, pas uniquement des donateur·ices riches, mais aussi des habitant·es des quartiers ou territoires dans lesquels on milite. L’angoisse autour des ressources nécessaires pour financer l’activité militante ou l’embauche de permanent·es, je la comprends tout à fait, mais du coup cela fait perdre de vue le fait qu’en acceptant de jouer le jeu des fondations philanthropiques, on diminue l’intensité de son action militante, sa capacité et sa volonté à prendre des risques. Il faut forcément collecter des fonds et trouver des financements, d’une manière ou d’une autre. Mais si c’est de l’argent qui sert à mobiliser davantage des adhérent·es, ou de l’argent qui sert à financer le recrutement de nouvelles personnes qui vont s’investir peut-être pas en tant qu’adhérent·es mais en faisant des dons, alors cela contribuera, à mon sens, à consolider le projet militant, tandis que l’autre voie, qui consiste à se tourner directement vers les fondations, ça néolibéralise le projet d’une toute autre manière.

La revue Dissent a publié un article écrit par Nina Luo[15] en juin 2023 dans lequel elle explique que la gauche doit s’interroger sérieusement sur les manières de mobiliser l’argent, et pourquoi les financeur·es devraient être considéré·es comme des camarades. Je pense qu’elle a raison sur certains points, mais son analyse pose également problème. Si on prend quelqu’un comme Stanley Levinson, par exemple, qui était un proche conseiller de Martin Luther King et qui a levé beaucoup de fonds pour lui, il était membre du Parti communiste. Il devait rendre des comptes à cette organisation, et participer à sa vie interne. Et cela poserait problème que d’un coup les luttes populaires soient envahies par des membres de la classe d’encadrement et des bourgeois·es ! Quel que soit le stade du capitalisme dans lequel on se trouve, il y a eu cette étrange bifurcation, ce séparatisme social où ces gens ont disparu des organisations ouvrières Je ne sais pas si c’est l’œuf ou la poule, mais les fondations sont assez allergiques à l’idée de rejoindre des cadres collectifs, et de gauche qui plus est, où il faut rendre des comptes, où on n’agit pas dans son coin, où on suit la ligne qui a été décidée collectivement. Elles détestent ça. Ce qu’elles aiment, c’est être dans une salle de réunion isolée du bordel des réalités politiques quotidiennes d’où on peut pontifier tranquillement.

 

[1] Aux États-Unis aujourd’hui, la catégorie organizer désigne un rôle militant, souvent salarié à plein temps, qui consiste à prendre en charge la conception et le suivi de campagnes et à recruter et former de nouveaux et nouvelles adhérent·es.

[2] Centre de formation au community organizing créé dans les années 1980 par le militant Gary Delgado dans l’objectif de placer la question antiraciste au cœur des pratiques et de l’orientation idéologique du community organizing.

[3] Créé en 2004 par la politiste Cathy Cohen à la frontière entre champ universitaire et militantisme, le Black Youth Project organise en juillet 2013 un séminaire à Chicago rassemblant une centaine de jeunes Noir·es âgé·es de 18 à 35 ans, au moment même où George Zimmerman était acquitté du meurtre de Trayvon Martin survenu un an plus tôt. Voir l’entretien avec Donna Murch, « Généalogies politiques, contradictions et horizons du mouvement Black Lives Matter », Mouvements, n° 110-111, 2022, p. 133-144.

[4] Fondée en 1982, l’organisation Democratic Socialists of America est aujourd’hui la principale organisation de gauche socialiste états-unienne, comptant environ 100 000 membres. Voir l’entretien avec Micah Uetricht, « La renaissance du mouvement socialiste ou d’un mouvement socialiste », Mouvements, n° 110-111, 2022, p. 122-132.

[5] Dream Defenders est une organisation antiraciste fondée en 2012 en Floride suite au meurtre de Trayvon Martin par George Zimmerman. Voir l’entretien avec Donna Murch, ibid.

[6] Créée en 2014 à Chicago, cette organisation politique de gauche indépendante du Parti démocrate rassemble, dans un modèle hybride, des syndicats, des associations de quartier (community organizations), et des adhérent·es individuel·les.

[7] Les worker centers sont des organisations à but non lucratif qui se sont fortement développées depuis les années 1990 et qui cherchent à mobiliser les travailleur·es de secteurs peu voire pas syndiqués, souvent racisé·es, autour de la reconnaissance et la défense de leurs droits. Contrairement aux syndicats, ils ne peuvent les représenter dans la négociation de conventions collectives. Voir Sébastien Chauvin, « Le worker center et ses spectres : les conditions d’une mobilisation collective des travailleurs précaires à Chicago », Sociologies pratiques, n° 15, vol. 2, 2007, p. 41-54.

[8] Courant de pensée et tradition politique théorisée dans les années 1980 par le philosophe marxiste noir Cedric Robinson. Voir Marxisme noir : La genèse de la tradition noire radicale, Genève, éditions Entremonde, 2023 [1983].

[9] Dans le système pénal étatsunien, toute personne arrêtée par la police peut être libérée sous caution en attendant d’être jugée. Ce sont les juges qui fixent le montant des cautions. Si les prévenu·es ne peuvent pas s’acquitter du montant de leur caution en liquide ou ne peuvent pas faire appel à des « garant·es de caution judiciaire » privé·es, appelé·es bondsmen, ils et elles sont détenu·es de manière provisoire jusqu’à leur procès, soit des mois voire des années.

[10] Pour un aperçu du travail de Mariame Kaba, voir par exemple En attendant qu’on se libère, Marseille, éditions Hors d’atteinte, 2023.

[11] Dans le système pénal étatsunien, toute personne arrêtée par la police peut être libérée sous caution en attendant d’être jugée. Ce sont les juges qui fixent le montant des cautions. Si les prévenu·es ne peuvent pas s’acquitter du montant de leur caution en liquide ou ne peuvent pas faire appel à des « garant·es de caution judiciaire » privé·es, appelé·es bondsmen, ils et elles sont détenu·es de manière provisoire jusqu’à leur procès, soit des mois voire des années.

[12] À ce sujet voir également la table-ronde avec Adrien Roux, sur l’éco-syndicalisme.

[13] Créé en 1998 dans l’État de New York autour de certains syndicats et de la fédération nationale de community organizing ACORN pour infléchir l’orientation du Parti démocrate vers la gauche. Il est aujourd’hui présent dans une quinzaine d’États. Il n’a toutefois pas de liens avec United Working Families de Chicago.

[14] Ancienne community organizer et syndicaliste, formatrice syndicale et consultante, Jane McAlevey est l’autrice de plusieurs ouvrages largement diffusés dans les milieux militants appelant le mouvement syndical étatsunien à renouer avec un travail de terrain, de syndicalisation et d’implantation dans les classes populaires.

[15] Ancienne collaboratrice de l’élue au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez, Nina Luo est la directrice politique adjointe du New York Working Families Party. Elle est également membre de l’organisation Resource Generation, qui cherche à mobiliser de jeunes gens riches (18-35 ans) qui, selon le site internet de l’organisation, « veulent s’engager pour une distribution équitable de la richesse, des terres et du pouvoir ».